De Clichy à Trappes, pour finir par la Lanterne

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France : une lente et mortelle dégradation du bien commun

Notre Président s’est donc rendu à Clichy-sous-bois d’où étaient parties les émeutes de 2005. Il eut été plus opportun de se rendre à Trappes, mais le courage politique n’est pas réellement le fort de François Hollande. Notre Président tient un discours optimiste, que ce soit sur la croissance ou sur l’emploi. Mais, son Ministre des Finances, Pierre Moscovici laisse entendre que le déficit budgétaire va déraper et atteindre autour de 4% cette année, tandis que les chiffres de croissance sont constamment révisés à la baisse : de +0,8% à -0,1% pour cette année, et de +1,2% à +0,6% pour 2014. Les chiffres ne sont pas le fort de François Hollande. Notre Président annonce la création de près de 100 000 emplois d’avenir d’ici à la fin de l’année 2013. Mais, sur le terrain, le dispositif ne se met en place qu’avec les plus extrêmes difficultés. La réalité n’est pas le fort de François Hollande. Et, à vrai dire, on ne sait pas où est le fort de notre Président (si ce n’est à Brégançon, mais c’est une autre histoire).
I. Vous avez dit amélioration ?
Mesure-t-il seulement ce qui est en train de se passer dans ce pays, alors que ses conseillers se gargarisent des fameux « bons résultats » ? On sait ce qu’il en est. Le processus de chute dans la crise se ralentit. Rien de plus normal, les économies ne peuvent ainsi disparaître. Mais, ce processus de ralentissement, voire de stagnation de la dégradation ne signifie nullement le retour à une véritable croissance. En Espagne, la stabilisation du chômage est due, pour l’essentiel, aux emplois saisonniers. La Grèce connaît une timide amélioration de sa fréquentation touristique, mais elle le doit beaucoup aux problèmes politiques que connaissent la Turquie et la Tunisie. En fait, ces « bons résultats » ne sont que des faux-semblants. La zone Euro est en crise pour longtemps, et rien ne laisse espérer une sortie de cette dernière à court terme. Le poids des dettes souveraines continue de s’alourdir et Mario Draghi, et avec lui la BCE, va connaître son heure de vérité quand il lui faudra activer les mécanismes de rachat des dettes. En fait, cette heure de vérité pourrait bien sonner plus tôt que prévue. La Cour Constitutionnel allemande doit statuer sur la légalité des OMT, et tout laisse à penser qu’elle va les déclarer inconstitutionnels.
L’Allemagne pourrait bien, d’ailleurs, être le cauchemar de François Hollande. Il mettait l’an dernier tous ses espoirs dans un changement de majorité dans ce pays. Or, tout laisse à penser que Mme Merkel sera reconduite dans ses fonctions, et avec elle cette politique allemande d’exploitation éhontée de ses voisins qui accélère la crise inévitable de l’Euro. Mais un cauchemar plus proche menace le Président. L’Italie risque d’être secouée par les conséquences de la condamnation de Silvio Berlusconi. Que l’on ne s’y trompe pas. L’auteur de ces lignes n’a guère de sympathie ni d’estime pour l’homme, un affairiste issu de l’entourage du socialiste Bettino Craxi qui coula sous les scandales avant de s’enfuir chez Kadhafi, aux pratiques à l’évidence délictueuses et à la moralité plus que douteuse. Mais l’homme est une chose et la réalité politique en est une autre. La fragile alliance Gauche-Droite constituée pour faire barrage au succès du M5S risque de voler en éclats. De nouvelles élections se profileraient alors.
Telle est la réalité. Alors François Hollande s’adapte, négocie, finasse. Il réduit le budget des forces armées en deçà du nécessaire au maintien d’une défense nationale indépendante, dont il a pourtant démontré l’absolue nécessité avec l’intervention au Mali. Il augmente subrepticement les « recettes de poches » de l’État avec une hausse des frais de mutation (et cela alors qu’il prétend relancer le marché de l’immobilier). Il coupe dans les dépenses, y compris les plus utiles, y compris avec la suppression des aides accordées à l’apprentissage, alors que cette voie est souvent une véritable solution pour des jeunes déscolarisés.
II. Une lente et mortelle dégradation
Mais, adaptation ou finasserie n’empêchent pas notre pays, notre « bien commun », de se dégrader. L’expression d’accident « technologique », qu’avaient créée des collègues russes, s’applique désormais à la France, comme on a pu le voir avec l’accident tragique de Brétigny. Et c’est un véritable miracle que cet accident ait eu lieu en été. Dans le cours de l’année ce serait par dizaines que l’on compterait les morts. Notre pays se dégrade aussi moralement. Toujours à Brétigny, les incidents, les vols des victimes, qui se sont produits – et que le gouvernement et les autorités avaient commencé à nier – en sont la preuve. Certes, et c’est important, ce tragique accident a aussi été l’occasion de manifestations de courage et de solidarité. Il n’y a pas eu que des voleurs et des caillasseurs à Brétigny, heureusement et il faut s’en souvenir. Mais il y en a eu aussi. Et cela est le symptôme d’une profonde dégradation morale du pays. Un autre signe, plus subtil, de cette dégradation réside dans le concert des « bonnes âmes » qui s’est empressé d’affirmer de manière péremptoire qu’il ne s’était rien passé à Brétigny. Le déni de réalité devient alors une ligne politique. Pourtant dire les choses, les dire de manière honnête, en reconnaissant ce qu’il y eut de bon mais aussi de détestable, n’est en rien un stigmatisation des habitants de cette ville des bords de l’Orge ni de ceux des quartiers. C’est simplement reconnaître que l’anomie fait de terribles progrès dans notre société.
Dire qu’une personne est malade n’est pas la stigmatiser. Mais il faut identifier les causes de sa maladie, et pour cela la décrire, si l’on veut la soigner. Plus encore que les ruptures techniques (qu’il faut préférer au terme d’accident ou de catastrophe « technologique ») imputables au sous-investissement chronique dont souffrent nombre de nos infrastructures depuis maintenant une vingtaine d’années, la dégradation morale que révèle cette montée de l’anomie est un problème tragique. Elle ne peut se comprendre que si l’on conçoit que la socialisation se fait, en priorité, sur le lieu de travail et dans les cadres qui en sont issus. Le chômage de masse laisse une partie de la population hors de tout cadre de socialisation, enfermée entre une télévision qui ne lui donne comme modèle que des trajectoires individuelles en réalité inaccessibles et une réalité quotidienne qui la ramène aux réalités de sa misère. Dès lors, l’individualisme narcissique qui est en réalité l’idéologie du néo-libéralisme tourne à vide et se transforme en anomie. Le seul remède, même si la formulation apparaît autoritaire, est une « mise au travail » qui permettra de recréer du lien social.
On en revient ici à notre Président, à ses rêves et à ses illusions. Il est clair qu’il ne comprend pas l’état de dégradation, tant matériel que moral de notre société, qui est aussi la sienne. Il croit qu’en s’abstenant de prendre des vacances, il va reprendre la main. Ce n’est même plus du niveau de l’illusion. Nous en sommes à celui d’une communication qui tourne à vide et qui contribue en fait à le décrédibiliser encore plus. Il ne saisit pas que sa seule chance serait de créer massivement des emplois, non pas 100 000 emplois aidés, mais de 500 000 à 600 000 emplois, et bien réels ceux-ci, par an pendant trois ans. Mais, cette chance est en train de passer elle aussi. Pour qu’elle se concrétise, il lui aurait fallu du courage politique et l’empathie, là où, sous le sourire, perce rapidement la suffisance technocratique. Il se révèle ce qu’il est, dur aux faibles, et faible devant les puissants. Pour la saisir, il faudrait sortir de l’Euro qui nous condamne à un lent et tragique étouffement. Cela se fera, mais sans doute pas avec lui et probablement contre lui. Qu’il prenne garde désormais, car il risque bien de finir là où il entend prendre ses congés : à la lanterne !

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Jacques Sapir142 articles

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Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux.

Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).

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