Des palais africains aux condos québécois

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Dictature et spéculation immobilière à Montréal

Des politiciens, des hauts gradés et des hommes d’affaires issus des régimes les plus corrompus d’Afrique francophone investissent depuis des années dans l'immobilier québécois, presque toujours sans prendre d’hypothèque ni éveiller les soupçons.

La plupart détiennent ces immeubles pour les louer et en tirer un revenu. Peu d’entre eux les occupent eux-mêmes, mais certains prêtent une copropriété à un de leurs enfants, étudiant dans une université de Montréal.

C’est une transaction de 3,13 M$ qui nous a mis sur la piste. En juin 2016, le boom des condos à Griffintown a attiré un beau-frère du dictateur tchadien Idriss Déby, Ibrahim Hissein Bourma. Cet entrepreneur millionnaire de 28 ans a alors acheté dix appartements d’un seul coup dans la nouvelle tour Exalto du promoteur Devimco, ce qui ne semble pas avoir éveillé la curiosité des autorités.

En faisant des recherches approfondies dans le registre foncier, nous avons pu constater qu’il avait acquis sa première propriété en 2012, à L’Île-des-Sœurs. D’autres membres de sa famille et un de leurs contacts camerounais ont aussi dépensé près de 3 M$ au total pour acheter des appartements dans ce quartier aisé depuis cinq ans. Ils ont tous été liés de près ou de loin à la gestion des revenus pétroliers et des finances du pays, un des plus pauvres et corrompus, selon l’Indice de perception de la corruption de Transparency International, une référence mondiale en la matière.

À Gatineau, notre Bureau d’enquête a trouvé deux immeubles d’appartements détenus par Jean-Jacques Bouya, un ministre du Congo-Brazzaville. Il aspire à remplacer un jour le dictateur Denis Sassou Nguesso et figure avec lui au centre des enquêtes françaises sur les «biens mal acquis». Ces procédures, lancées par l’association­­ d’avocats Sherpa et Transparency International, visent notamment à faire saisir des biens de dirigeants de trois pays africains, soupçonnés de détournements de fonds massifs.

À la demande de Paris, la petite République de Saint-Marin a bloqué plusieurs comptes de banque dans lesquels le ministère de Bouya a fait transiter près de 69 M€ (plus de 100 M$), selon des documents des services de renseignement financier français que nous avons obtenus.

À l'abri au Canada?


Aucune loi particulière n’empêche un haut gradé d’une dictature ou d’un régime corrompu d’investir au Canada. Résultat: le Québec accueille de plus en plus de personnalités politiques issues de régimes corrompus et autoritaires.

En France, les enquêteurs s’intéressent aux dirigeants du Congo-Brazzaville et du Gabon, dans le cadre des procédures judiciaires des «biens mal acquis». Au moins six individus que nous avons identifés dans le marché immobilier sont des sujets d’intérêt pour eux.

«Il semble que le Québec ait été identifié par ces clans comme un territoire où, avec quelques tours de passe-passe juridiques, on peut financer, sans susciter d'enquête, des biens immobiliers, avec des moyens de paiement pour le moins douteux», dit le célèbre avocat William Bourdon, fondateur de l’association Sherpa, joint à Paris.

Il n'est pas tendre envers les dirigeants des pays qui ressortent dans notre enquête. «Ce sont des régimes népotiques, des kleptocraties, dit Me Bourdon. Le pouvoir est mis au service d'un enrichissement personnel massif, et ces familles diversifient leurs investissements en fonction des conseils qui leur sont prodigués par les grands cabinets de juristes, d'experts-comptables.»

Or, le Québec a de nombreux atouts pour un investisseur cherchant à investir un surplus de fonds dans l’immobilier. Proximité du grand marché américain, bonne réputation du pays et stabilité bancaire… «Nos avantages économiques et règlementaires sont attrayants pour les autres», dit Messaoud Abda, expert en conformité financière. Y compris les collaborateurs et les proches de despotes.

Quant à la France, ancienne puissance coloniale, les enquêtes sur les biens mal acquis la rendent de moins en moins attrayante pour les officiels africains, explique un enquêteur de l'association suisse Public Eye. «Logiquement, les dirigeants recherchent d’autres destinations. En tant que région francophone, le Québec constitue une alternative intéressante», dit Marc Guéniat, qui traque les avoirs illicites dans les pays en développement.

Aucun des investisseurs identifiés ne fait l’objet de procédures criminelles au Canada.

Avec la collaboration d’Andrea Valeria et Philippe Langlois


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