Pour comprendre la lenteur de l'intervention des États-Unis dans le carnage au Liban -- et pourquoi le cessez-le-feu ne tiendra probablement pas -- il faut retourner à l'été et à l'automne de 1990, période où le cynisme de la diplomatie américaine envers le monde arabe atteint son comble. Là, on voit comment la realpolitik américaine a semé les graines d'une guerre perpétuelle entre Israël et le Hezbollah.
À l'époque, George Bush père cherchait un soutien militaire local pour chasser l'armée irakienne du Koweït. Bush souhaitait par cette stratégie opposer les Arabes entre eux pour donner l'impression que cette prétendue campagne de «libération» n'était rien de plus qu'une dispute au sujet du pétrole.
Tâche difficile, étant donné que le Koweït avant l'invasion de Saddam, le 2 août, n'était ni libre ni démocratique. Mais le plus absurde était de prétendre que la Syrie, dirigée par le dictateur meurtrier Hafez Assad -- alter ego de Saddam Hussein presque à tous égards -- méritait de faire partie de cette glorieuse lutte pour les droits de l'homme.
Néanmoins, le secrétaire d'État adjoint John Kelly se rend le 13 août à Damas, où Assad a rapidement accepté de participer à la coalition. Le président syrien détestait son rival baassiste irakien et, de plus, selon Kelly, avait «probablement» déjà reçu des promesses financières de l'Arabie Saoudite (on peut penser que c'était à l'instigation des États-Unis) estimées dans les milliards de dollars en échange d'une garantie de troupes pour «défendre» le royaume contre une possible agression irakienne. Le 21 août, la Syrie annonce officiellement sa participation militaire afin de -- comble de l'ironie -- ne «pas laisser le golfe Persique dans des mains étrangères».
Et voilà que deux mois plus tard, l'armée syrienne -- installée depuis 1976 au pays du Cèdre -- profitant de son alliance avec Washington -- a avancé, non pas vers le Koweït, mais en direction de Beyrouth, où elle a renversé le gouvernement provisoire et anti-syrien du général chrétien Michel Aoun.
À Washington l'entente était claire. Afin de remercier Assad, l'administration Bush avait accordé un laissez-passer tacite aux Syriens, tant que les Israéliens ne seraient pas menacés dans le secteur sud du Liban. Par la suite, un proche d'Élias Hraoui qui comme président du Liban dans les années 90 était un allié de la Syrie, avait ainsi paraphrasé l'accord américain à une journaliste du Washington Post : «Nous ne vous donnons pas un feu vert, mais vous êtes le gouvernement légitime, et nous comprenons ce que vous avez à faire. Si vous réussissez, nous vous féliciterons. Si la bataille se prolonge, nous serons obligés d'exprimer nos regrets au sujet de la violence continue au Liban. Si vous échouez [dans le coup d'État], nous ne condamnerons pas votre action et appellerons les Libanais à résoudre leurs différends entre eux.»
Voici la vraie langue de la diplomatie américaine. Malheureusement, les conséquences de ces paroles pourries sont plus graves que leur syntaxe corrompue. Grâce à Bush père, le Liban est devenu, pendant 15 ans, une colonie de fait de la Syrie. Lors de son mandat, le président Hraoui s'est débrouillé pour désarmer la plupart des milices indépendantes mais surtout pas le Hezbollah, celle qui était la plus utile à Damas. Malgré le retrait d'Israël du Liban en 2000, la violence juifs-arabes a continué à petit feu, alors que le Hezbollah s'est renforcé au long de la frontière dans ce qui était devenu son fief.
Bien sûr, l'Amérique nie toute responsabilité à l'égard de la catastrophe libanaise. Le secrétaire d'État James Baker avait même dénoncé en 1990 toute insinuation que la politique étrangère de Washington (dont l'alliance avec Assad) était «amorale». Une telle effronterie est typique de l'Empire britannique plutôt que d'une république paisible. Et c'est justement la politique impériale de la Grande-Bretagne (qui a plus ou moins cédé le Proche-Orient à l'oncle Sam à partir de 1947) que l'administration de Bush fils tente de mimer.
Ayant acquis le goût pour le pétrole arabe (et iranien) pendant la Deuxième Guerre mondiale, l'Amérique avait appris les règles du jeu pour manipuler les nations arabes inventées par les Britanniques et les Français afin de mieux exploiter les biens des tribus et des clans rivaux. La règle diviser pour mieux régner continue d'une certaine manière d'être appliquée. L'instabilité et la guerre «communale» arrangent le maître colonial, du moins jusqu'à un certain point.
Parfois, le maître se trompe : avant le «feu vert» donné à la Syrie au Liban, il y a eu celui offert à Saddam par l'ambassadrice américaine April Glaspie lors de leur réunion en juillet 1990 quand l'Irak accusait les Koweïtiens de vol pétrolier souterrain. Plus tard, Glaspie a avoué que «évidemment, je ne pensais pas -- et personne d'autre non plus -- que les Irakiens allaient s'emparer de tout le Koweït».
Mais chez les responsables impériaux, on ne se fait pas trop de soucis. Dans le néo-colonialisme, il faut de temps en temps que le seigneur fasse saigner les vassaux. Mettez de côté pour l'instant l'appui «passionné» de l'Amérique pour Israël et comprenez que la meilleure chose pour Bush fils, comme cela était pour Bush père, c'est l'impasse ou la guerre civile, au Liban ainsi que dans la colonie américaine d'Irak. Bien entendu, des innocents vont souffrir afin que le pétrole continue à couler.
Cependant, avec chaque cadavre d'un civil arabe ou israélien, l'âme américaine se dégrade un peu plus. Quand un gouvernement perd l'habitude de s'exprimer honnêtement -- ou même d'avoir des pensées honnêtes -- il s'engage sur le chemin de l'enfer. Sans doute le «cessez-le-feu» créé par Condoleezza Rice contient du carburant qui fera de nouveau se réjouir le diable.
John R. MacArthur est éditeur du magazine américain Harper's.
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