Un juge rendra ce mercredi une décision lourde de conséquences pour les artisans présents et passés de Groupe Capitales Médias (GCM). D’un côté, il y a l’espoir de relancer les quotidiens régionaux et de maintenir des emplois. De l’autre, il y a l’appréhension de 950 retraités, qui risquent de perdre le tiers de leurs rentes.
Diane Fortin essaie de croire au miracle parce que, dit-elle, « des fois, les miracles, ça arrive ». Elle est entrée au Soleil en 1971 et elle a une boule dans la gorge quand elle pense aux prestations qu’elle pourrait perdre en raison de la faillite de GCM. Son conjoint, Henri Rhéaume, lui aussi un ex du Soleil, voit son sommeil grugé par l’anxiété.
Henri et Diane, c’est un couple dont la retraite est en suspens. Un couple dont le bien-être vacille depuis l’annonce de la faillite de GCM au mois d’août. « Il y a des répercussions sur le fric, c’est sûr, mais sur la santé… » commence Henri Rhéaume, avant de s’arrêter pour ravaler des larmes.
L’ex-infographe de 73 ans s’alarme quand il pense à la manière dont il écoulera ses vieux jours. « On a tous des obligations financières, on va-tu arriver ? » demande-t-il. « La maison de retraite s’en vient. Sans être pessimiste, on va-tu être capable de se rendre là ? C’est le point d’interrogation. Il nous passe toutes sortes d’idées par la tête… »
Le 11 décembre, Henri et Diane faisaient partie des 200 retraités de GCM qui sont montés à bord d’autocars pour se rendre à Montréal et manifester devant les bureaux de Power Corporation. La société a autrefois été propriétaire des six quotidiens qui ont été cédés, en mars 2015, à GCM et à son propriétaire Martin Cauchon, qui a quitté ses fonctions lors de la faillite du 19 août.
Dans la foulée, les 950 retraités qui avaient des régimes à prestations déterminées se sont fait dire qu’ils perdraient le tiers de leur rente.
« On a eu les réunions avec le syndic, l’actuaire, il n’y avait rien à comprendre et c’était final, il n’y avait rien à faire. Ils donnent des explications dans des termes… c’est un peu la langue de bois. Ils se comprennent entre eux autres », déplore Rachel Thériault, 77 ans.
L’ex-commis de bureau a fait ses propres calculs. Elle estime que ses prestations passeront à 700 $ par mois. Après 24 ans de travail au Soleil.
Devant le Centre de commerce mondial de Montréal, elle a accompagné ses collègues, qui ont sorti leurs pancartes et qui ont crié. « Desmarais, j’ai honte pour vous. » « Cauchon et Gagnon ont pris le pognon. »
L’histoire se répète
Dans la foule se trouvait Ginette Noël, 77 ans. Et Léonce Gaudreault, 85 ans. Sans oublier Paul Bélanger, Gaëtan et André Simard, partis du Saguenay aux aurores. Ou encore Myriam Paquette, qui n’avait presque pas dormi de la nuit, « trop énervée ».
Il y avait aussi Yvon Vallerand et sa femme Francine Laplante. Il a 84 ans et elle en a 77. Elle travaillait autrefois chez Sears, et ses chèques de pension ont été amputés du tiers à partir de l’an dernier, en raison de la faillite de la chaîne de magasins. Yvon et Francine, c’est un autre couple dont la retraite est en suspens.
Eux ne croient pas aux miracles.
« Ma raison est faite, on va avoir 30 % [de moins] », affirme Yvon Vallerand.
« [Chez Sears], on a eu beaucoup de réunions comme ça, avec les patrons. Combien on en a eu ? [Combien de fois on s’est fait dire] “oh, ça va s’arranger” ? Ça ne donne absolument rien », renchérit Francine Laplante. Il perdra le tiers de ses prestations, qui s’élèvent à 16 000 $ par année. Elle est retournée travailler « chez La Baie, dans les bijoux », parce que ses prestations ne sont plus que de 160 $ par mois.
Le couple ne croit pas aux miracles, mais il croit à la vertu de la solidarité : Mme Laplante a utilisé son unique journée de congé pour aller manifester à Montréal, tandis que M. Vallerand a renoncé à sa partie de quilles pour y aller.
« Je me suis dit : ça n’a quasiment pas de bon sens de laisser tomber la gang. J’ai dit : eille, j’y vais ! »
Naissance des coopératives
Dans les bureaux des six quotidiens qui ont autrefois appartenu à Gesca — Le Soleil, La Voix de l’Est, La Tribune, Le Nouvelliste, Le Droit, Le Quotidien et Le Progrès —, les employés actuels aussi ont fait un sacrifice financier. Ils retiendront 5 % de leurs salaires, pendant cinq ans, pour financer les coopératives qu’ils ont mises sur pied pour relancer leurs médias en faillite.
Ils ont cherché du financement, recueilli des dons, monté des plans d’affaires. Le projet de coopérative prévoit la fermeture d’une imprimerie, un gel de salaire pour deux ans et la terminaison des régimes de retraite à prestations déterminées de 950 retraités, et de 300 employés également.
Mais surtout, il prévoit la création — advenant l’approbation du juge ce mercredi — d’un modèle de travail inédit.
« On a des devoirs à faire, on a l’obligation d’être de bons élèves, parce que tout le monde nous regarde », déclare Jean-François Néron, journaliste tout juste élu président du conseil d’administration de la coopérative du Soleil.
Au cours des derniers mois, ses collègues et lui ont vécu un cours accéléré sur le modèle coopératif, loin de la gestion « verticale » et plus opaque à laquelle les artisans de GCM ont été habitués.
« Les cadres, les travailleurs, on oublie nos rancunes du passé », dit-il. Au CA de la coopérative, il a été élu président, tandis que sa collègue Valérie Gaudreau a été choisie comme vice-présidente. Mais dans la salle, il est journaliste et relève de la rédactrice en chef… qui est cette même Valérie Gaudreau.
La fin de la culture du secret
Finie, la « culture du secret », celle-là même qui a entouré, entre autres, la transaction au cours de laquelle Gesca a cédé ses journaux à Martin Cauchon, sur la base de négociations qui sont demeurées confidentielles.
Mais attention, avertit Jean-François Néron : « Ce n’est pas parce que c’est une coop que c’est un monde de licornes et de petits papillons ! »
« C’est une business qui doit atteindre la rentabilité et qui doit avoir comme premier souci la qualité de l’information qu’on livre aux lecteurs », rappelle-t-il. Le plan d’affaires de la coopérative implique une diversification des revenus, un virage numérique et l’atteinte de la rentabilité d’ici « deux ou trois ans », promet-il.
Dans sa rencontre avec Le Devoir, Jean-François Néron est enthousiaste ; fébrile à l’idée de tester le nouveau modèle qu’il a contribué à bâtir. Dans la salle autour de lui, les journalistes au plus haut échelon salarial gagnent 78 900 $ par année. S’ils sont restés, et s’ils ont renoncé à une partie de leurs salaires, c’est parce qu’ils y croient.
« Il y a 2,5 % de taux de chômage à Québec. […] Demain matin, on pourrait aller se chercher une job, 10 ou 15 % plus payante, parce que ça fait 10 ans que je n’ai pas eu d’augmentation de salaire, lance le journaliste. Mais si on est encore là, c’est parce qu’on croit au produit qu’on fait. »
Martin Cauchon n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue.