Comprendre le 1er octobre dernier avec Maurice Séguin

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Maurice Séguin, un penseur pessimiste ou réaliste ?

J'étais hier conférencier dans le cadre du colloque commémorant le centième anniversaire de la naissance de l'historien Maurice Séguin, lequel s'est tenu à la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Séguin détient une importance fondamentale dans le Québec contemporain et ses réflexions et recherches ont été éclairantes et formatrices pour plusieurs générations de jeunes penseurs. On m'a demandé de traiter de l'actualité de la pensée de Maurice Séguin à la lumière de la dernière élection. L'historien avait-il, d'une certaine façon, anticipé de tels résultats? Tel que promis lors de la table-ronde (que j'avais l'honneur de partager avec Daniel Turp et Louise Harel) à laquelle je participais, je reproduis ici le texte complet de mon allocution. C'est un assez long papier, mais qui intéressera assurément les passionnés d'histoire et de politique québécoise.



Introduction


L’anecdote est bien connue des chercheurs intéressés et passionnés par Maurice Séguin, et a été racontée par Lucia Ferretti. Le 16 novembre 1976, lendemain de l’historique victoire du Parti québécois, première élection d’un parti indépendantiste à la tête de l’État québécois, les étudiants de Séguin étaient en transe. Ils n’étaient pas les seuls. Dans son mythique spectacle de fin d’année, Yvon Deschamps racontait que ce n’était pas le 15 novembre qu’il était énervé mais bien le 16 novembre, attendant, comme plusieurs, l’indépendance du Québec. « Faut battre le fer quand il est chaud », disait Deschamps.


La salle de classe de Maurice Séguin avait été décorée de drapeaux fleurdelisés et de drapeaux des Patriotes (à l’époque où cet emblème n’avait pas été récupéré par La Meute...). Alors que le grand professeur est entré dans la salle, il avait eu droit à une ovation debout[1]. N’était-il pas, à sa façon, l’un des instigateurs de ce moment charnière de l’histoire du Québec? 


Mais la réaction de l’historien n’a pas été celle qui était attendue de ses admiratifs étudiants. Loin de déborder d’enthousiasme à l’endroit du gouvernement, Séguin a prononcé ces paroles : « Pour ce qui me concerne, merci. Quant à eux, attendons de les voir à l’œuvre ». Une réaction qui tranche radicalement avec celle de Camille Laurin, qui déclarait, devant les militants réunis au Centre Paul Sauvé : « L’histoire vient de changer au Québec. Nous avons vaincu la peur et le manque de confiance en nous-mêmes. Nous danserons dans les rues ce soir et nous formerons le gouvernement que les Québécois attendent depuis deux cent cinquante ans[2] ».


À la lumière du jugement de Séguin, on peut même croire que le fait même que le gouvernement du Parti québécois ait même tenu un référendum sur la souveraineté-association (avec trait d’union), était déjà en soi étonnant, audacieux et difficile à anticiper.


Si Séguin a inspiré et formé toute une génération d’indépendantistes, d’autres tentent aujourd’hui de l’interpréter comme le concepteur d’une lecture extrêmement noire de l’histoire du Québec. C’est notamment le cas d’Éric Bédard, pour qui Séguin est davantage le père intellectuel de Denys Arcand que de Pierre Falardeau[3]. Arcand lui-même se disait « étonné plus tard quand des esprits légers ont voulu donner à Maurice Séguin une réputation d’historien nationaliste au sens militant ou politique du terme. L’essentiel pourtant de sa pensée était que la nation canadienne-française était trop petite et trop faible pour pouvoir jamais prétendre à l’indépendance en même temps que trop protégée et trop enracinée pour espérer une assimilation rapide[4] ».


Bédard renchérit ainsi : « Quiconque, me semble-t-il, médite "Les Normes" de Maurice Séguin ne peut que partager l’étonnement d’Arcand. L’œuvre du chef de file de l’école de Montréal – comme celle du cinéaste – laisse bien peu de place à un quelconque espoir de relèvement. Chez Séguin comme chez Arcand, il n’y a ni idées, ni héros, ni volontés assez fortes pour renverser le cours de l’histoire[5] ».


Le 1er octobre dernier au soir, on pouvait imaginer Séguin, de là où il est où, se dire « je vous l’avais bien dit! ». Qu’il y ait ou non une dimension eschatologique dans l’œuvre de Séguin est cependant, dans le cas qui nous intéresse, relativement secondaire. Quand on a conçu une théorie, comme Séguin l’a fait, des structures et des dynamiques coloniales déterminant l’évolution de la nation québécoise, il va de soi qu’on a une pensée qui soit inévitablement teinté d’une croyance en l’existence de lois de l’histoire.


On perçoit cependant que l’œuvre de Séguin est porteuse d’un cadre nous permettant de comprendre notre actuelle condition.


L’histoire du Québec chez Séguin


Séguin, avec ses collègues héritiers de Lionel Groulx, ont favorisé la renaissance de l’indépendantisme au cours de la décennie 1950, des disciples de haut calibre qui s’inscrivirent dans la rupture, dans la continuité ou dans la radicalisation de l’œuvre du chanoine. Les historiens de l’École de Montréal[6], reprenant les thèses de Groulx sur la Conquête mais adoptant une analyse historique exempte de religiosité.


En 1956, Séguin a donné une conférence au symposium sur le canadianisme à la Société historique du Canada. Voici le résumé de la seconde partie :


AVANT 1760 : FONDEMENT DE L’INDÉPENDANCE D’UN CANADA FRANÇAIS


1760 : DÉMOLITION DES POSSIBILITÉS D’INDÉPENDANCE D’UN CANADA FRANÇAIS


NAISSANCE D’UN CANADA ANGLAIS


DÈS 1760 ET APRÈS 1760 : UNE GUERRE DE RACES; UNE ISSUE : ANNEXER LE CANADA FRANÇAIS


Une guerre de races pour l’indépendance nationale;


1783 et 1791 aggravent et prolongent la guerre des races;


Un dilemme : choisir entre le Canada du passé et le Canada de l’avenir;


Vers 1824, la seule solution possible commence à se préciser;



  • l’annexion;

  • l’annexion avec ménagements;


En 1840, cette solution de base est appliquée; [...]


1867 ne fait que reprendre l’arrangement de 1840.


DEUX SIÈCLES APRÈS 1760 : UN CANADA ANGLAIS NATION


UN CANADA FRANÇAIS PROVINCE


Deux nations anglaises, une province française;


Ou plus exactement : une province semi-française;


Un peuple majeur indépendant et un peuple mineur annexé;


Le drame des deux impossibles et de l’inévitable survivance;



  • impossible indépendance;

  • impossible disparition;

  • inévitable survivance dans la médiocrité;


La justesse de l’arrangement de 1867.


            DEUX SIÈCLE APRÈS 1760 : MÊME CONTEXTE


Toujours au lendemain de 1760;


Une défaite organique qui n’a rien perdu de son intensité;


Toujours deux Canadas qui ne peuvent se fusionner;


Les mêmes relations commandent leur coexistence[7].


Il y a donc deux moments historiques majeurs, si on suit cette lecture : 1760 et 1840. La Conquête, et l’Acte d’Union. Séguin nous dit ainsi que même si la Confédération harmonieuse est un mythe, car on ne peut créer de pacte binational en se fondant sur la conquête effective d’un des deux peuples sur l’autre, les Canadiens français constituent la « nation annexée la mieux entretenue au monde[8] », ajoutant que, « dans ce domaine, la pratique de la vertu ne s’apprend pas en un jour[9] ». Le confort et l’indifférence seraient ainsi des obstacles majeurs sur la voie de l’indépendance. Le Canadien français aurait une indéniable conscience nationale, mais peinerait à envisager la rupture vis-à-vis du système colonial qui l’entretient dans sa position de faiblesse.


L’insécurité n’est-elle pas au centre même de l’identité québécoise? En 1973, Guy Rocher décrivait la société québécoise comme stagnant dans « la peur, l’insécurité, la soumission et l’aliénation[10] ». Dans Le Québec en mutation, Rocher voit l’origine de l’insécurité collective dans les bouleversements de la société canadienne-française puis québécoise. Tout d’abord, les transformations des structures sociales par l’industrialisation, laquelle s’est produite à la fin du XIXème siècle et au cours de la première moitié du XXème siècle. La transformation du milieu rural, artisanal et marchand en société industrielle diversifiée[11]. En plus de l’urbanisation, le système des classes sociales a été bouleversé, montrant l’arrivée d’abord d’une classe ouvrière, puis d’une petite bourgeoisie et d’une classe moyenne[12]. Comme le souligne Rocher, l’industrialisation a été imposée de l’extérieur, le Québec n’ayant que fourni les matières premières et la main d’œuvre[13].  Ces changements ne pouvaient qu’entraîner des tensions au sein de la société québécoise, alors que les transformations culturelles qui y étaient inévitablement liées se heurtaient au conservatisme profond et aux volontés de l’Église catholique. Mais c’est la Révolution tranquille qui a véritablement représentation la mutation culturelle profonde, ayant tenté d’éliminer la vieille identité du monde ancien. Celle-ci n’a pas non plus été unanimement saluée, et la résistance au changement y était tout autant profonde. Rocher explique ce conservatisme québécois par les origines rurales, le catholicisme et l’isolement. Selon lui, le milieu rural prédestinait le Canadien français à un certain capitalisme, étant propriétaire de de ses moyens de production et parfois employeur. Il était également « individualiste » au sens où le climat et les distances rendaient chaque entreprise familiale autonome et isolée. L’habitant canadien-français était dès lors peu confiant en la nouveauté, préférant, pour le bien de ses récoltes, se fier aux techniques déjà éprouvées[14]. Or, l’état de dépendance crée en lui-même l’insécurité : comment une minorité peut-elle avoir confiance en l’avenir alors que son niveau de vie dépend de facteurs qui lui sont totalement étrangers? L’abandon, par l’industrialisation, de l’agriculture, sonnait même le glas de la seule production pouvant lui assurer une certaine indépendance économique[15]. Comme l’écrit Rocher : « Ainsi, la crainte de voir les capitaux étrangers se retirer d’un Québec trop rebelle et trop indépendant d’esprit trouve dans la conscience canadienne-française des échos qui remontent loin[16] ».


Le Canada français, versant foncièrement dans l’insécurité, aspirant à sa libération mais était porté à se contenter de sa condition nouvelle acquise? Cela n’est pas sans évoquer ce portrait que faisait Camille Laurin de René Lévesque :


« Depuis que je travaille à ses côtés, René Lévesque me paraît comprendre et ressentir dans sa chair ces contradictions de l’homme québécois qui tout à la fois lui imposent de se libérer et l’empêchent d’y parvenir. C’est pourquoi il oscille lui-même entre la nuit et la lumière, l’impatience et la confiance, la tendresse et la sévérité, la mercuriale et l’appel au dépassement, lorsqu’il se parle à lui-même ou aux autres. C’est pourquoi il plonge jusqu’au fond de lui-même pour prendre conseil en temps de crise. C’est pourquoi il est pour chacun un signe de contradiction, le lieu de la reconnaissance et de la méconnaissance, de la détestation et de l’amour. C’est pourquoi en somme le destin ne pouvait que le choisir comme accoucheur de notre liberté[17] ».


Il est intéressant de noter que Laurin dressait un portrait similaire de Daniel Johnson, ce « chevalier de l’ambiguïté[18] » qui symbolisait pour les Québécois « leurs souffrances, leurs labeurs et leur soif de liberté[19] » et qui traînait « les conditionnements, les complexes et les inhibitions d’un peuple traumatisé[20] ».


« Le vrai Québécois sait qu’est-ce qu’il veut, et ce qu’il veut c’est un Québec indépendant dans un Canada fort » disait Yvon Deschamps. Comment ne pas y voir là les racines du 1er octobre dernier? Le Parti libéral a gouverné en poussant plus loin que jamais son adhésion inconditionnelle au Canada, ne se réclamant même plus d’une quelconque forme de nationalisme mais condamnant celui-ci dans son principe même. Les Québécois lui ont fait subir la pire défaite de son histoire. Le Parti québécois, qui incarnait l’idée de souveraineté depuis 50 ans, a aussi connu la pire défaite de son histoire au chapitre des suffrages. C’est finalement la Coalition Avenir Québec, le parti du « Québec indépendant dans un Canada fort », qui a obtenu un gouvernement majoritaire fort.


Il faut dire que le Parti québécois a lui-même caché son option comme s’il s’agissait d’un boulet. Sur l’indépendantisme, Séguin nous offre aussi des réflexions éclairantes.  


La signification de l’indépendance


Quelques années plus tard, l’indépendantisme a émergé comme courant intellectuel et politique important. Au premier chapitre des raisons profondes le justifiant, figurait ce qui peut aujourd’hui sembler relever de l’évidence : l’existence d’une collectivité nationale distincte. Mais le nationalisme qui se rattachait à cet indépendantisme n’en était pas un de pur esthétisme, lequel ne viserait qu’à créer un pays pour mettre le « flag sur le hood », pour reprendre un Jean Chrétien qui assimilait la définition de soi à un simple complexe identitaire. L’indépendantisme s’exposait à travers une vision d’ensemble faisant de l’autodétermination un tout concret, bien loin d’un simple univers théorico-conceptuel. Séguin était une figure emblématique de l’indépendantisme érigé en posture intellectuelle, faisant de l’agir collectif une caractéristique inhérente à l’idée de nation au sens intégral ; un « agir collectif » se déclinant au niveau de la pleine autodétermination politique tout autant qu’en ce qui touche à la maîtrise de la vie culturelle et à la prise en charge économique.[21] Celles-ci sont, aux yeux de Séguin, des biens en eux-mêmes, car « il est bon pour toute nation d’avoir ses organismes [...], de poser elle-même les gestes exigés, [...] de planifier, organiser[22] », tout comme il lui est souhaitable « de s’insérer elle-même dans la vie économique mondiale » et de « bien dominer sa culture, d’assimiler les influences extérieures, [...] d’être un foyer vivant de culture ». À l’inverse, la privation de cet « agir par soi » peut se traduire par une « oppression essentielle[23] ». Marcel Chaput, éphémère chef du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) au début des années 1960, fera écho à un tel point de vue quelques années plus tard, en des termes fort simples qui composent une logique implacable : « Les Canadiens français forment une nation. La nation canadienne-française est une nation comme les autres. L’État du Québec est l’État national des Canadiens français. Pour progresser, les Canadiens français doivent être maîtres chez eux[24] ».


La raison forte de faire l’indépendance est clairement la liberté. Pendant longtemps, les souverainistes se sont empêtrés dans des querelles byzantines quant à la manière de désigner leur projet. S’agit-il d’une fin en soi ou d’un moyen? En réalité, il s’agit d’un faux dilemme : l’indépendance est à la fois une fin et un moyen. La liberté est tout autant un objectif qu’une manière de pouvoir prendre ses propres décisions. L’ex-chef péquiste André Boisclair parlait quant à lui de « coffre à outils », symbolisant à quel point la charge existentielle d’un tel projet était disparue. On peut y voir une victoire du trudeauisme, une donnée inexistante à l’époque de Séguin.


L’indépendantisme fait de la définition de soi une de ses dimensions foncières[25]. Mais, à la différence du nationalisme canadien-français, il pose le Québec comme entité de référence exclusive plutôt que prioritaire.  En 2018, on dit des jeunes de 18 à 25 ans qu’ils sont « plus Québécois que jamais », tout en étant moins « souverainistes » que les générations qui les ont précédées. Serait-ce parce que, pour eux, la bataille identitaire est chose du passé, que l’affaire est close ? Si le débat national leur semble obsolète, n’est-ce pas que l’indépendance psychologique relève du fait acquis chez eux ? L’indépendantisme, tant identitaire qu’il fut, était vers la fin des années 1950 à mille lieues d’une simple querelle de drapeaux. Il incarnait alors un véritable schéma de rupture.


Séguin sur l’indépendantisme


L’indépendantisme de Séguin se rapproche davantage de celui du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) que de celui d’un René Lévesque ou des autres « souverainistes-associationnistes » issus des rangs du Parti libéral[26]. À ce titre, permettez-moi de citer ce passage issu du petit livre L’idée d’indépendance au Québec. Genèse et historique, issu d’une conférence donnée par l’historien à la télévision de Radio-Canada :


« Depuis une dizaine d’années, une nouvelle vague séparatiste déferle sur le Québec. Ces séparatistes ne parviennent pas toujours à se libérer de l’attitude de fédéralistes dépités, attitude qui consiste à s’imaginer que la fédération de 1867 aurait pu bien fonctionner et qu’il faut la rejeter pace qu’elle a abouti à un échec accidentel mais irréparable. Cependant, les séparatistes actuels, à mesure qu’ils clarifient leur doctrine, font pénétrer dans la conscience canadienne-française le concept de la nécessité de l’indépendance sur le plan politique d’abord. Par là, ils rendent au Canada français le plus grand des services, celui de démasquer l’imposture de la tradition LaFontaine-Étienne Parent, ce bon vieux mythe d’une égalité possible entre les deux nationalités ou mieux de la possibilité pour les Canadiens français d’être maîtres dans un Québec qui demeurerait à l’intérieur de la Confédération. Le plus grand devoir, dans l’ordre des idées, est de dénoncer l’aliénation fondamentale, essentielle, dont souffre le Canada français. Mais, c’est là un travail de sape de longue haleine[27] ».


Doctrine indépendantiste incomplète et imparfaite venant de fédéralistes dépités? Claude Morin, père de la stratégie de l’« étapisme » au Parti québécois, estimait que le manifeste fondateur du courant souverainiste moderne au Québec, Option Québec, « ce n’est pas du séparatisme, c’est une véritable confédération[28] ». En 1967, l’ex-député libéral devenu indépendant[29] (et indépendantiste) François Aquin, critiquait déjà ce qu’il voyait une insuffisance de la posture de ceux qui, « pour plaire à tout le monde... iront jusqu’à nous édifier des États associés qui ne sont qu’élucubration de juristes en serre-chaude », car, se demande-t-il, « comment penser sérieusement faire deux États dans un seul et obtenir en plus le consentement de la majorité canadienne?[30] ». L’effort péquiste s’inscrivait, pour reprendre Gérard Bergeron, dans un « nationalisme plus complet et davantage décidé [...] mais devant encore rester un temps en deçà de l’indépendance[31] ».


Les souverainistes ont, de fait, souvent embrassé la possibilité d’un Canada réformé. Il y eut cette souveraineté-association avec trait d’union, éliminant toute possibilité de rupture unilatérale et laissant à Ottawa toute la latitude d’accepter ou non de négocier un nouveau partenariat avec le Québec. Il y eut ensuite ce « beau risque », puis cette « affirmation nationale », autant de déclinaisons d’un même message : celui d’une assomption, par les souverainistes, que leur raison d’être est inatteignable, et qu’il faut par conséquent réanimer le vieux rêve d’un Canada respectueux de la distinction nationale québécoise.


Séguin rappelait également que « [l]e Canada anglais est aussi intéressé à maintenir, à défendre son intégrité, à conserver sa province de Québec, la deuxième province du British North America, où vivent 30% des contribuables et 30% des consommateurs, que le Canada français est intéressé à réaliser son émancipation nationale. "Notre maître, le passé" est une expression très juste. Mais, pour nous, depuis deux siècles, le passé a un nom propre. Et nos maîtres, les Anglais, ne seraient pas dignes d’avoir été nos maîtres pendant deux siècles s’ils se laissaient démolir facilement[32] ».


Aujourd’hui, nous ne représentons que 23,2 pour cent de la population canadienne (le poids démographique du Québec au sein du Canada est en recul[33]) et occupons 23 pour cent des sièges dans le parlement de ce pays, composé de dix provinces aux intérêts extrêmement différents. Mais le constat reste le même : un pays du G7, qui plus est lorsque celui-ci est fondé sur des bases impériales et coloniales, ne se laissera pas imposer un processus d’indépendance reposant uniquement sur des bons sentiments.


Rien n’illustre mieux ce postulat séguiniste que le fait que les souverainistes aient opté pour l’étapisme comme cadre stratégique, renonçant à l’État. L’étapisme représente un virage radical dans le rapport au pouvoir des souverainistes, et dans la relation qu’ils entretiennent face à leur option. L’étapisme porte mal son nom, nous laissant entendre qu’il s’agit d’accepter qu’il y aura plusieurs étapes dans un processus d’indépendance, ce qui va de soi. C’est plutôt le contraire : il ne mise désormais que sur un seul Grand Soir messianique, dont l’issue dépendra de l’humeur populaire et donc de la qualité du marketing que les souverainistes auront déployé, et sur la croyance que ce seul résultat référendaire transformera ipso facto la province en pays à part entière. Plutôt que d’assumer l’existence d’étapes concrètes dans la définition et la construction de l’État-nation, il inscrit l’indépendance le registre de l'Idéal. Après plusieurs années d’administration de la province, il ne suffira que d’une trentaine de journées référendaires –et à force de démonstrations d’art oratoire- pour convaincre une majorité de voter en faveur du Oui. La souveraineté ne peut plus dès lors que s’enfermer dans le domaine des concepts. En l’absence de démonstration effective, la rhétorique semble ne point être parvenue à elle-seule à faire tomber le mur psychologique, aussi alléchante que soient les mirages de la Terre Promise. Le référendum polarise autour du pays imaginaire –et se solde par son rejet- plutôt que d’opter pour une série d’actes d’État édifiant le pays réel.


Au début du Parti québécois, le pouvoir et la souveraineté, qui est un exercice effectif et non un moment, le pouvoir et la souveraineté étaient indissociables, étant à la fois moyen et fin en soi. Après le virage du mal nommé « étapisme », l’élection devient le moyen pour le pouvoir provincial, qui est l’objectif. Le référendum sera quant à lui le moyen pour le second objectif, la souveraineté. Or, le terrain est miné d’avance tant la conjoncture et les impératifs politiques ne peuvent que mener à transformer le statut non-écrit du référendum, lequel ne peut que passer progressivement de moyen inévitable à objectif propre, puis ensuite à horizon lointain en cas d’aléas dans l’opinion publique.


Ce changement progressif de paradigme a recadré l’ensemble des débats autour de modalités, de considérations sur l’échéancier, de libellé de la question référendaire ou encore de pertinence (ou non) d’utiliser les fonds publics pour faire la promotion de la souveraineté avant la consultation référendaire. Il a donné lieu à diverses confrontations autour du calendrier pour contenter les militants – ce fut l’enjeu central lors de la course à la direction du Parti québécois en 2005, ou encore lorsque le gouvernement Landry y était allé de la promesse de réaliser la souveraineté dans mille jours – ou encore de justifications attentistes telles que les nécessaires « conditions gagnantes » que Lucien Bouchard souhaitait réunir avant d’enclencher une nouvelle consultation. En 2003, c’était « l’assurance morale de gagner » le référendum qui faisait office de préalable à l’action, tandis que sa cuvée 2014 s’articulait autour du fait qu’il n’y « en aurait pas tant que les Québécois ne seront pas prêts ». La souveraineté n’est plus que question de calendrier, de momentum, d’humeur populaire.


Il s’agit d’une intériorisation totale du cadre colonial que l’indépendantisme prétend vouloir renverser. Claude Morin, père de ce cadre stratégique, avouait lui-même que c’est lors d’un souper arrosé avec trois hauts-dignitaires canadiens qu’il avait eu l’idée de faire passer l’indépendance par un référendum obligatoire, parce que ce serait la seule manière de s’assurer que la pays avec lequel nous voulons rompre acceptera gentiment de discuter. L’étapisme repose aussi sur l’idée que le peuple ne serait pas prêt d’emblée pour l’aventure souverainiste. L’étapisme vise à dédramatiser le sens profond d’un vote en faveur du Parti québécois et à y ajouter la corde de la gestion quotidienne. L’idée sous-tendue est limpide : la meilleure manière de démontrer que les souverainistes ne versent pas dans l’incompétence ou dans le fanatisme révolutionnaire écervelé est d’assumer le pouvoir provincial afin de démontrer par le réel la capacité de gouverner des souverainistes et leur professionnalisme aux commandes de l’État. Or, il s’agit d’une avenue qui, tout en cherchant à éviter un piège, était elle aussi semée d’embûches. La transparence extrême mène inexorablement à un exercice de stratégie ouverte où la mécanique est inscrite à la vue des adversaires de la souveraineté. Ottawa se trouve en parfaite mesure de se préparer et de s’investir dans l’appareil démocratique québécois, les lois votées à l’Assemblée nationale ne s’appliquant pas à celui-ci. L’exemple du référendum de 1995 est éloquent à bien des égards, comme en ont témoigné les nombreuses révélations survenues en 2005 lors de la Commission Gomery sur l’utilisation de sommes faramineuses au nom de l’unité canadienne et des octrois massifs de citoyenneté canadienne à ceux qui aspiraient à son obtention. L’étapisme confisque ainsi une question essentiellement sociale et politique en l’enfermant dans un juridisme naïf. Il évacue ainsi les notions de rapport de force et de stratégie d’État au profit d’un espoir qu’Ottawa, par esprit démocratique, accepte de négocier et de reconnaitre le verdict référendaire. Le plus grave, c’est que le souverainisme moderne, né du constat d’un plafonnement de la Révolution tranquille, reposant sur la critique de la province au sein du Canada, faisant le procès d’un cadre étroit de point de vue et pauvre d’ambition où le Québec serait condamné à discuter constamment de la manière d’aménager son statut de minorité. Soudainement, les souverainistes s’engagent à le respecter. Ils gouverneront en se conformant aux limites imposées par le régime canadien, un système et un partage de pouvoirs qui sont,  par essence, coloniaux.


L’étapisme mène le PQ à transformer les scrutins en élection pour un « bon gouvernement » à l’instar des autres formations qui, elles, assument pleinement leur consentement au Canada. La stratégie étapiste établit aussi une corrélation entre le taux de popularité du gouvernement, qui serait le résultat d’une gestion provinciale adéquate, et la progression de la « cause ». Or, un gouvernement souverainiste qui serait particulièrement performant ne démontrerait-il pas que le statut provincial suffit amplement pour assurer un développement adéquat de la nation québécoise en fonction de ses exigences? Dans le cas d’un bilan décevant, l’impopularité d’un gouvernement souverainiste rebuterait les Québécois, qui ne seraient vraisemblablement pas intéressés à confier la création d’un nouveau pays à une équipe qui ne parvient même pas à s’occuper convenablement d’une province. L’étapisme impose au mouvement souverainiste de se convertir à la critique politicienne au détriment du procès du régime, embrassant une vision essentiellement gestionnaire combinée aux dangers d’une accoutumance du pouvoir et d’une intériorisation des réflexes de la gouvernance provinciale. Il pousse le souverainisme sur la pente glissante du politiquement correct, qui elle-même l’entraîne sur celle de la peur du conflit ouvert, assimilant lui-même bien souvent la fermeté à l’extrémisme. La dédramatisation du sens profond d’un appui au PQ banalise en elle-même la souveraineté, représentant si peu une urgence qu’elle peut être remise à plus tard tandis que les souverainistes admettent eux-mêmes que la véritable priorité réside dans la gestion adéquate de la province.


En conclusion


La critique séguiniste de l’indépendantisme se décline, grosso modo, en trois volets : premièrement, il y aurait, de la part des indépendantistes, une lecture incomplète des logiques historiques du Québec, qui ignorerait la nature foncièrement coloniale du régime ; deuxièmement, la situation du Québec comme société de consommation relativement prospère rend difficile à faire accepter un processus de rupture à un peuple peinant à surmonter ses insécurités ; troisièmement, les indépendantistes versent dans une pensée magique flagrante en pensant qu’Ottawa acceptera sans mot dire de se laisser disloquer de la sorte.


Comment ne pas voir là une formidable anticipation du 1er octobre dernier? Depuis 1995, le plancher électoral du PQ ne cessait de baisser, et le parti n’aura remporté que deux élections sur sept. Et encore, en 1998, il a gagné mais avec moins de votes que l’opposition officielle. En 2012, il n’est parvenu qu’à obtenir quatre sièges de plus qu’un gouvernement hautement impopulaire.


Lucia Ferretti le disait, résumant la pensée radicale de Séguin : « l’identité d’un peuple et sa souveraineté ne s’acquièrent ni ne se préservent par le compromis[34] ». Les souverainistes devront désormais méditer sur ces paroles pleines de sagesse.





[1] Lucia Ferretti, « Le mardi 16 novembre 1976 », dans Robert Comeau (dir.), Maurice Séguin, historien du pays québécois vu par ses contemporains, Montréal, VLB Éditeur, 1987. (p. 284-285)


[2] Jean-Claude Picard, Camille Laurin. L’homme debout, Montréal, Boréal, 2003, p. 237


[3] Éric Bédard, Recours aux sources, Montréal, Boréal, 2011.  (p. 65-75)


[4] Denys Arcand, « L’historien enraciné », dans Robert Comeau, Maurice Séguin, op. cit, p. 257.


[5] Éric Bédard, Recours aux sources, op. cit, p. 75.


[6] Jean Lamarre, Le devenir de la nation québécoise selon Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet. 1944-1969, Québec, Septentrion.


[7] Ibid., p. 178-179


[8] Maurice Séguin, L’idée d’indépendance au Québec. Genèse et historique, Trois-Rivières, Boréal Express, 1968. (p. 65)


[9] Ibid.


[10] Guy Rocher, Le Québec en mutation. (Montréal : Éditions Hurtubise HMH, 1973), p. 9.


[11] Ibid., p. 16.


[12] Ibid., p. 17.


[13] Ibid., p. 18.


[14] Ibid., p. 41.


[15] Ibid., p. 44.


[16] Ibid.


[17] Camille Laurin, Pourquoi je suis souverainiste?, Éditions du Parti Québécois, 1972, 64 p. (P. 56)


[18] Camille Laurin, Ma traversée du Québec, Éditions du Jour, 1970, 170 p. (P. 152)


[19] Ibid., p. 153


[20] Ibid., p. 152


[21] Collectif, Les Normes de Maurice Séguin. Théoricien du néo-nationalisme, Guérin, 1999, 270 p. (p. 159)


[22] Ibid, p. 160


[23] Ibid., p. 161


[24] Marcel Chaput, Pourquoi je suis séparatiste, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2007 [1961] p. 19


[25] Jean Bouthillette l’écrivait joliment en 1972 : « Nous voici devenus totalement étrangers à nous-mêmes. Ce que la Conquête et l’occupation anglais n’avaient pu accomplir : nous faire disparaître, l’apparente association dans la Confédération l’a réussi cent ans plus tard, mais de l’intérieur, comme un évanouissement. La dépossession s’est faite invisible. [...] S’assimiler de fait, c’est mourir à soi pour renaître dans l’Autre ; c’est trouver une nouvelle personnalité ».

Bouthillette, Jean, 1972, Le Canadien français et son double, Montréal, L’Hexagone, p. 50


[26] Josiane Lavallée, « Maurice Séguin. 1968 », dans Robert Comeau, Charles-Philippe Courtois et Denis Monière (dir.), Histoire intellectuelle de l’indépendantisme québécois. Tome 1. 1834-1968, Montréal, VLB Éditeur, 2010, p. 232-241. (p. 233)


[27] Maurice Séguin, L’idée d’indépendance au Québec. Genèse et historique, op. cit., p. 65.


[28] Entrevue du journaliste Pierre Duchesne avec Claude Morin, le 28 juin 1999, dans :

Pierre Duchesne,  Jacques Parizeau Tome II. Le Baron. (Montréal : Québec Amérique, 2002), p. 318.


[29] François Aquin a quitté le Parti Libéral suite au traitement réservé au président français Charles De Gaulle à la suite de sa déclaration sur l’indépendance du Québec à Montréal lors de l’exposition universelle de 1967.


[30] Le Devoir, le 3 octobre 1967. Cité dans Gérard Bergeron, Notre miroir à deux faces, Québec/Amérique, 1985. (p. 58)


[31] Ibid., p. 124


[32] Maurice Séguin, L’idée d’indépendance au Québec, op. cit., p. 65-66.


[33] « Recensement : le poids démographique du Québec recule », La Presse canadienne, 2 août 2017.


[34] Lucia Ferretti, « Le mardi 16 novembre 1976 », op. cit, p. 285.



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Simon-Pierre Savard-Tremblay est sociologue de formation et enseigne dans cette discipline à l'Université Laval. Blogueur au Journal de Montréal et chroniqueur au journal La Vie agricole, à Radio VM et à CIBL, il est aussi président de Génération nationale, un organisme de réflexion sur l'État-nation. Il est l'auteur de Le souverainisme de province (Boréal, 2014) et de L'État succursale. La démission politique du Québec (VLB Éditeur, 2016).