On pourrait croire à une caricature. Le New York Times (NYT) ne publiera plus de caricatures politiques! “Je suis Charlie”, cela n’avait jamais été tellement leur truc. Désormais, c’est bien fini.
La pire des décisions
Plus exactement, avons-nous appris ce lundi, qu’à compter du 1er juillet, l’édition internationale du célèbre journal s’alignera sur son édition américaine, et ne publiera plus ses dessins satiriques quotidiens.
On savait le NYT plus soucieux de protéger la susceptibilité exacerbée de certains que de défendre la liberté d’expression, depuis qu’il avait refusé de publier les caricatures du premier numéro de Charlie Hebdo après l’attentat. Comme si s’incliner devant les hurlements capricieux des fanatiques et l’arrogance des susceptibilités exacerbées pouvait être autre chose qu’une lâche démission. Voici franchie une étape de plus.
Bien sûr, la caricature de Trump et Netanyahou qu’on nous dit à l’origine de cette décision était odieuse. Bien sûr, elle évoquait fortement les affiches de la propagande antisémite nazie. Bien sûr, le NYT n’aurait pas osé publier un dessin équivalent sur certaines autres populations. Mais, au lieu de choisir de caricaturer tout le monde (y compris d’ailleurs les caricaturistes), le NYT choisit de ne plus caricaturer personne… Au lieu d’assumer le risque de parfois aller un peu trop loin, il choisit de ne plus aller nulle part. C’est la pire des décisions qu’il pouvait prendre, et c’est l’aboutissement logique et inévitable du politiquement correct sous toutes ses formes.
C’est qu’il ne faut pas choquer.
Il ne faut pas heurter.
Il ne faut pas défier les tabous.
Il ne faut pas, surtout pas, faire quoi que ce soit qui obligerait les gens à sortir de leur confort intellectuel, ou qui puisse froisser si peu que ce soit les egos démesurés de leurs petites personnes.
Je suis le seul à pouvoir parler de moi
Je suis une victime, je suis opprimé, je suis le descendant à la huitième génération du beau-frère de la cousine du voisin d’une minorité opprimée : je suis intouchable, et l’univers entier me doit réparation. Je suis le gardien de l’héritage de la survivance de la renaissance d’une très ancienne coutume : je suis intouchable, et ma coutume me donne tous les droits.
Si vous parlez de moi en évoquant mes différences : vous me stigmatisez. Si vous parlez de moi sans évoquer mes différences : vous niez ma singularité. Au fond, je suis tellement extraordinaire, tellement unique, tellement inaccessible dans ma grandeur, que je suis bien évidemment le seul à pouvoir parler de moi. Nul n’est semblable à ce que je suis. Nul ne vit ni n’a jamais vécu quoi que ce soit qui puisse se comparer à ma situation. Nul ne peut me comprendre. En fait, je ne suis qu’un adolescent capricieux. Et si en réalité je suis adulte, disons-le très simplement : je suis surtout un sacré c… ! Une cible parfaite pour une caricature – et je l’aurai bien cherché. Ceux qui s’offusquent de tout sont justement ceux qu’il est urgent de faire redescendre de leur piédestal, qu’ils se posent en victimes ou en défenseurs des victimes, des hypersensibles trépignants, des arrogants menaçants, gardes chiourmes de l’humour contraint, des opinions balisées et de la pensée obligatoire.
Car nous ne devons pas nous y tromper. Il n’y a pas de liberté de pensée sans liberté d’expression, et il n’y a pas de liberté d’expression sans liberté de critique, d’humour, de caricature.
Un piège pour la pensée
Aucun de nous ne peut penser seul.
Nous avons besoin d’exprimer nos idées, pour deux raisons. La plus évidente est de les confronter à la contradiction, de les enrichir par les apports des autres. Mais la première raison, la plus fondamentale, est qu’il n’y a qu’ainsi que nous les faisons sortir du flou de l’idée vague, et que nous leur donnons une forme intelligible, c’est-à-dire une forme que nous-mêmes allons pouvoir analyser et critiquer. Formuler une idée me permet de la mettre à distance, à la fois pour la retravailler et pour ne pas m’identifier à elle. Processus ô combien nécessaires !
Mais comment pourrais-je faire ce travail si je dois censurer mes idées avant même de les formuler ? Je serai inévitablement conduit à ne les exposer qu’à des personnes dont je pense qu’elles seront d’accord avec moi. Or, l’effet d’amplification que cela induit, encouragement à pousser mes idées jusqu’à la caricature, n’est pas un espace de liberté mais un piège pour la pensée.
Plus encore. La même censure s’applique aux autres. Il leur est interdit de me choquer, de remettre en cause mes certitudes, de pointer les faiblesses et les effets pervers de mes raisonnements. Comment puis-je espérer réfléchir si ma pensée n’est pas nourrie par la confrontation avec des idées contradictoires ? Idées que je n’aurais jamais eues seul, et qui m’arrachent à ma zone de confort ?
Quoi que je puisse dire, quelqu’un, quelque part, le trouvera choquant
Mais, me dira-t-on, il y a une différence entre le débat d’idées et les injures – on déplore bien que les invectives aient fini par prendre la place des discussions. Et la politesse est une condition indispensable de relations paisibles dans une société. Alors ne peut-on pas penser librement sans utiliser des caricatures irrespectueuses et insultantes ? Des simplifications grotesques ? Des moqueries haineuses ? Et bien non.
Ce que j’appelle argument, d’autres le nommeront injure. Ce que je critique, d’autres m’accuseront de lui manquer de respect. Quoi que je puisse dise, quelqu’un, quelque part, le trouvera choquant. Y a-t-il une limite factuelle, une frontière objective ? Peut-être. Mais comment la définir ? Je crains qu’elle ne soit qu’un idéal inaccessible. Il y aura toujours des gens pour croire insupportable ce qu’ils ne supportent pas.
Je préfère trop de liberté d’expression que pas assez. Je préfère une société où l’on peut dire, écrire, dessiner ce qui ne devrait pas l’être, plutôt qu’une société où il est interdit de dire, d’écrire ou de dessiner ce qui devrait l’être. Je préfère une société où l’on peut publier ce qui me scandalise à une société où l’on ne peut scandaliser personne. Je préfère une culture où l’on s’engueule à cause de l’affaire Dreyfus à une culture où l’on s’interdit d’en parler.
N’oublions pas. Galilée, en son temps, a choqué bien des gens et il avait raison. La démocratie à ses débuts ? Scandale ! La circulation sanguine ? Scandale ! L’idée que les amérindiens aient une âme, l’égalité des droits entre nobles et roturiers, le vote des femmes ? Scandale ! Scandale ! Scandale !
Scandales impossibles aujourd’hui. Sous prétexte de respect de chacun, à force de tolérance envers les opinions et d’intolérance envers les arguments, à force de « safe spaces » dans les universités, de soumission à la susceptibilité des fanatiques, de déconstruction et de post-vérité, la pensée se meurt. La liberté se meurt.
Le pays de Voltaire ne doit pas céder
Nos nouveaux inquisiteurs veulent le progressisme contre le progrès, l’idéologie contre les idées, le droits-de-l’hommisme contre les droits de l’homme, le moralisme contre la morale, la concurrence victimaire plutôt que le souci de la dignité des véritables victimes, la conformité aux doctrines plutôt que les faits, le légalisme vétilleux plutôt que la justice. Toqueville avait raison. Ce n’est pas un tyran qui nous enferme, c’est un mélange écœurant de dictature molle et de foules haineuses, de bons sentiments pontifiants et de lynchage ignare, d’autoritarisme prétentieux et de lâcheté face à l’obscurantisme.
Prenons garde. Quand j’étudiais l’anglais au collège, nous découvrions dans nos livres de classe la notion de « politiquement correct », sa censure, ses expressions alambiquées, ses procès absurdes. Rires dans la salle ! Ils sont fous, ces Américains…. Nous, Français, n’aurions jamais ce genre de lubies ubuesques, nous en étions certains. Hélas, un quart de siècle plus tard le constat est tragique.
Nous sommes le pays de Rabelais, de Molière, de Voltaire, de Camus et de Cabu. Redressons la tête ! Face à la censure, d’où qu’elle vienne, quelle qu’elle soit, ne cédons rien !