Des documents relatent des réunions secrètes dans le bureau du patron

F606ef24866497d4b6955453049e2ed8

Scandale CUSM : le poisson pourrit par la tête


La corruption était tellement bien ancrée chez SNC-Lavalin que le versement de pots-de-vin se discutait en secret dans le bureau même du grand patron Pierre Duhaime, selon deux anciens hauts dirigeants de l’entreprise.



Des extraits inédits d’interrogatoires de deux anciens cadres de SNC lèvent le voile et jettent une lumière crue sur comment se serait décidé le versement de pots-de-vin pour le contrat de construction du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) à Montréal.



La firme SNC-Lavalin a obtenu le contrat de construction du nouveau Centre universitaire de santé McGill grâce au versement de pots-de-vin, en échange d’informations privilégiées.

Photo PIerre-Paul Poulin

La firme SNC-Lavalin a obtenu le contrat de construction du nouveau Centre universitaire de santé McGill grâce au versement de pots-de-vin, en échange d’informations privilégiées.






Selon ces documents publics, non seulement Pierre Duhaime aurait été présent lors des discussions sur les millions de dollars que dépensait l’entreprise pour corrompre les pouvoirs publics, mais il aurait même exigé que tous ceux qui étaient présents dans son bureau gardent le secret, d’après ce qu’a affirmé sous serment un de ses anciens bras droits.



On voit ici le certificat d’incorporation de la firme Sierra Asset Management, la compagnie coquille qui a servi à rémunérer des intermédiaires corrompus du CUSM.<br>

On voit ici le certificat d’incorporation de la firme Sierra Asset Management, la compagnie coquille qui a servi à rémunérer des intermédiaires corrompus du CUSM.






Ces documents permettent aussi de mieux comprendre comment se serait orchestrée la corruption au cœur de la plus grande entreprise canadienne de génie et de construction.




SNC-Lavalin est au centre d’un scandale politique et judiciaire qui a sérieusement ébranlé le premier ministre canadien Justin Trudeau, en lien avec le versement de pots-de-vin dans un autre dossier, en Libye.




Extraits révélateurs










Les extraits que nous vous présentons aujourd’hui sont contenus dans des procédures civiles produites par les avocats de l’ex-vice-président de SNC-Lavalin, Riadh Ben Aïssa.




Ce dernier a reconnu en juillet dernier sa culpabilité à des accusations criminelles dans le scandale du CUSM. Il est également poursuivi au civil par SNC-Lavalin, tout comme plusieurs autres personnes.




Le nom de l’ex-grand patron de SNC, Pierre Duhaime, a récemment été ajouté à cette liste.




Riadh Ben Aïssa veut éviter de rembourser une partie des 22,5 M$ dont la firme montréalaise allègue avoir été flouée.




Afin de démontrer que l’entreprise savait très bien ce qui se passait, ses avocats ont présenté à la cour le témoignage de deux anciens vice-présidents qui incrimine directement le PDG, Pierre Duhaime, celui-là même qui a été condamné à purger une peine à son domicile d’une valeur de 1 M$ au bord de l’eau, dans l’ouest de Montréal.



Dans cette lettre adressée à la banque Al Baraka, Riadh Ben Aïssa explique que des virements substantiels sont à prévoir en lien avec un projet en Algérie. En réalité, il s’agit de pots-de-vin en lien avec le projet du CUSM.

Dans cette lettre adressée à la banque Al Baraka, Riadh Ben Aïssa explique que des virements substantiels sont à prévoir en lien avec un projet en Algérie. En réalité, il s’agit de pots-de-vin en lien avec le projet du CUSM.






Ces extraits de documents judiciaires ne se lisent pas nécessairement comme les pages d’un roman, mais une lecture attentive nous permet de dégager les principales règles d’un cours de corruption 101. En voici quelques-unes :






LEÇON 1 : La culture du secret








Un extrait donne un éclairage sur la culture du secret qui est nécessaire, comme dans une organisation criminelle, pour brasser des affaires louches.




L’ancien vice-président de SNC-Lavalin international, Ron Denom, affirme en effet sous serment que la préparation d’un « contrat d’agent » (dont il apprendrait plus tard qu’il était destiné à rémunérer des intermédiaires corrompus du CUSM) s’est faite « dans le plus grand secret » dans le bureau de M. Duhaime, le 2 décembre 2009.




La question du secret reviendra dans d’autres documents.






LEÇON 2 : Mêler ses pistes à l’étranger








L’ancien vice-président finances de SNC Gilles Laramée affirme qu’il a été convenu qu’un paiement de 22,5 M$ ne serait pas attribué au CUSM, mais bien à un obscur projet d’ingénierie en Algérie afin d’éviter d’éveiller les soupçons du public.




Dans un interrogatoire sous serment cité, M. Laramée raconte s’être fait convoquer dans le bureau du PDG le 1er avril 2010. Pierre Duhaime et Riadh Ben Aïssa lui auraient alors « indiqué qu’il y avait un contrat d’agent pour le CUSM », selon son témoignage.




Un contrat d’agent, pour résumer, est une façon de rémunérer des intermédiaires pour l’obtention d’un contrat.




Lors de cette rencontre, M. Laramée aurait toutefois été informé que le contrat en question, signé avec une société-écran des Bahamas, Sierra Asset Management, n’allait pas être comptabilisé pour le projet du CUSM, mais plutôt pour un projet en Algérie.




« Vous ne pouvez pas faire ça. Si ça va au CUSM, vous devez le mettre au CUSM », dit avoir rétorqué M. Laramée.




Il affirme avoir eu des « soupçons » qu’il s’agissait de pots-de-vin. Il ajoute même avoir dit à Riadh Ben Aïssa lors de cette rencontre : « Si tu es pour faire du mal à SNC-Lavalin, mets ça loin avec tes gens en Tunisie. »






LEÇON 3 : Utiliser la comptabilité créative




M. Laramée dit cependant avoir finalement laissé les mains libres à Riadh Ben Aïssa et Pierre Duhaime.




« C’est ta décision, tu fais ce que tu veux en relation avec où le comptabiliser, où le mettre, dit-il avoir lancé à Riadh Ben Aïssa [...] La réunion s’est close là. »




M. Laramée se doutait que ce que faisait SNC n’était pas légal, mais il admet ne jamais en avoir parlé à son vice-président affaires juridiques, qui relevait pourtant de lui.




La seule opinion sur la légalité de tout cela, il l’a demandée auprès de Riadh Ben Aïssa, toujours selon son témoignage.




« Après avoir abdiqué de ne pas le mettre au CUSM, je laisse tomber les bras, j’abdique, je dis aux deux [Ben Aïssa et Duhaime] : ‘‘Est-ce que c’est légal ce que vous faites ?’’ Riadh Ben Aïssa m’a répondu : ‘‘C’est légal’’. »






LEÇON 4 : L’utilité des paradis fiscaux




Gilles Laramée dit aussi ne jamais avoir posé de questions sur qui se cachait derrière la compagnie coquille offshore qui a reçu les 22,5 M$.




« On a un contrat d’agent pour un agent sur le CUSM, on ne peut pas le comptabiliser sur le CUSM ». [...] « Non, non, non, on veut pas ça, parce que les gens vont voir une charge pis ils vont se questionner [...] », rapporte-t-il dans son interrogatoire.




Ron Denom affirme de son côté s’être rendu dans le bureau de Pierre Duhaime en décembre 2009 pour discuter d’un « contrat d’agent » à l’international où il aurait à apposer sa signature.




On lui a donné très peu de détails sur qui bénéficierait réellement de ce contrat et à quoi il servirait.




« Le seul point sur lequel M. Duhaime insistait, dit-il, c’était sur la confidentialité, comment que c’était important de garder tout ça confidentiel. »




« Chacun des points, on les passe un après l’autre. Monsieur Duhaime est assis à son bureau et monsieur Ben Aïssa dans une chaise de visiteur. Je suis resté debout, puis on parle comme ça, en triangle », relate l’ancien vice-président de SNC-Lavalin international.




Selon M. Denom, M. Duhaime et M. Ben Aïssa lui auraient dit pour le rassurer que M. Laramée avait approuvé le paiement.




« C’était clair qu’ils voulaient pas m’impliquer dans la confidentialité de cette affaire-là, ils voulaient... mon instruction. C’était : ‘‘Vous faites la documentation en bonne et due forme et puis vous n’avez pas besoin d’en savoir plus’’. »






LEÇON 5 : Ne pas poser trop de questions




Ron Denom dit s’être fait presser par Pierre Duhaime afin de signer le contrat sans poser de questions.




Il soutient avoir pris des notes manuscrites « to be cautious » (pour être prudent) et gardé une copie « clandestine » du contrat, selon ses mots, car il voyait beaucoup d’irrégularités dans l’accord qu’on lui demandait de signer.




Le contrat était antidaté et ne requérait qu’une seule signature. Ironiquement, il contenait même une clause spécifiant que la corruption était interdite ! Aucune copie ne devait être en circulation.




Selon Riadh Ben Aïssa, il est impossible que SNC-Lavalin ne savait pas au plus tard en 2010 que des paiements de 22,5 M$ attribués à un obscur projet en Algérie serviraient en réalité à rémunérer des intermédiaires corrompus du CUSM.





Témoignages crédibles ou non ?





Le témoignage de ces anciens cadres est-il crédible ?




Difficile de le dire puisque le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a retiré il y a quelques semaines plusieurs chefs d’accusation de complot et de fraude qui avaient été déposés au criminel contre Pierre Duhaime.




Ce dernier a plaidé coupable le 1er février à un seul chef d’accusation d’abus de confiance dans ce dossier.




Il n’y a donc pas eu de procès qui aurait permis de tester ces témoignages en cour.




Dans une déclaration faite le même jour, le DPCP disait avoir retiré certaines accusations contre M. Duhaime, car les avocats ont soumis des éléments de preuve qui contredisaient le témoignage d’un témoin-clé. Selon La Presse, ce témoin est Gilles Laramée.




Joint au téléphone à sa résidence, M. Duhaime n’a pas souhaité faire de commentaire. Son avocat, Michel Massicotte, ne nous a pas rappelés.