En 1963, l’assassinat de Kennedy a déclenché une vague sans précédent de théories du complot, et pour cause : les conclusions de la Commission Warren ne résistent pas à l’examen. Cela étant posé, qui a tué Kennedy et surtout, pourquoi est-il si important de le savoir ? La théorie du complot la plus populaire donne peut-être un début de réponse. Si, comme elle l’affirme, Kennedy a été tué par un coup monté de ses propres services intérieurs, cela signifie, ni plus ni moins, que les noms et obédiences politiques des présidents successifs des USA n’ont aucune importance : la Maison-Blanche n’est qu’une façade et le président des USA, un VRP de luxe. L’État profond est aux manettes du pays depuis, et comme nous le verrons plus bas avec l’exemple du sénateur Chuck Schumer, sans avoir besoin de tuer de nouveau (pour autant qu’il l’ait jamais fait), mais uniquement par la peur qu’il inspire à Washington.
Pour le moment, et en attendant une hypothétique déclassification future du dossier Kennedy (prévue initialement pour octobre 2017 et reportée à avril 2018 sur demande de la CIA à Trump, mais que l’agence peut encore demander à repousser à une date ultérieure à ce moment), la parole est à Ray McGovern, un célèbre analyste de haut rang de la CIA retraité pour qui l’identité des assassins de JFK ne fait pas le moindre doute. Mais même de la part de ce vénérable expert du renseignement, si respecté soit-il dans le milieu du journalisme d’investigation, la prudence oblige à dire que sa réponse reste dans le domaine de la spéculation. Et la question reste donc posée : pourquoi la CIA n’a-t-elle pas tout déclassifié sur le président Kennedy en octobre dernier, comme elle en avait le devoir ? Pourquoi ce délai supplémentaire qui aggrave les doutes de la population et discrédite encore plus le pouvoir américain ?
Note : pour bien comprendre l’importance de l’opération de la Baie des Cochons à laquelle Ray McGovern se réfère à plusieurs reprises, lire sur ce blog USA-Cuba 1961 : la débâcle de la Baie des Cochons.
Par Ray McGovern
Paru sur Consortium News sous le titre The Deep State’s JFK Triumph Over Trump
Al’été 1963, un officiel de haut rang du directorat des opérations de la CIA a tenu un discours violent contre le président Kennedy devant notre classe de recrues junior. Il accusait JFK, entre autres, de couardise parce qu’il refusait d’envoyer les forces armées des USA pour un sauvetage des rebelles cubains capturés par les forces de Castro au cours de l’invasion de la Baie des Cochons organisée par la CIA, et que ce faisant, il perdait sa dernière chance de renverser le leader communiste de Cuba.
Il semblait plus qu’étonnant qu’un officiel de la CIA s’autorise une critique aussi vitriolique d’une président en exercice au cours d’une séance d’apprentissage de futurs chefs de la CIA. Je me souviens avoir pensé, « Ce type est un malade ; il tuerait Kennedy s’il le pouvait. »
Notre conférencier invité ressemblait beaucoup à E. Howard Hunt, mais plus d’un demi-siècle plus tard, je ne suis pas sûr que c’était bien lui. Nos notes prises lors de ces séances d’apprentissage/endoctrinement étaient classifiées et conservées sous clé.
A la fin de notre stage, nous autres jeunes officiels de haut rang de l’Agence devions faire un choix entre le directorat pour y faire des analyses ou le directorat des opérations, qui dirige des réseaux d’espions et organise des changements de régime. (A ce moment, nous appelions ce processus renverser des gouvernements).
J’ai choisi le directorat des analyses, et une fois intégré dans le nouveau quartier général de Langley, en Virginie, j’ai trouvé bizarre que des tourniquets comme ceux du métro empêchent les analystes de passer du côté des « opérations », et vice-versa. A dire vrai, nous n’avons jamais été une famille unie.
Je ne peux pas parler pour mes confrères analystes du début des années 60, mais il ne m’est jamais venu à l’esprit que les agents, de l’autre côté des tourniquets, pouvaient être capables d’assassiner un président – le président même dont le défi, faire quelque chose de bon pour le pays, avait précisément amené bon nombre d’entre nous à Washington. Mais, sauf si un courageux lanceur d’alerte comme Ellsberg, Snowden ou Manning émerge, je ne m’attends pas à vivre assez longtemps pour apprendre qui a orchestré et mené à terme l’assassinat de JFK.
Et pourtant, en un sens, ce qui s’est produit ou non semble moins important que les deux principales leçons à retenir : 1) Si un président peut faire face aux pressions intenses des élites au pouvoir et se tourner vers la paix avec des pays perçus comme ennemis, alors le redressement des USA est possible. [NdT, selon l’une des théories principales, JFK aurait été tué parce qu’il souhaitait mettre fin à la Guerre froide]. 2) Nous avons d’amples indications selon lesquelles c’était une exécution d’État contre un président qui voulait apporter la paix. Bien qu’aucun président post-Kennedy ne puisse ignorer cette cruelle réalité, il reste possible qu’un futur président doté de la vision et du courage de JFK puisse prévaloir – en particulier aujourd’hui, au moment où l’empire américain se désintègre et où le mécontentement populaire gronde.
J’espère être encore là en avril 2018 prochain, après l’extension du délai accordé par Trump à la CIA pour les déclassifications. Mais – sauf intervention d’un lanceur d’alerte audacieux – je ne serais en aucune façon surpris de voir, en avril, un gros titre du Washington Post semblable à celui que nous avons vu le 27 octobre dernier : « Dossiers assassinat de JFK : Les promesses de révélations stoppées par la CIA et le FBI ».
Le nouveau délai est en lui-même une info importante
On pourrait penser que presque 54 ans après le meurtre de Kennedy dans les rues de Dallas – et alors qu’ils savent depuis un quart de siècle à quelle date ils étaient censés déclassifier les dossiers JFK – la CIA et le FBI n’auraient pas dû avoir besoin d’un délai de six mois supplémentaires pour décider des secrets qu’il faut continuer à cacher.
Ce qui a été publié le 26 octobre n’était qu’une infime partie de ce qui est sous clé depuis des décennies dans les Archives nationales. Pour comprendre pourquoi, il suffit de connaître une tradition politique américaine vieille de 70 ans qui pourrait s’appeler « la peur des barbouzes ».
Que la CIA et le FBI soient encore en train de trier ce que nous sommes autorisés à savoir sur le meurtre de JFK peut sembler inhabituel, mais il y a de nombreux précédents. Après l’assassinat de JFK, le 22 novembre 1963, le très bien introduit Allen Dulles [NdT : directeur de la CIA de 1953 à 1961], que Kennedy avait licencié après le fiasco de la Baie des Cochons, s’était fait appointer à la Commission Warren et avait pris la tête de l’enquête sur le meurtre du président.
En devenant de facto chef de la Commission, Dulles était parfaitement placé pour se protéger, ainsi que ses associés, si l’un des enquêteurs s’était avisé de demander si Dulles et la CIA avaient joué un rôle quelconque dans le meurtre de Kennedy. Quand des journalistes d’esprit hardi succombaient à cette tentation, ils étaient immédiatement étiquetés – vous l’aurez deviné – « théoriciens du complot ».
C’est pourquoi la grande question reste posée : est-ce qu’Allen Dulles et d’autres agents de la CIA ont eu une part de responsabilité dans l’assassinat de Kennedy et de son camouflage subséquent ? Pour moi comme pour d’autres enquêteurs plus experts, la meilleure dissection des éléments du meurtre se trouve dans le livre de James Douglass de 2008, JFK and the Unspeakable: Why He Died and Why It Matters. (traduit en français, « JFK et l’Indicible – Pourquoi Kennedy a été assassiné », éditions Demi-Lune, 2013)
Après avoir mis à jour et trié les éléments, et en menant encore plus d’interviews, Douglass conclut que la réponse à la grande question est Oui. Lire le livre de Douglass [NdT : Aujourd’hui considéré comme le meilleur livre sur l’affaire Kennedy, malheureusement non traduit en français] peut aider à comprendre pourquoi autant de dossiers sont encore interdits de publication, même sous forme expurgée, et pourquoi, de fait, nous ne serons probablement jamais autorisés à les lire dans leur intégralité.
Truman : La CIA est-elle un Frankenstein ?
Quand Kennedy a été assassiné, l’ex-président Harry Truman, comme beaucoup d’autres, a dû penser qu’Allen Dulles, qui avait été sèchement remercié, et ses associés avaient pu conspirer pour se débarrasser d’un président qu’ils considéraient trop indulgent envers le communisme – et trop méprisant envers l’État profond de l’époque. Sans même parler de leur désir de revanche après la réponse de Kennedy au fiasco de la Baie des Cochons. (Mettre Allen Dulles et d’autres têtes d’affiche de la CIA à la porte comme des malpropres ne se faisait tout simplement pas.)
Un mois exactement après que Kennedy ait été tué, le Washington Post a publié une tribune d’Harry Truman intitulée « Limitez le rôle de la CIA aux renseignements ». La première phrase en était : « Je pense qu’il est nécessaire de réévaluer les buts et les opérations de notre Agence centrale de renseignements ».
Étrangement, la tribune n’est parue que sur la version matinale du 22 décembre 1963 du Post. Elle a été retirée des éditions suivantes du même jour et, alors qu’elle avait été écrite par le président même qui avait créé la CIA en 1947, cette tribune, qui n’était que trop pertinente, a été ignorée par tous les autres médias grand public.
Truman pensait clairement que la CIA était partie dans ce qu’il considérait comme une direction inquiétante. Il avait commencé sa tribune en soulignant « la raison originelle pour laquelle j’ai considéré qu’il était nécessaire de monter cette agence… et ce que j’en attendais. » Elle allait être « chargée de collationner tous les rapports de renseignements de toutes les sources possibles, et de me fournir tous ces rapports, à moi le président, sans « traitement des informations » ou interprétations du Département d’État. »
Truman était ensuite rapidement passé à l’un des points qui le dérangeaient le plus. Il avait écrit, « La chose la plus importante était de se protéger de la possibilité, pour l’agence, d’utiliser les renseignements dont elle disposait pour influencer le président ou l’amener à prendre des mauvaises décisions. »
Il n’est pas difficile d’interpréter cela comme une référence à l’un des premiers directeurs de la CIA, Allen Dulles, et à la façon dont il avait tenté d’amener le président Kennedy à envoyer des forces armées pour sauver le groupe d’envahisseurs qui avait débarqué sur la plage de la Baie des Cochons en avril 1961, sans la moindre chance de succès si les forces aériennes et terrestres des USA n’intervenaient pas. La souricière préparée par la CIA pour le président novice Kennedy avait été étayée par des « analyses » optimistes selon lesquelles cette micro- intervention sur une plage allait mener à un soulèvement populaire contre Fidel Castro.
Vautrés dans l’auge de la Baie des Cochons
L’icône majeure de l’élite Allen Dulles s’était offusqué des questionnements du jeune président Kennedy, dès le début de son mandat, au sujet des plans de la Baie des Cochons de la CIA, qui avaient démarré sous le président Dwight Eisenhower. Quand Kennedy a fait clairement comprendre à Dulles qu’il n’autoriserait pas l’envoi de forces armées américaines, ce dernier avait entrepris, avec une totale confiance en lui, de ne pas donner au président d’autre choix que l’envoi de troupes américaines à la rescousse des anti-castristes qui se préparaient à débarquer à Cuba.
Des notes manuscrites de Dulles tachées de café ont été découvertes après son décès et rapportées par l’historien Lucien S. Vandenbroucke. Dans ces notes, Dulles écrivait que, « Au moment critique », Kennedy serait forcé par « les réalités de la situation » d’autoriser le soutien militaire nécessaire « plutôt que de laisser l’entreprise échouer ».
« L’entreprise » dont Dulles avait dit qu’elle ne pouvait pas rater était, bien sûr, le renversement de Fidel Castro. Après avoir monté diverses opérations pour assassiner Castro, cette fois, Dulles se proposait d’obtenir la tête de cet homme, sans s’inquiéter de la réaction possible – et potentiellement explosive – des mécènes de Castro à Moscou. (L’année suivante, les Soviétiques ont installé des missiles nucléaires à Cuba, une force de dissuasion contre une agression future possible des USA, ce qui avait mené à la Crise des missiles.)
En 1961, l’imprudent Comité des chefs d’état-major interarmées, que le Secrétaire d’État adjoint de l’époque, George Ball a plus tard décrit comme « un cloaque de mensonges », se réjouissait à l’idée de se confronter à l’Union Soviétique et de lui donner, au moins, un oeil au beurre noir. (on peut encore sentir les remugles de ce cloaque dans nombre des documents dernièrement déclassifiés.)
Mais Kennedy s’en était tenu mordicus à sa position. Quelques mois après l’invasion avortée de Cuba – et son refus d’envoyer l’armée à la rescousse des anti-castristes – Kennedy mettait Dulles et ses co-conspirateurs à la porte, et déclarait vouloir « déchirer la CIA en mille morceaux et les jeter au vent ». De toute évidence, l’indignation était mutuelle. [NdT, une question reste posée : pourquoi Kennedy a-t-il maintenu l’opération ? Le monde entier était au courant de ses préparatifs, y compris la presse des USA, elle n’avait donc plus rien de « secrète » et ce seul fait aurait fourni un argument-massue à Kennedy pour tout arrêter.]
Quand le livre JFK and the Unspeakable: Why He Died and Why It Matters est sorti, les médias grand public ont eu une réaction allergique et n’en ont quasiment pas parlé. On peut parier, toutefois, sur le fait qu’Obama s’en est vu remettre un exemplaire, et que cela ait compté pour quelque chose dans sa déférence systématique – voire sa timidité – envers la CIA.
Est-ce que la peur de l’État profond était l’une des principales raisons pour lesquelles Obama s’est cru obligé de laisser les bourreaux, kidnappeurs et matons de la CIA appointés par Bush/Cheney en place, en instruisant son premier directeur de la CIA, Leon Panetta, de devenir l’avocat de la CIA plutôt que d’en prendre les commandes ? Est-ce la raison pour laquelle il ne pensait pas pouvoir débarquer son directeur du renseignement national, le maladroit et fourbe James Clapper, qui avait dû s’excuser auprès du Congrès de lui avoir donné des informations « clairement erronées » en mars 2013 ? Est-ce que la peur d’Obama explique qu’il ait autorisé le directeur d’alors de la NSA, Keith Alexander, et ses confrères du FBI à continuer d’induire en erreur le peuple américain, alors même que les documents fuités par Snowden démontraient qu’ils mentaient – et Clapper avec eux – sur les activités de surveillance du gouvernement ?
L’État profond aujourd’hui
De nombreux Américains se raccrochent à la conviction confortable selon laquelle l’État profond est une fiction, du moins dans une « démocratie » comme les USA. Les références aux pouvoirs des agences de sécurité et autres bureaucraties-clés ont été essentiellement bannies des médias grand public, que de nombreux autres Américains ne considèrent plus comme autre chose qu’un appendice supplémentaire de l’État profond.
Mais occasionnellement, la réalité de la façon dont le pouvoir fonctionne émerge à travers une remarque irréfléchie émise par l’un ou l’autre des personnages de Washington DC, quelqu’un comme le sénateur démocrate Chuck Schumer, chef de la minorité du Sénat avec 36 ans d’expérience au Congrès. En tant que chef de la minorité du Sénat, il est aussi, d’office, membre du Senate Intelligence Committee, une commission permanente du Congrès censée superviser les agences de renseignement des USA.
Au cours d’une interview avec Rachel Maddows, de MSNBC, le 3 janvier 2017, Schumer a expliqué avec nonchalance les dangers qui guettaient Trump s’il continuait à « s’en prendre à la communauté du renseignement ». Schumer et elle étaient en pleine discussion sur les tweets de Trump contre les renseignements américains et les « hackeurs russes » que Maddows et Schumer traitent tous deux comme des faits établis).
Schumer avait dit, « Laissez moi vous dire, vous vous en prenez une seule fois aux officiels des services de renseignements, ils ont six moyens de se venger de vous. Donc, même pour un businessman censément aguerri, il est vraiment idiot de faire ça ».
Trois jours après cette interview, les chefs des renseignements d’Obama ont publié une « évaluation » dénuée de preuves selon laquelle le Kremlin avait monté une opération secrète dans le but de donner la présidence à Trump, déclenchant un « scandale » qui a déstabilisé le nouvel arrivant de la Maison-Blanche. Et ce 30 octobre dernier, le procureur affecté au Russiagate Robert Mueller a mis en accusation le directeur de campagne de Trump, Paul Manafort, sur des chefs de blanchiment d’argent, d’évasion fiscale et de lobbying au bénéfice de pays étrangers, apparemment dans l’espoir de trouver des moyens d’incriminer Trump.
De sorte que le président Trump a acquis assez d’expérience pour avoir compris comme le jeu est joué et les « six façons » de la communauté du renseignement de « se venger de vous ». Il semble aujourd’hui aussi intimidé que l’était Obama.
La complaisance gênée de Trump pour les atermoiements de dernière minute de la CIA quant à la déclassification des dossiers JFK n’est que le signe le plus récent de sa soumission à ce que les Soviétiques appelaient « les organes de la sécurité d’État ».
Ray McGovern est un officiel retraité de la CIA devenu activiste politique. De 1963 à 1990, il était analyste à la CIA, et dans les années 1980, il a présidé aux National Intelligence Estimates (les évaluations officielles regroupant les avis de la communauté du renseignement des USA, un bureau placé sous l’autorité du Directeur du renseignement national). Il rédigeait le résumé du jour pour le président. Après sa retraite, il a fondé la très respectée association VIPS, Veteran Intelligence Professionals For Sanity (les professionnels du renseignement vétérans pour le bon sens), qui regroupe des retraités des services de renseignement civils et militaires.
Traduction et note d’introduction Entelekheia