En 1967, Jérôme Grynpas, un professeur de philosophie et actif journaliste (et éditeur) de gauche écrivait ces lignes prophétiques:
«Il n'est pas évident du tout qu'un développement dans le sens de la supranationalité et, à plus lointaine échéance, de la " mondialisation " de l'institution étatique soit pour l'heure tellement souhaitable. En effet, si le mode de vie démocratique ne trouve pas, entre-temps, le moyen de se revigorer, les super-États qui naîtraient accroîtraient encore les vices actuels de la vie politique. Ces nations-continents (ou cette nation-planète) seraient gouvernés par des équipes totalement soustraites au contrôle démocratique et protégés par la complexité encore plus terrifiante de ses rouages. D'une façon plus générale, on peut se demander si une universalisation qui aurait éliminé toute confrontation, toute émulation ne supprimerait pas, ipso facto, la dynamique même du progrès tant moral que matériel. Quand on parle de confrontation, il ne faut pas traduire cela par guerre. Quand on rejette - du moins dans l'état présent des choses - l'idée de mations-continents ou de nation-planète, cela ne signifie nullement le retour aux vieux antagonismes nationaux. On se contente de croire, pour les raisons exposées plus haut, que la dynamique du progrès sera mieux préservée si coexistent des entités nationales dont la diversité laissera libre cours à plus d'expériences, tout en limitant chaque fois ce qu'elles auraient d'excessif si elles avaient de trop vastes espaces pour s'implanter.»
Né juste après la Deuxième guerre mondiale en Wallonie, même si j'étais sensible aux critiques faites par de Gaulle à l'Europe, je ne pouvais qu'être européen. Il m'est difficile de ne plus l'être, dans la mesure où l'Europe conditionne de plus en plus la vie de tout un continent. Cela même si j'aurais voté contre le Traité constitutionnel européen en 2005.
Je suis quand même sensible à ce texte que m'a fait parvenir Andrée Ferretti
Mais pour rester dans la réflexion théorique (sans doute plus urgente que jamais), je voudrais faire une autre citation dont l'ancienneté ne met nullement en cause la pertinence:
«L’idée du droit des gens suppose la séparation de beaucoup d’États voisins, indépendants les uns des autres, et bien qu’une condition de ce genre constitue déjà en soi un état de guerre( si toutefois une union confédérative ne prévient pas l’ouverture des hostilités), cette condition vaut mieux néanmoins, suivant l’idée rationnelle, que la fusion de ces États opérée par une puissance qui l’emportant sur toutes les autres, se transforme en une monarchie universelle ; les lois, en effet, à mesure que le gouvernement acquiert de l’extension, perdent toujours plus de leur force, et un despotisme sans âme, tombe après avoir extirpé les germes de bien, finalement dans l’anarchie. C’est pourtant le désir de tout État (ou de son souverain) de parvenir de cette manière à une paix durable, c’est-à-dire en gouvernant, si possible, toute la terre. La nature cependant veut qu’il en soit autrement. Elle utilise deux procédés pour empêcher la fusion des peuples et pour les séparer, à savoir, la diversité des langues et des religions. Cette diversité entraîne, il est vrai, avec elle, le penchant à des haines réciproques et des prétextes de guerre, mais conduit d’autre part, avec les progrès de la civilisation et le rapprochement graduel des hommes vers une harmonie de plus en plus grande dans les principes, et une entente dans un état de paix, qui n’est point produit et garanti comme le précédent despotisme (sur la tombe de la liberté) par l’affaiblissement de toutes les forces, mais au contraire, par leur équilibre et l’émulation la plus vive.» (2)
Kant aimait aussi se servir de cette image pour illustrer sa théorie d'une paix perpétuelle ne faisant pas disparaître les nations (mais la guerre). Il remarquait que les arbres poussent haut et droit lorsqu'ils ont à se disputer l'air et la lumière. Mais qu'un arbre isolé se rabougrit, car il n'a pas à lutter dans sa solitude, ce qui pourrait être le destin d'un Etat mondial.
Voilà deux citations et une simple réflexion en faveur de la diversité des nations et les nations.
Je ne me sens pas le courage de remettre en cause le principe européen et, par ailleurs, j'aperçois les difficultés - en vérité l'impossibilité totale pour le moment - de remettre en cause l'Europe. Ce qui ne veut pas dire que l'on ne peut pas espérer cette refonte radicale. Et qu'elle ne s'impose pas, car l'Europe unit des Etats qui perdent leur souveraineté non pas en fonction d'un but commun auquel ils auraient consentis, mais parce que l'organisation européenne et le néolibéralisme, conjugués, ne les font échapper à la guerre et à la servitude étrangère, que pour les replonger dans la servitude à l'égard des «marchés» et dans la guerre commerciale.
Avec comme conséquence notamment le fait que la part des revenus des salariés se rétracte en proportion, à tel point qu'on en revient au 19e siècle (voir le tableau et l'ajout du 31 janvier 2011).
***
(1) Jérôme Grynpas, La philosophie, Marabout, Verviers, 1967, p. 287.
(2) Emmanuel Kant, Zum ewigen Frieden, Berlin, 1795.
traduction française de Jean Gibelin, Projet de la paix perpétuelle, Vrin, Paris 1992
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1 commentaire
Archives de Vigile Répondre
3 avril 2011Merci pour ces deux citations. M. Grynpas et Emmanuel Kant expriment clairement ce que je ressens devant la création de ces grands ensembles politico-économiques et des pertes de souveraineté qui en découlent pour les différents pays, donc pour les citoyens qui les composent. Il faut débattre davantage de cette question, elle est pertinente et relève de l'urgence.