CORI Nicolas - Voyage sur le jet de Vincent Bolloré, Martin Bouygues comme parrain de son fils. Nicolas Sarkozy est - qui ne le sait pas ? - un ami des grands patrons. Et n'hésite pas à discuter business avec eux. Cette proximité, dont l'intéressé se vante, pourrait finir par lui causer quelques ennuis judiciaires. Le président de la République a ainsi été mis en cause dans une plainte qui évoque des faits de corruption concernant la fusion entre Suez et Gaz de France. Et qui dénonce le fait que l'un des principaux actionnaires de Suez, le baron et milliardaire belge Albert Frère - un proche de Sarkozy, présent, par exemple, à la fameuse soirée au Fouquet's, après la victoire présidentielle - a été avantagé par les pouvoirs publics français au cours de plusieurs opérations financières récentes.
Célérité. Le dossier embarasse. Contactés, ses principaux acteurs ont fait les morts, ou refusé de s'exprimer officiellement. Heureusement pour le chef de l'Etat, il n'est aujourd'hui - provisoirement ? - plus inquiété. La plainte évoquait des faits relevant de «prise illégale d'intérêt», d'«escroquerie» et d'«abus de confiance» à l'encontre de X et d'Albert Frère. Mais déposée le 24 décembre dernier, elle a été classée sans suite dès le 15 janvier. Une célérité inhabituelle, surtout que l'auteur de la plainte n'a même pas été entendu. «La procédure n'a pas permis de caractériser suffisamment l'infraction», écrit le parquet de Paris. Une attitude qui contraste avec celle du ministère de l'Economie, qui avait examiné avec beaucoup d'attention ce dossier. Alertée, la direction des affaires juridiques de Bercy avait mené une enquête en toute discrétion, mais sans prévenir l'Elysée, et Christine Lagarde avait été informée de son état d'avancement.
A l'origine de cette plainte, il y a un homme d'affaires. Il s'appelle Jean-Marie Kuhn et est lorrain. Il y a dix ans, il rachète une entreprise de distribution de vêtement auprès du groupe GIB, aujourd'hui propriété d'Albert Frère. Mais l'opération se passe mal, une partie de la marchandise disparaît. Et il dépose une plainte. Après plusieurs mois, les deux parties finissent par s'entendre et signent une convention prévoyant un dédommagement pour Kuhn. Sauf que GIB ne l'honorera jamais. Pour se venger, l'homme d'affaires lorrain se lance dans une enquête sur Albert Frère. Et ce qu'il découvre est révélateur des moeurs assez particulières du capitalisme français. Où il est finalement assez courant de voir l'Etat faire des mauvaises affaires pour le plus grand profit d'acteurs privés.
Principale opération mise en cause par Kuhn, la vente en 2006 à la Caisse des dépôts de la chaîne de hamburgers Quick, alors propriété de GIB, à un prix démesuré. La transaction s'était alors faite pour un montant de 850 millions d'euros. Soit deux fois le chiffre d'affaires officiel de Quick. Celui-ci, en plus, aurait été «artificiellement gonflé», selon Kuhn, qui a refait les calculs. La CNP, l'un des holdings d'Albert Frère, avait retiré de l'opération une plus-value de 150 millions d'euros. Somme qui lui aurait permis ensuite de se renforcer dans le capital du groupe Suez. Et d'être en position de peser sur le destin du groupe alors qu'il s'apprêtait à fusionner avec Gaz de France. En août dernier, alors que les négociations sur la fusion bloquaient, Frère avait convaincu Gérard Mestrallet, le PDG de Suez, de se séparer de sa filiale Suez Environnement. Il était allé directement à l'Elysée pour négocier avec Sarkozy. Selon Kuhn, «seuls les décisionnaires politiques au plus haut niveau pouvaient autoriser ou avaliser l'engagement de la Caisse des dépôts dans ces opérations menées au profit d'Albert Frère». Et de poursuivre, dans sa plainte : «L'enquête précisera les responsabilité et déterminera le profit que les décideurs ont pu tirer en contrepartie de leur soutien.» Mais d'ores et déjà, il met en cause «un pacte de corruption à la mesure de l'enjeu financier colossal que représente la fusion Suez-GDF, dans laquelle Albert Frère peut espérer tirer un profit de plusieurs dizaines de milliards d'euros» et dénonce une «complicité» de l'Etat.
Décoration. Fort de cette conviction, Kuhn écrit à partir du début 2007 de nombreuses lettres aux différents responsables de la majorité, dont Nicolas Sarkozy. Il veut être reçu et expliquer à la fois son affaire privée, et les avantages qui auraient été consentis à Frère. Tous lui répondent par le silence ou par des fins de non-recevoir. Sauf Bercy. A partir d'août 2007, un conseiller de Christine Lagarde s'entretient à plusieurs reprises avec Kuhn. Et ordonne une enquête. En décembre, la sous-directrice aux affaires juridiques du ministère reçoit l'homme d'affaires, et lui conseille de porter plainte «eu égard à l'extrême gravité des faits», dixit Kuhn. Ce qu'il fait quelques jours plus tard. Sans succès. Mais cela ne le désespère pas. Il contacte alors les syndicats de GDF, opposés à la fusion avec Suez. La CGT qui juge les faits «suffisamment troublants» fait alors circuler en interne un document, rédigé par l'homme d'affaires, intitulé «GDF/Suez : la face cachée». A l'intérieur, Kuhn y détaille le «pacte de corruption», en relevant un événement récent : la remise en février dernier par Sarkozy de la grand-croix de la Légion d'honneur, récompense réservée à quelques dizaines de personnes, à Albert Frère et à son associé en affaires, le canadien Paul Desmarais (les deux hommes sont co-actionnaires de Suez au travers d'un holding).
A cette occasion, Sarkozy avait fait un aveu : «Si je suis aujourd'hui président de la République, je le dois en partie aux conseils, à l'amitié et à la fidélité de Paul Desmarais.» Et de détailler comment, en 1995, alors qu'il était au creux de la vague, le financier canadien l'avait invité dans sa famille et s'était engagé à «bâtir» une «stratégie» pour lui. Dans cette optique, tous les avantages accordés à Frère et Desmarais seraient une façon, pour le Président, de renvoyer l'ascenseur. Plutôt gênant comme théorie. Pourtant, personne n'a porté plainte pour diffamation contre Jean-Marie Kuhn. Pour l'instant.
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