Des paroles et des images dans la séduction politique

Notes sur les rhétoriques politique et médiatique

Médias - information, concentration, reproduction

« Ce que le public réclame, c'est l'image de la passion,

non la passion elle-même »

Roland Barthes, Mythologies


La parole appartient à l’ordre du discours. Jamais neutre, elle vise à
informer et à convaincre. Sa maîtrise en démocratie est décisive puisque le
pouvoir, en ce régime, ne s’acquiert pas par la force, l’argent ou la
noblesse, mais par le partage et l’influence de la parole en Assemblée. La
meilleure cause est vaine en démocratie si le discours qui la défend ne
parvient pas à convaincre les personnes qui votent. Même si les médias
(radio, télévision, Internet) jouent un rôle clef dans les sociétés
complexes, le démocratie contemporaine n’échappe pas, nous le verrons, à
ces principes de base.
Ce texte s’intéresse au rôle de la parole et à la fabrication de l’image
en politique. Il présuppose que la parole a en elle-même des outils pour
convaincre, que la conviction se produit par les mots et l’image projetée
par la personne qui parle, et que ces images peuvent être ensuite relayées
par les médias de masse. Qu’on l'accepte ou non, la politique est
essentiellement un travail de séduction : il consiste à séduire les
électeurs afin de transformer les ennemis en amis. La politique ne dit pas,
cependant, que la parole est le seul moyen de convaincre les autres, loin
de là.
Des arguments vers la persuasion
Pour convaincre les électeurs, il convient de formuler des arguments.
Ceux-ci doivent être simples, clairs, justifier la cause et forcer
l’adhésion. L’argumentaire toutefois, aussi logique soit-il, a des limites
car il exige une analyse soutenue que les citoyens, qui sont des
travailleurs d’abord et avant tout, n’ont pas le temps d’effectuer au
quotidien. Si le but des mots choisis est de rejoindre le public et de
marquer son imaginaire, alors les meilleurs politiciens verront à limiter
l’argumentaire et à le compléter par des figures de styles et des images
suggestives, question de gagner du temps et de ne pas exiger des électeurs
ce qu’ils ne sont pas en mesure de fournir. Comme dit d’ailleurs le vieux
dicton, « une image vaut mille mots ».

Possibilités et limites de la parole
La parole politique sera efficace si elle repose sur des enthymèmes,
c’est-à-dire des raisonnements pratiques. Elle évitera les démonstrations
et cherchera, par des formules brèves, à marquer l’esprit. Le politicien
habile cependant incarnera sa parole et sa cause dans toute sa personnalité
afin de convaincre totalement. Ici, nous remarquerons que le style naturel
est parfois plus utile que les paroles, car il vient donner à l’œil ce que
l’oreille n’a pu réussir : une image. Armé d’un bon discours, l’homme sans
style risque de détourner son public de sa cause, car les auditeurs veulent
suivre ceux qui apparaissent les meilleurs. Le meilleur, il se voit, il se
sent, il s’entend !
Les auditeurs, retenons-le, ont besoin de voir pour entendre. La
séduction politique résidera dans l’union harmonieuse entre le discours et
le style. Cela signifie que les électeurs s’identifieront aux politiciens
et que dans un monde pauvre, il ne sera pas évident pour l’homme riche,
riche de parole et de style, de convaincre. Au contraire, les pauvres se
reconnaissent tout d’abord dans les pauvres. Le peuple se reconnaît dans la
personne qui tient le langage pour le servir. Les succès politiques
étonnants de Jean Chrétien et d’André Boucher reposent, si on exclut les
alliances et les aléas de l’histoire favorisant certains partis, sur le
rapport de proximité entre la personne et le peuple qu’elle représente. Il
appert donc qu’il ne sert à rien de se vêtir comme un roi si l’on veut
expliquer la richesse à ceux qui ne possèdent rien…
Avantages et désavantages de la parole
L’usage de la parole est la possibilité d’un gain ou d’une perte. Elle
crée certes des inconvénients lorsqu’elle est mal utilisée, par exemple si
elle blâme et méprise l’adversaire sans raison valable. En politique, les
attaques ad hominem risquent de se retourner contre ceux qui les profèrent.
Mais la parole est surtout un avantage. Elle informe et rejoint les
citoyens : elle assure, par les médias qui la diffusent, la visibilité et
la présence réelle. Elle vise aussi la prise de décision et permet une
mainmise sur l’actualité. Les partis politiques sans parole n’existent pas.
Ici, précisons ce qui peut constituer le plus grand avantage de la parole
en politique : elle permet de formuler des projets.
En effet, celui qui possède la parole peut, s’il le veut, formuler un
projet visant le Bien commun. Ce projet, qui est possible uniquement par le
travail des mots, permet aux citoyens qui l’appuient de maîtriser un peu
plus leur destin. Le projet doit viser un changement et, s’il est bien
présenté, il peut forcer l’adhésion, séduire l’électorat, réunir les
citoyens et faire l’histoire.
On tirera, sans chercher davantage, les conséquences du rôle de la parole
en politique : le rôle du parti au pouvoir est de rassurer les électeurs,
tandis que celui de l’opposition est de formuler, à partir de critiques, de
nouveaux projets de société. Tout est une question de veille : le parti au
pouvoir, s’il n’a pas de nouveaux projets à réaliser, doit veiller à
endormir la population, alors que l’opposition doit la réveiller et la
faire rêver.
La structure de la rhétorique médiatique
L’un des facteurs qui doit absolument être soulevé ici, c’est le passage
de la parole à l’image. Car les médias jouent un rôle esthétique que l’on
aurait tort de sous-estimer. Les médias en effet ne se limitent pas à
informer ou refléter les paroles et les débats politiques, ils y
participent : ils fabriquent des événements par un minutieux travail
esthétique. Comment ? Par le choix des titres, par la manière de monter les
entrevues, par le choix des sujets mais aussi par le choix des photos et
des vidéos - les médias modèlent à leur manière l’opinion publique. Ils ont
souvent pour mission de faire des images et de construire des événements
afin de vendre des produits.
Par définition, un média est au service d’une cause qui le dépasse : il
se définit comme un spécialiste des raccourcis vendeurs et de la mise en
évidence dialectique par la simplification volontaire. Sur le modèle du
spot publicitaire opérant en un clin d’oeil, les médias informent en
capsules. Cela signifie que l’information donnée, dans un temps court, doit
rester à l’esprit du téléspectateur. Pour réussir ce tour de force, les
médias utiliseront tous les ressorts de l’émotion, car c’est l’émotion
précédant tout langage qui paralyse l’humain et le captive. Supprimant tout
raisonnement, l’émotion marque l’imaginaire. L’émotion assure enfin la
proximité entre l’information et la personne qui la reçoit. C’est dans ce
cadre précis que doit se comprendre la mode de la dramatisation des
événements construits par les médias.
Or la rhétorique médiatique est structurée de la manière suivante : le
média cherche à créer des oppositions, du noir et blanc, afin de susciter
un débat. Il s’agit de la médiatisation des informations mise en forme
selon l’idée de l’âgon : duel, opposition et débat. L'âgon est partout dans
les médias : il y a toujours une enquête, un tribunal, un règlement de
compte, un match, une confrontation, etc. Cette structure permet au
téléspectateur de prendre position, de rechercher la discussion à partir de
l'émotion et d'avoir l’illusion de participer à des événements qui se
passent loin de lui.

Construction de l’image et de la vérité médiatique selon ses intérêts
Plus important pour nous, il convient de rappeler comment les médias
construisent la vérité de l’information qu’ils diffusent. D’abord, les
médias, utilisant des images et des mythes commodes, manipulent les
informations en fonction de leur participation possible à un événement.
Assez souvent, le journaliste d’une chaîne généraliste, puisqu’il dispose
des ressources et des informations relayées par son réseau de convergence,
passe dans l’actif, dans le direct, au service de ses intérêts particuliers
: il ne donnera plus le récit de la maladie, il voudra guérir ; il
n’informera plus de la disparition, il voudra chercher ; il ne médiatisera
plus le procès, il voudra juger, etc.
Cela s’opère à partir du moment où les médias fabriquent eux-mêmes des
identités, des modèles de personnes, des bons et des méchants et des
enjeux, politiques par exemple. Caricatures imposées à la réalité, les
médias qualifient ensuite les situations par des termes extrêmes qui
accrochent : folie, crime, carnage, assassinat, etc. Associé à l’image, ce
vocabulaire crée un effet puissant sur le téléspectateur, ce qui enchante
les commanditaires ou le parti politique auquel le média est assujetti.
Le rôle déterminant des faits divers
Cette mise en image de l’information consacrera la primauté au fait
divers, car celui-ci donne un portrait social dans un fait isolé.
Anecdotique, curieux, aux limites de l’anthropologie et de l’ethnologie, le
fait divers vient satisfaire le voyeurisme des téléspectateurs. Loin de
remplir les bulletins, les faits divers les ouvrent, car les médias les
utilisent pour maintenir leurs côtes d’écoute. Sur la plan de la
construction, le fait divers, qui s’interprète en toutes directions, dit la
vérité par sa brièveté : il s’impose comme une image condensée de la
réalité sociale. Il grossit ce qui est petit ; il fait une règle de
l’exception ; il rend capital ce qui est accidentel et fortuit. Si le fait
divers apparaît comme une nouvelle traumatisante, une disparition par
exemple, les médias oublient leur sens critique et deviennent des relais de
la compassion du peuple aux prises avec lui-même. Lié à la course au scoop
et aux intérêts financiers, le fait divers occupe une place
disproportionnée par rapport aux informations locales, nationales et
internationales. Le plus triste dans cette focalisation sur le fait divers,
par essence un fait divertissant, c’est qu’elle masque les enjeux de la
démocratie et qu’elle participe à la suppression du sens critique dans la
pensée magique, l’aérien et étourdissement volontaire.
Les illusions entretenues par le direct
Dans cet univers, la diffusion en direct assure une proximité illusoire
avec la réalité. Tout ce qui est présenté en direct apparaît plus vrai que
ce qui est préparé en studio. En réalité, l’effet captivant du direct
repose sur le fait que nous avons des attentes envers ce que nous voyons :
notre esprit attend la matérialisation du scénario anticipé. Si cela se
réalise comme prévu, le téléspectateur est confirmé dans son pari, tandis
que si la chute est autre que la prévision, alors il a le sentiment intime
d’avoir participé à un événement historique. La précision de la
transmission en direct favorise les illusions de la contemporainéité et de
proximité avec un « événement » qui, se passant à mille lieux de nous,
paraît maintenant nous concerner.
Les dangers de la récupération des entrevues
Il importe finalement de noter un dernier point sur la manipulation de
l’information et la construction de la vérité, il s’agit du danger des
entrevues. Les entrevues sont des mises en scènes que l’on peut aisément
utiliser, car elles sont montées. Toute entrevue peut être récupérée selon
une idéologie. Nous l’oublions souvent, mais les entrevues sont des
mélanges de genres qui répondent à un besoin circonstanciel. Si le propos
n’est pas tenu en continu, il est alors facile de sortir des extraits et de
les utiliser afin de diriger les idées. L’entrevue télévisée pose le
problème de l’apparence (la télégénique) autant que celui de la clarté : il
faut paraître conforme au propos que l’on tiendra et le propos, loin d’être
compliqué, devra tenir en 4 ou 5 phrases bien liées. Les entrevues sont
donc au cœur des défis de la rhétorique médiatique.

Des leçons pour les politiciens ?
Si les médias défendent des intérêts particuliers, tout leur travail
visera à assurer la poursuite de ces intérêts. Intelligent et conscient de
l'importance de la rhétorique médiatique, le parti politique veillera à
utiliser les médias à son avantage seulement. Et face à des médias
intéressés, il conviendra de renvoyer une image unie, de planifier les
sorties publiques et de contrôler les possibilités de « une », bien que
celle-ci ne dure qu’une journée. La « une » peut créer une « affaire » dont
l'efficace durera beaucoup plus longtemps. On ajoutera en conséquence qu’un
parti politique qui ne peut contrôler minimalement les images produites par
les médias est, dans une société complexe, vulnérable. S’il ne réussit pas
à tirer profit des médias, il devra, s’il veut gagner le difficile combat
qu’implique la structure de toute rhétorique médiatique, créer ses propres
agences médiatiques.
Dominic DESROCHES
Département de philosophie / Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    15 janvier 2008

    Cher Monsieur D. Desroches,
    votre texte, sans rien dire des autres, est l'un des plus importants parus sur Vigile, parce que si l'on ne comprend pas le rôle des médias, on peut dire adieu à notre projet politique. Encore, votre texte n'est pas commenté... Par lucidité et expérience, je connais les médias, je dirai un mot. J'ai la mémoire et je me rappelle.
    Actuellement, les médias contrôlent une bonne partie de l'humeur des Québécois et la souverainenté recule, comme le français d'ailleurs. J'ai vu les Anglais de Eaton, j'ai vu les patrons anglais mépriser les francophones, j'ai vu les buts de Maurice Rocket Richard, j'ai vu le Globe rire de Montréal, j'ai vu la Gazette détruire tout ce que les francophones faisaient et... j'ai vu les Québécois refuser ça. Pourquoi les jeunes acceptent-ils de devenir des valets ? Les médias peuvent jouer avec les événements. Ils peuvent endormir ou faciliter le réveil. Personne ne voit ça. Et vous vous nous l'expliquez patiemment, simplement, et on ne vous lit même pas !
    Si le jeune poète David Litvak, que j'encourage de mes vieilles forces, a vu ses mots téméraires et parfois un peu maladroits devenir un exergue sur Vigile, je prédis que vos mots seront les prochains. Vos mots indiquent une voie à suivre. On reconnaîtra bien votre contribution unique à l'histoire du Québec. Dans les commentaires, des critiques disent que vous devez faire un livre. ALLEZ !
    Votre capacité d'analyse à long terme, votre style unique et le dévelopement de votre pensée (sous nos yeux) font de vous l'un des seuls penseurs à la hauteur de notre tâche nationale. Je le redis sous votre texte : vous êtes une lumière, et certains l'ont dit bien avant moi. Pour ma part, je réagis devant l'indifférence que vous rencontrez. J'ai peu d'instruction, je n'ai qu'une douzième année, je ne suis plus capable de pelleter une entrée de cours, mais je suis encore capable d'admettre que vos textes éclairent le présent et nous prédisent l'avenir. Chapeau, comme on disait dans mon temps, on RÉALISERA bientôt l'importance de votre parole. Il sera trop tard...
    Un vieil Éléphant insomniaque qui encourage ceux qui ont des forces et ceux qui osent

  • Ouhgo (Hugues) St-Pierre Répondre

    12 janvier 2008

    C.Q.F.D. (ce qu'il fallait démontrer)
    votre punch prouve votre démonstration de l'efficacité d'une parole bien structurée:
    "On ajoutera en conséquence qu’un parti politique qui ne peut contrôler minimalement les images produites par les médias est, dans une société complexe, vulnérable. S’il ne réussit pas à tirer profit des médias, il devra, s’il veut gagner le difficile combat qu’implique la structure de toute rhétorique médiatique, CRÉER SES PROPRES AGENCES MÉDIATIQUES."