Des brèches dans la loi 101

Les avis sont très partagés quant à l'impact qu'a eu la Charte fédérale des droits sur la loi québécoise en matière d'affichage et d'enseignement

L'idée fédérale

Nombreuses ont été les manifestations (dont celle-ci à Montréal en 1988) pour protester contre les «attaques» auxquelles a été soumise la loi 101 au fil des ans en invoquant la Charte canadienne des droits.
La Charte canadienne des droits et libertés a servi à remettre en question certains volets de la loi 101, mais les brèches n'ont pas été si nombreuses, ni aussi graves parfois, que prévu. Le mérite en revient toutefois davantage aux juges qu'au texte même de la Charte. Et au-delà de la loi 101, il reste toujours à mesurer les effets politiques de ce bouleversement constitutionnel sur la capacité du Québec de faire valoir sa différence.
Quand, au printemps 1982, la nouvelle Constitution canadienne et sa charte entrent en vigueur, Québec espère encore pouvoir bloquer le processus, mais à l'automne tout s'écroule. Les juges de la Cour suprême du Canada concluent que la province n'a pas de droit de veto. Le 17 décembre, le premier ministre du Québec, René Lévesque, accuse le coup et écrit à son homologue fédéral, Pierre Elliott Trudeau.
«Toute charte canadienne des droits ne doit en aucune façon avoir pour effet de modifier les compétences législatives de l'Assemblée nationale, notamment en ce qui concerne la langue d'enseignement et pour ce qui a trait à la liberté de circulation et d'établissement», rappelle-t-il, témoignant des inquiétudes qu'a toujours entretenues son gouvernement à l'endroit de cette charte.
La version finale de la Charte, avec son article 23 sur le droit à l'enseignement dans la langue de la minorité, fait craindre pour la marge de manoeuvre du Québec en matière de politique linguistique et d'affirmation de son caractère distinct. Bien des Québécois soupçonnent Ottawa d'avoir rédigé cette clause avec la loi 101 en tête. Ministre des Affaires intergouvernementales à l'époque, Claude Morin est de ceux-là. «Trudeau était complètement opposé à la loi 101 et il lui fallait trouver un moyen de la torpiller, ce qu'il ne pouvait pas faire directement.» L'ancien ministre souligne que l'article 23 est un des rares à ne pouvoir être touché par la clause dérogatoire. «C'est fait exprès», tranche-t-il.
Il faut mentionner que la première brèche effectuée dans la loi 101 s'est produite bien avant l'adoption de la Charte de 1982. Le 3 décembre 1979, la Cour invalide les clauses de la loi 101 qui font du français la seule langue de la législature et de la justice. L'article 133 de la vieille Constitution de 1867 est catégorique: tous les textes de loi du Québec doivent être adoptés et les tribunaux doivent fonctionner dans les deux langues. La Constitution de 1867 ne permet pas de remettre en question d'autres volets de la loi québécoise. Ottawa y verra donc avec celle de 1982.
Loi 101 dans la mire
Conseiller du ministre fédéral de la Justice Jean Chrétien, Eddie Goldenberg rejette cette thèse. «Je n'ai pas souvenir que le but recherché ait été d'affaiblir la loi québécoise. Je me rappelle que lorsque M. Chrétien poussait pour l'adoption de l'article 23, il avait surtout en tête la protection des minorités francophones hors Québec. Avoir un effet sur la loi 101 était une considération marginale», dit-il.
Mais André Burelle, qui conseillait le premier ministre Trudeau à la même époque, n'hésite pas quand on lui demande si l'intention de Pierre Elliott Trudeau était d'imposer des contraintes au Québec en matière de langue. «Absolument, répond-il en se remémorant le témoignage d'un sénateur. Le premier objectif était de limiter la loi 101 pour la rendre compatible avec le nationalisme de Trudeau, strictement basé sur les droits individuels.»
Il faudra seulement deux ans à la Cour suprême pour confirmer cette version des choses dans un jugement (P.G. [Qué.] c. Quebec Protestant School Boards) qui invalidera les critères d'admission à l'école anglaise. Ces derniers, communément appelés «clause Québec», limitent l'accès aux enfants dont les parents ou les frères et soeurs ont fait la majeure partie de leur école primaire en anglais au Québec. À l'avenir, la «clause Canada», inscrite dans la Charte, aura préséance. Avoir fait son primaire en anglais au Canada deviendra la norme.
La Cour affirme que le libellé de la Charte ne lui laisse pas le choix. Les juges répètent à plusieurs reprises que l'article 23 a été écrit avec la loi 101 en tête, les critères adoptés calquant ceux de la loi québécoise pour mieux les modifier.
Charte québécoise en renfort
Ce sera toutefois la seule cause où une norme carrément fédérale servira à éclipser celle choisie par Québec. La Charte canadienne ne sera pas invoquée souvent contre la loi 101, mais les décisions rendues feront beaucoup de bruit car elles toucheront chaque fois à des éléments fondamentaux du régime linguistique.
Les critères d'admission à l'école anglaise seront à nouveau dans la mire en 2005. Des parents francophones veulent obtenir le droit d'envoyer leurs enfants à l'école anglaise. Ils réclament le libre choix sous le couvert du droit à l'égalité prévu dans la Charte québécoise. «Les appelants sont membres de la majorité francophone du Québec et à ce titre, leur objectif consistant à faire instruire leurs enfants en anglais ne correspond tout simplement pas à l'objectif visé à l'article 23», concluent les juges dans l'affaire Gosselin. Cette fois, c'est la norme fédérale qui a contré l'érosion.
Le même jour, la Cour rendra une autre décision sur les critères d'admission. Selon la loi, un enfant qui fréquente déjà l'école doit avoir fait «la majeure partie» de sa scolarité primaire ou secondaire en anglais pour avoir accès à l'école anglaise. L'application est mathématique. La Cour maintiendra la norme inscrite dans la loi, mais imposera une nouvelle interprétation, qualitative cette fois. Le nombre d'années ne sera qu'un aspect des choses. «En laissant entendre qu'un enfant n'ayant passé que peu de temps à l'école anglaise mais qui aurait des difficultés d'apprentissage, par exemple, pourrait être accepté plus facilement, la Cour permettait en quelque sorte à beaucoup de gens, qui ne répondaient pas strictement aux conditions de la loi 101 pour envoyer leurs enfants à l'école anglaise, d'essayer d'y parvenir en invoquant toutes sortes de considérations», constate José Woehrling, professeur de droit à l'Université de Montréal.
Et il y a toute la question cruciale de l'affichage. Le plus ironique cependant est que la Charte québécoise a été, là comme dans plusieurs causes, appelée en renfort du texte canadien. C'est que, si le gouvernement Lévesque ne peut empêcher l'application de l'article 23 de la Charte canadienne, il peut le faire pour le reste de la Charte en invoquant systématiquement la clause dérogatoire. Ce qu'il fait.
L'article de la loi 101 qui fait du français la seule langue d'affichage est d'abord invalidé, en 1988, sur la base de la Charte québécoise. Les juges considèrent que cette règle enfreint le droit à la liberté d'expression. Cette décision provoque un tollé. Le gouvernement Bourassa, désireux de maintenir la paix sociale, adopte la loi 178, qui permet l'affichage bilingue uniquement à l'intérieur des commerces. Pour imposer sa décision, il a recours à la clause dérogatoire de la Charte canadienne.
Mais le jugement sur l'affichage fait état de la vulnérabilité de la langue française et du fait que les Québécois craignent pour le visage français de la province. La Cour convient que la politique linguistique québécoise vise un «objectif important et légitime». Le problème est le moyen utilisé, à savoir l'usage exclusif du français. Elle en propose un autre: «Exiger que la langue française prédomine, même nettement, sur les affiches et les enseignes serait proportionnel à l'objectif en vertu des Chartes québécoise et canadienne.»
On est alors en plein débat sur l'accord du lac Meech, et Guy Laforest, politologue à l'université Laval, est persuadé que ce contexte a favorisé cette interprétation.
Québec particulier
Même Claude Morin reconnaît que tous ces recours juridiques auraient pu encore plus mal tourner. «Grâce au ciel, il peut arriver que les juges ne soient pas complètement cons. Ils ont bien senti qu'ils pouvaient très bien prendre une décision qui irait à l'encontre des intérêts collectifs, gouvernementaux ou sociétaux du Québec, appelez-les comme vous voulez, mais à un moment donné, ils ont décidé arbitrairement de dire: "il y a d'autres considérations qui jouent". Alors ça s'est terminé moins mal que ça aurait pu. Et même bien dans certains cas. Le problème cependant est qu'on reste à la merci des juges.»
Ministre des Affaires intergouvernementales sous Robert Bourassa, Gil Rémillard fait un bilan nettement plus positif. Pas question pour lui de voir la Charte comme un frein à la capacité du Québec de promouvoir son caractère distinct. «Absolument pas. La Charte nous a permis d'exprimer notre spécificité sur le plan culturel, notre identité, à tous les niveaux, et la réalité est là pour le démontrer, dit-il d'un ton ferme. Il n'y a pas de conflits entre ce que le Québec veut faire et ce que la Charte lui permet de faire, puisqu'il y a eu une très bonne synergie qui s'est développée avec les jugements. [...] Cette charte, finalement, de par l'interprétation que les tribunaux en ont donnée, fonctionne très bien», dit-il.
Et l'avenir ?
Personne n'a jamais nié que la Charte limiterait les pouvoirs de l'Assemblée nationale: elle impose les mêmes contraintes et limites à tous les gouvernements et tous les parlements du pays. L'affaire Chaoulli, par exemple, risque d'affecter tout le monde et pas seulement le Québec, et ce, même si la juge qui a écrit le jugement s'est appuyée sur la Charte québécoise. Les autres juges de la majorité se sont référés à la Charte canadienne pour déclarer que le fait d'interdire à un citoyen de contracter une assurance santé privée pour obtenir des soins privés autrement offerts par le régime public pouvait porter atteinte à sa sécurité si les délais dans le système public s'avéraient trop longs.
Mais la symétrie peut avoir des effets différents. «De façon générale, c'est sûr qu'une charte contraint la volonté majoritaire. Généralement, on ne s'en plaint pas. [...] Dans le cas d'une majorité-minorité, comme le Québec, il faut évidemment mettre des bémols, parce qu'il s'agit d'une majorité qui n'est majoritaire que localement mais qui est minoritaire sur le plan national, donc qui essaie d'exercer une certaine forme d'autonomie gouvernementale sur un territoire et dans des domaines et des compétences réduits. Le caractère limitatif d'une charte des droits est peut-être plus pesant pour une majorité-minorité que pour une majorité-majorité», estime José Woehrling, qui insiste sur l'impact des décisions en matière linguistique.
Guy Laforest soutient que la symétrie de la Charte en matière linguistique nie la différence québécoise. À son avis, la reconnaissance de cette réalité par les juges depuis 1988 ne suffit pas à protéger le Québec. Le texte constitutionnel doit reconnaître explicitement sa différence, insiste-t-il, car telle quelle, la Charte recèle des dangers importants pour tout projet de protection et de promotion de la société distincte. Le danger se trouve dans l'interprétation et l'utilisation qu'en font les Canadiens.
La Charte tend vers un certain équilibre entre les droits individuels et collectifs, avance-t-il, mais son sens a été détourné au profit d'une nouvelle culture politique fondée sur la prépondérance des droits individuels, culture qui a mené à l'opposition à toute reconnaissance de droits collectifs pour le Québec et, du même coup, à la mort de l'accord du lac Meech. Il estime qu'il s'agit de la conséquence la plus profonde de la Charte, une conséquence politique aux ramifications beaucoup plus étendues que les changements apportés à la loi 101.


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