Ce que Marx dirait de la crise financière

L'exploitation, dont l'auteur du Capital a exposé les mécanismes de façon magistrale, serait-elle en cause? Quel vilain mot venons-nous d'utiliser!

Crise mondiale — crise financière

Deux fois par mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur. Cette semaine, une tentative pour comprendre les racines de la crise financière actuelle à partir de la thèse de Karl Marx sur le «fétichisme de la marchandise».
Bien sûr, Marx est mort. Bien sûr, le marxisme ne propose qu'une analyse réductrice des phénomènes économiques et sociaux: les méchants bourgeois d'un côté et les pauvres ouvriers exploités de l'autre... Bien sûr, notre économie présente une complexité dont seules les savantes analyses des économistes contemporains sont en mesure de rendre compte. Dans ce contexte, Le Capital fait au mieux figure de dinosaure; quel intérêt y a-t-il à soulever la poussière qui recouvre ces vieilles pages? Mais si, comme le suggère Héraclite, pour trouver de l'or il fallait remuer beaucoup de terre, et si un peu de ce métal précieux se trouvait enfoui dans le cimetière où plusieurs voudraient bien avoir enterré définitivement la pensée marxiste? Donnons donc, quitte à jouer les profanateurs, quelques coups de pelle de ce côté.
Dans le premier chapitre du Capital, Karl Marx (1818-1883) se livre à une tonifiante dénonciation de ce qu'il appelle le fétichisme de la marchandise. Ce qu'il veut désigner par cette expression, c'est le fait que les modernes que nous sommes, qui se targuent de rationalité, vivent, à leur insu, en relation avec un monde peuplé d'objets ou de personnages tout aussi magiques et religieux que celui des primitifs et des croyants, soit l'univers de l'argent, des marchandises et du marché. Spontanément en effet, nous attribuons aux marchandises une valeur associée à leurs propriétés intrinsèques. Telle maison, par exemple, vaut tant parce qu'elle comporte tant de pièces, qu'elle est revêtue de tel matériau, etc., et nous exprimons cette valeur en nous référant à une autre marchandise d'une nature particulière, l'argent, que nous envisageons de la même façon. Mille dollars, ça vaut mille dollars, point. Bien plus, nous donnons à l'argent la propriété de croître, de s'engendrer lui-même. Nous le plaçons à la banque, nous l'investissons dans des titres boursiers et nous en retirons des dividendes. Nous oublions que les marchandises et le marché ne sont rien d'autre que les produits de notre travail, et de la même façon que les croyants se plient aux injonctions de dieux qu'ils ont inventés, nous les laissons régner sur nos vies. L'absurdité de tout cela devient particulièrement manifeste en temps de crise; notre cécité généralisée, notre incapacité d'en faire la critique auraient probablement irrité Marx au plus haut point.
Quelles sont en effet les explications courantes de la crise actuelle? Des acheteurs imprudents se sont procuré des maisons qu'ils ne pouvaient payer, appâtés par des banquiers tout aussi imprudents qui leur ont proposé des conditions de prêt extrêmement alléchantes, à tout le moins à première vue... Évidemment, ces banquiers prenaient un risque, mais comme la valeur des maisons était destinée à s'accroître et que le stratagème de la «titrisation» leur permettait de transférer ce risque à d'autres, ils jouaient une carte gagnante. Manque de pot, à un moment donné, la valeur des maisons a cessé d'augmenter. Un acteur, l'argent, a fait défaut... Le marché en a pris pour son rhume. On espère que ça ne dégénérera pas trop, mais tout va de mal en pis. On aurait dû surveiller davantage, réglementer de façon à empêcher les initiatives trop hasardeuses... Le plus souvent, sur le fond, les explications que l'on propose de cette crise se résument à cela.
Les gens qui les avancent pensent décrire une situation objective; Marx dirait d'eux qu'ils s'égarent dans des brumes mystiques.
Au Moyen-Âge, fait-il observer, l'argent et les marchandises sont absents de l'économie paysanne et celle-ci se laisse lire avec la plus grande aisance. Le serf verse son tribut en nature et il ne se fait pas mystère que le seigneur vit à ses dépens. Reprenons donc l'explication de la crise dont nous venons de faire état, mais en l'examinant cette fois-ci avec des yeux plus naïfs, des yeux qui ne regardent plus l'activité humaine à travers le filtre familier de l'économie marchande et qui, de ce fait, ont retrouvé leur faculté d'étonnement. Les amateurs de théories savantes seront déçus; ils ne trouveront rien d'alambiqué à se mettre sous la dent, mais comme l'enseigne Descartes, pour voir clair dans le complexe, ne faut-il pas d'abord le ramener au simple?
Des acheteurs imprudents se sont procuré des maisons qu'ils étaient incapables de payer. Imaginons une société où l'argent n'existe pas. On pourrait de toute évidence y construire des maisons. Il va aussi de soi que l'on fabriquerait ces maisons pour en profiter, pas pour les laisser à l'abandon. Pourtant aux États-Unis, actuellement, des milliers, voire des millions de personnes sont forcées de quitter leur résidence. Ces habitations sont disponibles, mais personne ne peut en bénéficier. Une telle absurdité devrait nous atterrer. C'est compter sans la magie du fétichisme. Quelles sont en effet nos réactions? Nous déplorons bien sûr que des gens perdent leur maison, mais comme nous ne voyons rien d'anormal dans le fait de ne pas «avoir les moyens» de profiter de ce que l'on a produit, nous considérons que c'est ce qui doit arriver lorsqu'on n'a pas l'argent pour payer, et nous en tirons la leçon qu'il est bien imprudent de vivre au-dessus de ses moyens. Pour ce qui est des banquiers, nous leur servons une morale similaire: on ne prête pas l'argent que l'on n'a pas à des gens qui ne pourront rembourser. Nous délirons ferme en toute inconscience. Nous considérons les maisons, l'argent et l'ensemble des marchandises comme des objets qui circulent sur une scène autonome et souveraine, le marché, de la même manière que les êtres divins peuplent le ciel, et nous nous disons qu'il faut faire preuve de prudence lorsque nous entrons en contact avec eux parce que des gestes trop inconsidérés sont susceptibles de déclencher de violentes tempêtes dont nous pourrions tous être victimes. Les actions impies provoquent la colère des dieux et il en va de même de nos comportements à l'égard du marché... Nous sommes plongés dans un univers de choses que nous enveloppons d'un nuage religieux; nous n'arrivons pas à voir ces choses comme les produits de notre travail collectif, donc comme un monde qu'il nous revient de gérer le plus rationnellement possible, et nous acceptons benoîtement qu'elles nous donnent du martinet.
Exploitation en cause?
Supposons que la petite société que nous avons imaginée prenne de l'expansion et que pour faciliter les échanges, on décide d'y introduire l'argent. Dans un premier temps tout au moins, celui-ci serait perçu non pas comme une richesse, mais simplement comme un moyen d'échange. On en ferait circuler une quantité suffisante et la répartition des marchandises s'effectuerait probablement sans trop d'anicroches. Là encore, ce n'est pas ce qui se produit aux États-Unis.
L'argent, en effet, n'y facilite pas la distribution des maisons, il la bloque. Les gens qui en auraient besoin n'en ont pas... Phénomène étonnant pour le regard vierge que nous procure la lecture du Capital! Comment l'expliquer?
Dans Le Devoir du 17 novembre, Serge Truffaut écrit: «En 1928, l'inégalité des revenus avait atteint un sommet. En 2006, l'inégalité a enregistré un record. Dans les deux cas, c'est à méditer et à retenir, 5 % des plus riches faisaient main basse sur le tiers de l'ensemble des revenus. C'est à noter, cette culture de l'injustice la plus pernicieuse qui soit fut amorcée aux États-Unis et en Grande-Bretagne dans les années 80 avant que l'Allemagne, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et le... Canada ne les imitent... » Quand M. McCain a acheté sept ou huit maisons, il trouve que c'est assez. Par malheur, il dispose de l'argent qui permettrait à ses concitoyens moins nantis de se procurer celles qui attendent d'être habitées. On le voit bien, lorsque l'argent est monopolisé de la sorte par quelques «winners», il lui est impossible de jouer correctement son rôle de moyen de circulation. Se pourrait-il alors que, plutôt que d'être l'effet d'un déséquilibre entre l'offre et la demande ou d'un quelconque enrayage de cet ordre sur la scène autonome du marché, la crise actuelle trouve son explication, pour employer les termes de Marx, dans «un rapport social déterminé des hommes entre eux (qui) revêtirait ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles»? L'exploitation, dont Marx a exposé les mécanismes de façon magistrale, serait-elle en cause?
Quel vilain mot venons-nous d'utiliser! L'entrepreneur, l'homme d'affaires, l'investisseur, voilà autant de héros dynamiques qui procurent de l'emploi, font croître les richesses, engendrent la prospérité... L'industriel par exemple, dont l'entreprise fait du profit, n'a exploité personne. Il a payé correctement ses employés et il a vendu sa marchandise au prix du marché. Un petit miracle reste néanmoins à expliquer: l'apparition du profit. Si cet entrepreneur avait redistribué le bénéfice de ses ventes à ses employés en fonction du travail que ceux-ci ont fourni, d'où son profit aurait-il bien pu provenir? Quelle drôle de question... De son côté, l'investisseur a vu croître ses dividendes parce qu'il a fait des placements avisés. Évidemment, cela lui permet de se procurer des richesses qu'il n'a en rien contribué à produire, mais pourquoi s'arrêter à cela? De la même façon, des maisons qui prennent de la valeur sur le marché, c'est normal quand la demande est forte. Cela permet aussi de mettre la main sur le travail d'autrui, mais quand on sait que, comme la cuisse de Jupiter, les marchandises ont ce pouvoir mystérieux d'engendrer des petits, on ne s'embarrasse pas de telles arguties. Évidemment, que la fécondité des marchandises disparaisse et là, ça devient plus embêtant, mais les dieux ont de ces caprices...
L'argent a donc cet avantage de masquer bien des choses. Au Moyen-Âge, nous l'avons rappelé plus haut, ce n'est pas le cas. Toutefois, il ne faut pas se méprendre: le seigneur ne fait pas de profit. Pour cela, il lui faudrait vendre ce qu'il a extorqué à ses paysans et transformer ainsi son butin en argent. C'est bien ce qui se passe dans nos sociétés marchandes, et c'est aussi ce qui fait que tout se complique. La production de masse implique la consommation de masse, et la consommation de masse suppose que la population dispose d'un pouvoir d'achat qui corresponde à la valeur de ce qu'elle a produit. Toutefois, comme nous venons de l'indiquer, si c'était le cas, d'où le profit viendrait-il? Problème insoluble? Mais non! Il y a le crédit... Vient malheureusement un temps où l'emprunteur doit rembourser.
On ne peut étirer l'élastique indéfiniment. Impossible d'avoir en même temps le beurre, c'est-à-dire le profit associé à la production de masse, et l'argent du beurre, c'est-à-dire les sous qui permettent d'acheter les marchandises de façon à ce qu'elles génèrent des profits. Et pourtant, il n'existe pas d'autre façon d'en créer.
Problème insoluble? Il semble bien que oui! Problème contournable cependant, tant que le capital consent au régime frugal que lui prescrit le docteur Keynes. Mais tôt ou tard, l'appétit revient et les contradictions retrouvent leur vigueur.
Sous leur férule, déplore Marx, l'histoire humaine revêt la forme d'un processus naturel, dominé par des lois, des forces auxquelles se soumettent les humains, sans réaliser que ce monde et cette histoire sont leur propre création. Les lignes suivantes, qui terminent le Tome III du Capital, n'ont rien perdu de leur actualité: «La seule liberté est que l'homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu'ils la contrôlent ensemble au lieu d'être dominés par sa puissance aveugle et qu'ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine.»
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Écrit par Michel Picard
Professeur de philosophie au Cégep de Saint-Jérôme.


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