Lors d’une conférence, Christian Harbulot, patron de l’École de Guerre Économique a évoqué le cas Alstom, et le rachat de sa branche énergie par General Electric, comme faisant partie de la guerre économique très dure que se livrent les USA et la Chine (1). Effectivement, avant que l’affaire n’éclate, Alstom et Shanghai Electric s’apprêtaient à signer une joint-venture sur le marché des chaudières pour les centrales électriques. Ce partenariat leur aurait permis de devenir le leader mondial dans ce secteur. Par ailleurs, en juillet 2013, Alstom avait signé un accord de partenariat avec le groupe chinois Dongfang concernant des projets de réacteurs nucléaires. Pour comprendre les réelles causes du démantèlement de ce qui était un fleuron de l’industrie stratégique française, l’IVERIS propose un entretien avec Loïk le Floch-Prigent.
Pensez-vous que les projets de fusion et de partenariat d’Alstom avec des groupes chinois aient été déterminants dans la prise en main par les Américains de la branche Énergie d'Alstom, et en quoi ces deux activités étaient-elle stratégiques ?
Qu’est-ce que la mondialisation aujourd’hui ? Essentiellement la coexistence de deux systèmes antagonistes, les États-Unis d’Amérique avec une puissance économique et militaire inégalée et une population moyenne, et la Chine, qui s’est réveillée avec une population trois fois supérieure et une volonté de puissance incontestable. C’est l’Empire du Milieu qui a l’avenir devant lui, le temps, et qui avance ses pions tranquillement sur l’échiquier mondial. L'Europe est trop désunie pour peser dans cette aventure, et la Russie encore affaiblie après soixante-dix ans d’obscurantisme soviétique. Il est clair que du temps de la guerre froide notre industrie était regardée à la loupe afin qu’elle ne vienne pas en aide à l’empire soviétique. Désormais c’est la Chine qui est le problème numéro UN des USA. Ne pas le voir, ne pas en tenir compte, l’ignorer, c’est passer à côté de la réalité, soit par incompétence, soit par stupidité.
Alstom avait deux spécialités, après que la Compagnie Générale d’Électricité (CGE) ait été démantelée par de médiocres idéologues : le transport ferroviaire et l’énergie. Le rail n’est pas un problème central pour les USA, mais l’énergie est un atout majeur dans leur volonté de puissance. Ils dominent le pétrole depuis ses débuts, et veulent conserver cet avantage fondamental. Ces dernières années, la montée des prix du pétrole ont conduit les USA à rendre économiques leurs réserves de pétrole non conventionnel (pétrole de schiste), et ils sont devenus autonomes pour les 150 années à venir au moins, ce qui a justifié leur relatif désengagement de la politique du Moyen-Orient ; ils n’ont plus besoin de l’Arabie Saoudite pour fonctionner ! Toute alliance poussée d’une entreprise européenne avec la Chine dans le domaine de l’énergie est donc potentiellement dangereuse pour la superpuissance USA qui n’a qu’une idée en tête, bloquer la montée en puissance des Chinois afin qu’ils ne deviennent pas la première puissance mondiale.
Or, qu’a-t-on entendu pendant les années 2012-2013 venant d’Alstom, entreprise phare de la transformation de l’énergie (charbon, gaz, hydraulique, nucléaire) ! Elle allait trouver un partenaire russe pour satelliser son département ferroviaire, et elle allait se concentrer sur les solutions énergétiques, grâce à un accord avec Shangaï Electric pour les centrales charbon et à un autre avec Dongfang pour le nucléaire ! C’est d’ailleurs cette feuille de route qui est présentée à la presse et aux organisations syndicales par le patron du groupe qui signale à cette occasion que, devant la puissance de l’entreprise ferroviaire unique chinoise, Alstom-transport ne peut vivre seul puisque le marché futur est avant tout asiatique, et qu’il faut d’urgence trouver un partenaire dans ce secteur pour avoir la liberté de rester dans le cœur industriel d’Alstom, l’énergie !
Quelques semaines après, un dirigeant d’Alstom domicilié en Asie est arrêté lors d’un de ses déplacements aux USA, et le PDG du groupe annonce la cession du département énergie au conglomérat américain General Electric, ce qui doit permettre de faire du transport ferroviaire d’Alstom une pépite mondiale !
Un peu de recul, une bonne connaissance de la géopolitique mondiale, et on a compris… « faites vos bêtises dans le transport, cela ne nous concerne guère mais, l’énergie c’est nous, et servir vos connaissances aux Chinois, pas question » ! Ce n’est pas la première fois que les USA nous avertissent que ce sont eux les maîtres du monde en politique énergétique, on peut faire mine de l’ignorer, se battre contre des moulins à vent avec des trémolos dans la voix, s’indigner, encore faudrait-il s’en donner les moyens, et le groupe Siemens avec lequel on aurait pu discuter venait de sortir durablement affaibli d’une affaire semblable où il avait dû se séparer de toute son équipe dirigeante pour les mêmes raisons qu’Alstom : corruption d’États étrangers à coups de dollars, et donc punis par l’émetteur de la monnaie, les USA.
C’est cela l’histoire que nous avons vécue. Nous n’avons pas voulu la regarder en face, nous avons voulu croire à la corruption épouvantable de notre champion national mais, dans ce secteur d’activité, tout le monde a agi de la même manière. Ce qui a été insupportable c’est qu’Alstom s’engage dans une politique d’alliance avec la Chine sans l’autorisation explicite du pays maître de l’énergie, les USA.
Faut-il voir un lien avec la sévère condamnation aux États-Unis de Frédéric Pierucci dans le cadre de la loi contre la corruption puisqu’il était le vice-président Monde de la division chaudière, et qu’il devait prendre la tête de cette joint-venture ?
Il est clair que l’incarcération immédiate de Frédéric Pierucci, en train de mettre en place le joint-venture avec Shangai Electric dans le charbon mais aussi le centre des négociations avec la Chine, était d’une clarté aveuglante car il y avait un grand nombre d’autres dirigeants d’Alstom qui avaient participé aux actes incriminés, et le PDG en particulier. La détention de Frédéric Pierucci était à la fois un avertissement et un chantage à l’égard de l’équipe dirigeante du groupe, ce qui avait été déjà réalisé avec Siemens quelques années auparavant. On sait aussi que les politiques européens sont frileux dès que le mot « justice » apparaît. On peut dire que les Américains ont très bien joué !
Le procès de Fréderic Pierucci a eu lieu le 25 septembre dernier et le verdict est ahurissant : trente mois de prison alors qu’il a seulement exécuté les ordres de sa hiérarchie, et n’a pas bénéficié d’enrichissement personnel. Il écope de la même peine que le PDG d’Halliburton, alors que ce dernier avait reçu un pot-de-vin de 10 millions de dollars. Ce cadre d’Alstom est clairement un otage économique, n’est-il pas aussi une victime de la guerre US/Chine ?
Bien entendu, mais il a aussi été abandonné par l’entreprise dont il était l’exécutant, et cela est tout simplement sidérant.
Donc le FCPA (loi américaine sur la corruption (2)) est également une arme de la guerre économique que se livrent ces deux États pour la domination économique mondiale ? Airbus, qui est actuellement sous le coup d’une procédure aux États-Unis, ne prend-il pas des risques lorsqu’il signe un contrat de 20 milliards d’euros sur les A330 avec la Chine ?
Le FCPA - c’est-à-dire la capacité d’agir dans le monde entier pour la justice américaine dès qu’un dollar a changé de mains - est une arme redoutable que les politiciens européens connaissent bien. Ils n’ont pas envie de monter en première ligne, et on les comprend, mais quand ils laissent des responsables industriels seuls dans la tourmente, on peut se demander à quoi ils jouent. Aucun commentateur ne s’en préoccupe. On a connu ce type de démission et d’aveuglement collectifs dans notre pays à d’autres moments de son histoire. Le FCPA est un problème fondamental pour la survie de la grande industrie de notre continent. Nous allons voir comment les affaires Airbus vont se régler !
Dans « l’affaire Alstom », qui est effectivement un véritable scandale d’État, il y a eu un rapport, un livre, un documentaire, des auditions à l’Assemblée nationale. Des ministres se sont exprimés sur le sujet et pourtant personne n’a vu qu’Alstom était la cible des Américains en raison de ses projets avec des groupes chinois. Pourquoi ? Cela ne signe-t-il pas la faillite de la pensée stratégique française ? Ne sommes-nous pas tous collectivement responsables de la situation d’Alstom aujourd’hui ?
Nous n’arrivons pas à chasser notre nombrilisme, c’est une maladie dont nous avons vu les ravages avec la COP 21, et la nécessité récente de donner « l’exemple » en interdisant l’exploration et la production d’hydrocarbures en France ! On croit rêver ! Notre production annuelle nationale représente la moitié de la production mondiale quotidienne ! Quel exemple, quel impact, sur qui ? Le monde va poursuivre son exploration et son exploitation d’hydrocarbures car les USA et la Chine ne vont pas arrêter leur croissance afin de satisfaire à la fois leur volonté de puissance et leur population. Notre chance, avec Alstom, c’était d’être à la pointe d’une utilisation plus propre du charbon qui reste le grand producteur d’électricité mondial, d’être à la pointe de l’hydraulique qui est la grande chance du continent africain qui va doubler sa population en 25 ans, à la pointe des turbo-alternateurs « Arabelle » qui équipent plus de la moitié des centrales nucléaires mondiales. Il nous fallait montrer notre détermination à rester maître de notre destin et éviter de prêter le flanc à la critique en voulant nous allier avec la Chine (3) ! Nous ne l’avons toujours pas compris et notre pays, nos équipes, nos ingénieurs en paient le prix aujourd’hui sans bien comprendre ce qui s’est passé. Certains sont encore dans la peine, d’autres bénéficient de jours heureux, mais notre pays souffre de ne pas voir et de ne pas comprendre qu’une politique énergétique est nécessaire, et qu’elle passe par un examen sans concessions de notre réalité. En nous « délestant » d’Alstom nous avons perdu le contrôle de notre filière nucléaire déjà mise à mal par beaucoup d’incompétence. Nous avons aussi perdu la main sur notre hydraulique, et nous ne représentons rien dans ce que nous appelons « les énergies nouvelles », c’est-à-dire le solaire et l’éolien. Notre politique énergétique est une politique de gribouille, ce qui ne peut que réjouir les USA et la Chine. Nous refusons de le voir. Nous avons eu bien d’autres aveuglements dans le passé, et les résultats ont plutôt été consternants.
Dans le monde où nous vivons, nous manquons systématiquement de recul. L’information en continu, les débats convenus entre prétendus experts sur tous les sujets d’actualité nous empêchent de prendre un peu de hauteur. Nous réagissons dans l’immédiateté tandis que les commentateurs et les acteurs politiques pratiquent en grande partie le déni de réalité.
Patrick Kron, l’ancien PDG d’Alstom, négociait avec des groupes chinois pour la branche Énergie, et avec les Russes pour la branche transport. Cette stratégie n’était-elle pas risquée ? Méconnaissait-il à ce point les rapports de forces ? Qu’aurait-il dû faire pour ne pas tomber dans les pièges, et être en capacité de protéger son groupe et ses salariés ?
Patrick Kron n’a pas eu la stratégie gagnante pour Alstom, c’est un fait acquis désormais. Je laisse à d’autres le soin de faire l’analyse des actions individuelles. J’ai indiqué ce que je pensais de notre aveuglément collectif, c’est bien plus grave.
(1) Cette conférence était dédiée au dernier livre de Christian Harbulot, intitulé "Le nationalisme économique américain", publié aux éditions VA dans la collection "Guerre de l'information".
(2) https://www.iveris.eu/list/compterendus_devenements/114-apres_alstom_a_qui_le_tour__