Ce n’est pas parce que c’est drôle qu’il ne faut pas s’y intéresser avec sérieux. L’arrivée en politique d’humoristes — comme Guy Nantel qui s’est lancé dans la course à la direction du Parti québécois (PQ) la semaine dernière — vient ébranler le cadre traditionnel de la représentation démocratique en plaçant désormais un clown au même échelon que l’élite politique sur le marchepied du pouvoir.
Toutefois, ici comme ailleurs dans le monde, c’est aussi le désenchantement de l’électorat, la perte en légitimité des politiciens de carrière ou encore le culte de la célébrité lié à la numérisation de nos rapports sociaux que ces candidatures étonnantes finissent par raconter sur le présent, estiment une poignée d’universitaires. Sans pour autant donner l’envie d’en rire.
« La problématique du bouffon égaré en politique est généralement la plus accommodante » pour appréhender la question, dit à l’autre bout du fil Marie Duret-Pujol, spécialiste en études théâtrales à l’Université de Bordeaux Montaigne, en France.
Coluche a été un pionnier dans le domaine, mais son geste n’a jamais été analysé sérieusement, ajoute l’auteure, en 2018, d’un essai sur l’histoire de la candidature de l’humoriste à la présidentielle française de 1981.
« Ces personnes qui font de la politique sans penser politique, qui ont des parcours atypiques ou qui ne sont pas passées par des partis, amènent des questionnements qui détonent et qui remettent en question la manière légitime dont il faut regarder le monde. C’est aussi par elles que se dessinent les fractures entre les gens au pouvoir et les autres. »
Les humoristes peuvent plaire parce qu’ils ne mâchent pas leurs mots. Mais par la suite, ils vont devoir également survivre dans un milieu qu’ils décrivent comme absurde.
Fractures à l’origine d’un cynisme ou d’un absentéisme qui semble vouloir orienter la trajectoire aujourd’hui.
Le phénomène n’est pas nouveau. Il tend toutefois à se multiplier un peu partout dans le monde. Au cours des dernières années, une succession d’humoristes sont effectivement arrivés au pouvoir dans la foulée de candidatures qui, après en avoir laissé plusieurs sans mots, ont réussi malgré tout à faire le plein de voix.
C’est le cas de Volodymyr Zelensky, figure de la scène humoristique ukrainienne et héros d’une comédie télévisée populaire, qui est devenu l’an dernier président de son pays.
Son dernier rôle au côté du président américain, Donald Trump, dans un épisode alliant intimidation, abus de pouvoir et destitution manquée n’était toutefois pas celui qu’il espérait pour le début de sa présidence.
En Italie, en 2018, l’agitateur et comédien comique Beppe Grillo a également troublé l’échiquier politique du pays en conduisant le Mouvement 5 étoiles, qu’il a cofondé, à la tête d’un gouvernement de coalition. Depuis 2013, ce parti ni de droite ni de gauche promettait une démocratie plus directe. Il s’était emparé des villes de Rome et de Turin. Au départ.
Au Guatemala, Jimmy Morales vient de quitter le pouvoir en janvier après avoir été élu à la tête du pays en 2015. Le comédien spécialisé dans la comédie grand public avait fait cette promesse durant sa campagne : « Pendant 20 ans, je les ai fait rire. Je leur promets que, si je deviens président, je ne les ferai pas pleurer. »
Parenthèse : sa présidence a été entachée par des affaires de corruption et par un rapport d’Amnesty International qui, l’an dernier, s’inquiétait du harcèlement à l’égard des défenseurs des droits civiques tout comme de la détérioration de la liberté d’expression.
L’art de la mise en scène
« Il est de bon ton, aujourd’hui, pour des personnes célèbres, de se présenter en politique, résume la politicologue Isabelle Gusse, de l’UQAM. Ce n’est pas étonnant. Dans les dernières décennies, les politiciens se sont entourés de communicateurs qui leur ont mis des mots dans la bouche, qui les ont placés dans une forme de mise en scène du discours politique et de mise en spectacle de leur personnalité. Il n’est donc pas surprenant de voir des gens dont le métier est de jouer décider d’entrer désormais dans le jeu de la politique spectacle. »
Bien que cette exploitation de la notoriété à des fins politiques ait connu des cycles variés au fil des ans — au début du siècle dernier, les riches hommes d’affaires, propriétaires de journaux et autres notables de l’Amérique inc. s’exposaient aussi au jugement des urnes —, elle dispose désormais d’un nouvel espace de communication pour s’épanouir.
« Ce n’est pas l’humour qui est réellement en cause ici, estime le spécialiste en communication politique et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éducation aux médias et droits de la personne, Normand Landry. C’est le statut de la personnalité publique qui cherche à transformer une notoriété en capital politique et qui dispose désormais d’outils puissants pour le faire facilement. »
L’universitaire souligne entre autres les liens intimes tissés aujourd’hui par les vedettes et leur public sur les réseaux sociaux. Liens qui permettent désormais de s’adresser aux foules sans avoir à passer par les médias traditionnels, qui sont ordinairement les espaces de validation de la légitimité d’une candidature. Ou de sa destruction.
« Quand la candidature de Coluche a commencé à devenir sérieuse [les sondages lui accordant plus de 16 % des suffrages], les médias ont commencé à le descendre », dit Marie Duret-Pujol. Un traitement que la modernité peut déjouer.
« Les réseaux numériques permettent de transformer une base de fans en force de frappe politique, dit M. Landry. Ils permettent aussi de transposer de manière directe une relation de proximité en mobilisation pour la défense d’un programme politique », et ce, bien souvent en imposant ces candidats de la rupture, lesquels, paradoxalement, savent tout aussi bien cultiver l’illusion pour se faire élire.
« Le climat actuel dans les nations démocratiques, avec le désenchantement qui l’habite, est propice aux relations de connivence avec la célébrité », dit Mme Gusse, mais également avec des politiciens laissant croire qu’ils n’ont pas peur de nommer les choses pour se distinguer d’une élite qui, elle, fait désormais face à la méfiance, au mieux, et à l’opprobre, au pire.
« Les humoristes peuvent plaire parce qu’ils ne mâchent pas leurs mots. Mais par la suite, ils vont devoir également survivre dans un milieu qu’ils décrivent comme absurde. »
Promettre sans décevoir
À Turin et à Rome, quatre ans après l’arrivée au pouvoir du Mouvement 5 étoiles, c’est surtout la désillusion qui règne aujourd’hui, particulièrement dans les quartiers populaires, où les attentes étaient élevées après les promesses de changement et d’amélioration.
À l’inverse, à Reykjavik, en Islande, où l’humoriste Jón Gnarr est devenu maire entre 2010 et 2014, cette déception ne s’est pas exprimée. « Les humoristes n’ont pas le monopole de la désillusion en politique, dit Marie Duret-Pujol. Les politiciens de carrière aussi peuvent décevoir en ne tenant pas leurs promesses. »
« Avec ces humoristes, parfois le show est bon, parfois il ne l’est plus », ajoute Isabelle Gusse.
Particulièrement quand la superficialité de la démarche finit par prendre le dessus sur le reste.
« La superficialité est devenue le danger de notre époque, affirme Normand Landry. Aujourd’hui, les phrases courtes qui frappent, qui choquent, qui stupéfient et mobilisent ont pris le dessus sur les messages plus complexes et les idées qui nécessitent plus de temps pour être comprises. »
Un environnement dont profitent les candidatures atypiques, comme celles des humoristes, mais également celles d’anciennes vedettes de la téléréalité. « Cela exige désormais une plus grande sophistication de la part de l’électeur pour distinguer le travail de communication de la maîtrise réelle des enjeux de fond. [...] Nous sommes entrés dans une époque où la machinerie de persuasion et de séduction doit plus que jamais être déconstruite et “problématisée”, car elle occupe une place importante dans nos processus politiques. »
Ce qu’un humoriste, en entrant en politique, peut finalement aider aussi à voir.
Une version précédente de ce texte, qui indiquait que Coluche a été candidat à la présidentielle française de 1980 (plutôt que 1981), a été modifiée.