Seuls les experts l'auront remarqué, mais, en janvier dernier, lorsque la polémique sur la reconstitution de la bataille des plaines d'Abraham a éclaté, les historiens ont été particulièrement silencieux. Sauf exception, comme Denis Vaugeois, rares sont ceux qui ont cherché à clarifier les enjeux de ce débat pourtant lié à l'un des moments les plus dramatiques de l'histoire du Québec.
Même chose lorsque le ministre Sam Hamad dénonça, la semaine dernière, la lecture du Manifeste du FLQ sur les plaines d'Abraham ce week-end. Aucun historien n'a osé rappeler que l'histoire du Québec était parsemée de textes tout aussi violents, à commencer par ceux de James Wolf qui, plusieurs mois avant la bataille décisive, avait annoncé son intention de «voir la vermine canadienne saccagée», de semer la «famine» et la «désolation».
On n'imagine pourtant pas une polémique sur la Révolution française ou la guerre de Sécession à laquelle les historiens français et américains ne participeraient pas.
Ce silence ne surprend pas le moins du monde l'historien Charles-Philippe Courtois, qui enseigne au collège militaire de Saint-Jean. Courtois vient de publier un recueil de textes intitulé La Conquête: une anthologie (Typo). «La Conquête est un sujet que les historiens québécois ont délaissé depuis au moins 30 ans, dit-il. Les seuls qui s'y intéressent encore ne travaillent pas dans les départements d'histoire de nos grandes universités, mais à la périphérie. Ou alors, ils sont journalistes ou autodidactes. Les historiens français n'ont pas arrêté de parler de la Révolution. Les historiens américains s'intéressent encore à la guerre de Sécession. Ici, on a pratiquement cessé de s'intéresser à la Conquête.»
Le triomphe de l'histoire sociale
Ironie du sort, l'auteur de cet article a pu constater que la plupart des historiens québécois ne connaissaient même pas le principal ouvrage publié ces dernières années en Europe sur la guerre de Sept Ans, dont la bataille des Plaines d'Abraham fut un épisode. Il s'agit du livre de Jonathan F. Dull intitulé La Guerre de Sept Ans, Histoire navale, politique et diplomatique (Les Perséides).
«On ne trouve plus de spécialistes de la Conquête dans les grandes universités québécoises», dit Charles-Philippe Courtois, qui accuse les partisans de l'histoire dite «sociale» d'avoir tout balayé sur leur passage. Courtois rappelle que, dans les années 60, s'affrontaient les partisans de deux grandes écoles historiques. Il y avait d'abord l'école de Montréal (Maurice Séguin, Michel Brunet, Guy Frégault), pour qui la Conquête était une catastrophe politique, un moment déterminant. Il y avait ensuite l'école de Québec (Jean Hamelin, Fernand Ouellet, Marcel Trudel), pour qui la Conquête représentait un progrès démocratique. «Les partisans de l'histoire sociale ont renvoyé ces deux courants dos à dos, dit Courtois. Mais au fond, lorsque les partisans de l'histoire sociale ont affirmé que, par exemple, l'industrialisation était plus importante qu'un événement politique comme la Conquête, c'est l'école de Québec qui a triomphé, par défaut. Pourtant, 250 ans plus tard, que peut-on comprendre aux Québécois si l'on fait abstraction du fait qu'ils vivent dans un monde anglophone depuis 250 ans?»
5% des cégépiens étudient l'histoire du Québec
Mais le malaise est peut-être encore plus profond qu'on ne le croit. L'an dernier, c'est dans l'indifférence que furent accueillies les conclusions d'une enquête menée par Gilles Laporte. L'historien qui enseigne au cégep du Vieux-Montréal révélait que moins de 5% des étudiants qui sortent du cégep suivaient un cours d'histoire du Québec. D'ailleurs, le cours intitulé Histoire du Québec est pratiquement en voie de disparition puisqu'il n'est enseigné que dans une dizaine d'établissements (sur 46 cégeps) et ne compte plus que pour 13 % des cours d'histoire donnés au cégep, contre 25 % en 1990.
«L'histoire politique est en train de disparaître au Québec, dit Laporte. Dans certains domaines, comme l'histoire militaire, c'est encore plus grave. Les meilleures livres sur l'histoire des rébellions de 1837 et 1838 se publient en anglais. Plus généralement, le Québec est de moins en moins un objet d'étude dans les sciences humaines. Si les universitaires québécois n'étudient pas le Québec, qui va le faire?» Selon Laporte, il n'y en a plus que pour l'international dans les universités et les cégeps québécois. «On confond l'étude de l'international avec l'ouverture au monde. On peut pourtant s'ouvrir sur le monde en prenant appui sur sa propre histoire.» D'ailleurs, les programmes obligatoires du cégep ne font référence nulle part à l'importance du fait que l'étudiant comprenne la société dans laquelle il vit. Même les programmes de sciences humaines ne mentionnent pas cet objectif.
Spécialiste du mouvement ouvrier, l'historien Robert Comeau a assisté au lent déclin de l'histoire politique au Québec. Les dizaines de diplômés dont il a dirigé la thèse de doctorat ne trouvent généralement pas d'emploi dans les grandes universités de Québec et de Montréal. «L'histoire politique est laissée aux chargés de cours, dit-il, alors que, par exemple, on enseigne l'histoire de la consommation en long et en large. Au Québec, les départements d'histoire voient d'un mauvais oeil les historiens qui écrivent des biographies, contrairement à ce qui se passe dans les universités anglophones. La disparition de l'histoire politique au secondaire et au cégep n'est finalement que la conséquence de ce qui se passe dans les universités depuis 30 ans.»
Il n'y en a que pour le XXe siècle
Avec plusieurs collègues, Comeau a fondé la Coalition pour la promotion de l'histoire au Québec. Celle-ci réclame que l'histoire soit dorénavant enseignée à chaque année du secondaire, indépendamment de l'éducation civique à laquelle elle est actuellement intégrée. La coalition réclame que l'obtention du DEC soit soumis à la réussite obligatoire d'un cours d'histoire du Québec. Afin de relancer la recherche, les membres de la coalition souhaitent aussi la création d'une section consacrée à l'histoire du Québec à l'Institut national de la recherche scientifique (INRS).
L'historien José Igartua, qui a consacré sa thèse de doctorat aux marchands de Montréal à l'époque de la Conquête, est cependant loin d'être aussi alarmiste. «L'histoire politique est toujours enseignée durant les premières années d'université, même si c'est par des chargés de cours», dit-il. Il n'en reconnaît pas moins que «presque plus personne ne travaille sur 1760. Il n'y a que le XXe siècle qui intéresse aujourd'hui. C'est ce que demandent les étudiants.» Selon lui, le Québec a suivi l'évolution des universités américaines, à la différence qu'à cause de la petitesse du milieu il n'y a pas de place pour deux spécialistes de la même période historique dans la même université. «Comme la question nationale québécoise n'est pas résolue, les historiens se sont mis en retrait. Notre rôle, ce n'est pas d'expliquer l'avenir, mais le passé.» Voilà qui expliquerait leur silence.
Spécialiste des États-Unis, l'historien français Jacques Portes connaît très bien le Québec, qu'il fréquente depuis les années 1960. «Partout, les historiens se sont intéressée à l'histoire sociale, dit-il. Mais, ici, on a jeté le bébé avec l'eau du bain. Ce n'est pas du tout le cas en France, où l'histoire politique a traversé un creux dans les années 70 et 80, mais sans jamais disparaître. Avec le temps, l'histoire de l'école des Annales [fondatrice de l'histoire sociale] s'est beaucoup diversifiée, mais elle n'a jamais tué l'histoire politique, qui a encore toute sa place. Au Québec, le balancier n'est pas encore revenu de l'autre côté.»
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Correspondant du Devoir à Paris
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Moins de 5% des cégépiens étudient l'histoire du Québec
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