Deux employés incités à travailler malgré des symptômes suspects auraient fait du CHSLD de Sainte-Dorothée le plus important foyer de COVID-19 du Québec, croit le principal syndicat de l’établissement. L’immense résidence du boulevard Samson, à Laval, compte au moins 105 patients et des dizaines de travailleurs malades. Huit aînés sont morts. « C’est l’enfer, a décrit l’infirmière Sylvie Morin, mardi, en terminant son quart de travail. Sur mon étage, pas mal tout le personnel a testé positif COVID-19. » Elle y a échappé jusqu’à maintenant. Parmi les résidants malades, « je vais vous dire, je n’ai jamais vu ça, ça part vite. Les gens meurent vite, c’est quelque chose », a poursuivi l’infirmière. « Une dame, le matin elle allait bien, et la nuit, je reviens et elle était décédée. Ça n’a pas d’allure. » Quelques dizaines de minutes plus tôt, un fourgon funéraire venait récupérer une dépouille devant des portes automatiques ornées d’un arc-en-ciel. Depuis quelques jours, l’administration a abandonné l’idée de rassembler les malades dans une salle à manger de l’édifice, qui servait de « zone rouge ». Les cas sont si nombreux que chacun a été retourné dans sa chambre. « UN FIASCO TOTAL » Selon le syndicat affilié à la CSN qui représente les préposés aux bénéficiaires, les concierges, les techniciens et le personnel de bureau, une grande partie de ce drame aurait pu être évitée si des mesures de précaution plus strictes avaient été imposées. Dans la semaine du 22 mars, deux travailleurs (un préposé aux bénéficiaires et une infirmière auxiliaire) ont ressenti des symptômes. Ils ont demandé à être mis en arrêt de travail et à passer un test pour la COVID-19. L’employeur « leur a répondu “non” parce qu’ils n’avaient pas tous les symptômes », affirme Gilles Tremblay, conseiller syndical à la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN). Ces employés ont donc continué à travailler et ont été en contact avec des dizaines de patients. Ils ont été testés la semaine suivante. Le résultat s’est avéré positif. Cette version des faits a été corroborée par une source indépendante à l’interne, selon laquelle des résidants ont présenté des symptômes graves dès le lendemain de leur premier contact avec le préposé malade. La maladie se serait répandue comme une traînée de poudre dans le sillage de ces deux employés. « Ce sont les employés qui l’ont rentrée à Sainte-Dorothée. Ce n’est pas de leur faute, mais c’est comme ça. » — Gilles Tremblay, conseiller syndical à la FSSS-CSN « Le 22 mars, on n’avait pratiquement pas de cas, poursuit-il. La semaine suivante, on avait plusieurs nouveaux cas aux étages où ils ont travaillé. Après, ç’a dégénéré dans toute la bâtisse. « La situation est un fiasco total. La direction n’a pas appliqué les normes de François Legault et du Dr Arruda. Si elles avaient été respectées dès le 22 mars, rien de ça ne serait arrivé, ou en tout cas, ç’aurait été moins pire. » Courriels à l’appui, le syndicat CSN rapporte d’autres cas où on aurait refusé que des employés symptomatiques restent chez eux ou subissent un test qu’ils avaient demandé. Une soignante se serait notamment mise en quarantaine volontaire contre l’avis de son employeur. Elle aurait par la suite reçu un résultat de test positif à la COVID-19. « LES DIRECTIVES PEUVENT CHANGER RAPIDEMENT » Le Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Laval n’a pas voulu évaluer l’hypothèse du syndicat. « Je ne peux pas confirmer cette information parce qu’on ne l’a pas », a fait valoir le porte-parole Pierre-Yves Séguin. « Nous calquons nos directives sur les directives ministérielles ou sur celles de la Direction de santé publique à Québec. On navigue dans une situation qui n’a jamais eu lieu. Les directives peuvent changer rapidement. » Le directeur régional de santé publique de Laval, le Dr Jean-Pierre Trépanier, a expliqué qu’au début de l’épidémie, seuls les voyageurs étaient testés pour la COVID-19 au Québec, tout en faisant valoir que tout travailleur présentant des symptômes pouvait subir le test. « On avait toujours de la place pour les travailleurs de la santé », a-t-il dit. « Au début, c’était dur de faire retirer les travailleurs s’ils n’avaient pas de toux franche ou de fièvre, a rapporté Déreck Cyr, vice-président du syndicat SIIIAL-CSQ, qui représente les infirmières du CHSLD de Sainte-Dorothée. Les travailleurs se faisaient dire non. Il y avait une crainte que trop de monde s’en aille. Il fallait vraiment avoir des signes et symptômes francs. » CONTAGION INATTENDUE Mais ces critères restreints ont maintenant été jetés par-dessus bord. Tous les employés du CHSLD de Sainte-Dorothée, qu’ils soient symptomatiques ou non, subiront un test diagnostique pour savoir s’ils ont la COVID-19, a annoncé mardi le CISSS de Laval. Mardi après-midi, des travailleurs rapportaient avoir déjà subi la fameuse prise d’échantillon avec un long coton-tige dans le nez. « À situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle », a expliqué le Dr Trépanier. La semaine dernière, voyant que le nombre de cas augmentait grandement au CHSLD de Sainte-Dorothée, la Santé publique a décidé de tester tous les résidants. « On ne s’attendait pas à une contagion de cette ampleur-là », dit-il. Au moment même où des cas surgissaient au CHSLD de Sainte-Dorothée il y a une dizaine de jours, la même situation touchait un autre établissement de Laval, le CHSLD La Pinière. Mais aujourd’hui, cet autre établissement ne compte que 12 cas. La question de savoir pourquoi les deux éclosions n’ont pas cheminé de la même façon interpelle le Dr Trépanier. « Il va falloir analyser plusieurs éléments. Comme la configuration des lieux. Les limites entre les zones chaudes et froides… », a-t-il indiqué. 12 JOURS DE TRAVAIL DE SUITE Mardi, devant la résidence, l’infirmière Sylvie Morin n’était pas la seule à exprimer son désarroi devant l’ampleur de la situation. Sylvie, une infirmière auxiliaire qui n’a pas voulu fournir son nom de famille, en était à sa dixième journée de travail sans interruption. Elle en a au moins deux autres devant elle. Les malades « sont partout », a-t-elle laissé tomber. « On est contaminés. » La maladie est traîtresse, a-t-elle ajouté. Un patient peut avoir l’air malade et être déclaré négatif, alors qu’un autre « a dansé la veille et il teste positif ». « C’est stressant, c’est triste. Je ne veux pas voir partir mes résidants avec qui je travaille depuis des années. » — Sylvie, infirmière auxiliaire « On est stressés parce qu’on est constamment en contact avec des gens infectés, a confié Vanessa Tremblay-Lafond, préposée à l’entretien ménager. Ce sont des étages complets qui sont infectés. […] Dans le personnel, il y en a qui sont découragés, il y en a qui vont bien. » « Ce sont des journées très, très difficiles, mais on se serre les coudes pour passer à travers », a dit le préposé aux bénéficiaires Jean Arthur Jean-Louis. « Le personnel est réduit. D’habitude, le soir, nous sommes trois préposés par étage. Maintenant, c’est parfois seulement un », a dit sa collègue Kerline Antoine. Réal Clément, lui, venait simplement chercher des nouvelles de sa mère Florette Houle, 83 ans, atteinte d’alzheimer. « Elle ne doit pas comprendre ce qui arrive », a dit M. Clément. Il a longtemps attendu devant les portes du CHSLD avant de rebrousser chemin avec un numéro de téléphone en main. Aux dernières nouvelles, elle allait bien. D'AUTRES ÉCLOSIONS À MONTRÉAL En plus du CHSLD de Sainte-Dorothée, d’autres résidences se sont ajoutées à la liste des établissements touchés par la COVID-19, mardi. À Montréal, le CHSLD Yvon-Brunet, dans Ville-Émard, compte maintenant 15 cas de COVID-19, dont 3 morts. Le CHSLD Réal-Morel, à Verdun, a pour sa part 9 cas entre ses murs et le CHSLD Manoir de Verdun, 28 cas, dont 8 morts. Alain Croteau, président du Syndicat des préposés aux bénéficiaires du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, a estimé que la situation était « très difficile » sur le terrain. « Il manque de personnel », a-t-il dit. M. Croteau croit que la propagation de la maladie se fait en partie par le personnel asymptomatique, qui « se promène d’un service à l’autre ». « Certains peuvent travailler une journée dans des zones chaudes et le lendemain, dans une zone froide », dit-il. Les « zones chaudes » sont les sections de CHSLD devant servir à isoler et soigner les aînés infectés par la COVID-19, qui sont ainsi séparés des autres résidants logés en « zone froide ». ARIANE LACOURSIÈRE ET FANNY LÉVESQUELA PRESSE Alors que le nombre de personnes âgées hébergées en CHSLD et atteintes de la COVID-19 ne cesse d’augmenter dans la province et que Québec promet d’y envoyer plus de personnel, le président de l’Association des médecins gériatres du Québec et l’avocat Jean-Pierre Ménard craignent que les aînés ne soient les laissés-pour-compte de cette pandémie. Les personnes âgées sont « menacées par des décisions arbitraires concernant les soins offerts, souvent inférieurs à ceux offerts aux plus jeunes », écrit le Dr Serge Brazeau, président de l’Association des médecins gériatres du Québec, dans une lettre ouverte obtenue par La Presse. Me Jean-Pierre Ménard, avocat spécialisé dans la défense des droits des patients, s’inquiète pour les aînés hébergés et affirme qu’on « oublie les droits de ces personnes vulnérables ». « Or, on voit que ce sont les plus touchées par la maladie. Et qui parle pour eux autres ? » demande-t-il. Interpellé par « plusieurs situations extrêmement préoccupantes » survenues en CHSLD dans les derniers jours, Me Ménard a écrit une lettre à la ministre de la Santé, Danielle McCann, le 3 avril dernier. Dans cette missive, que La Presse a aussi obtenue, il critique une directive du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) diffusée le 25 mars et qui prévoit que les aînés hébergés en CHSLD et atteints de la COVID-19 « doivent demeurer dans leur centre » et n'être transférés à l’hôpital « que de façon exceptionnelle et après consultation avec le médecin de garde ». Me Ménard estime que cette directive « excède largement ce qui est strictement nécessaire pour faire face au contexte d’urgence actuelle ». « La façon dont on l’applique, c’est que c’est plus dur pour quelqu’un en CHSLD d’aller à l’hôpital. Or, on sait que les niveaux de soins sont plus limités en CHSLD. » — Me Jean-Pierre Ménard, avocat spécialisé dans la défense des droits des patients Dans sa lettre, Me Ménard demande à la ministre de révéler combien de patients hospitalisés ou soignés aux soins intensifs dans les hôpitaux proviennent des CHSLD. En point de presse, mardi, Mme McCann a assuré que si l’état d’une personne hébergée se détériore « et qu’elle a besoin d’hospitalisation ou de soins intensifs, elle va être transférée » à l’hôpital. Le Dr Brazeau partage l’inquiétude de Me Ménard sur les soins offerts aux aînés hébergés. Pour lui, l’accès à l’hôpital ne doit pas être injustement restreint. S’il croit surtout que la majorité des aînés hébergés en CHSLD doivent y rester, ils doivent tout de même y être bien soignés, plaide-t-il. « Il ne faut pas juste mettre des gardiens pour empêcher les visiteurs d’entrer. » Dans sa lettre ouverte, le Dr Brazeau écrit que « déjà insuffisant, le soutien aux aînés est encore réduit depuis le début de la pandémie […] Certains malades sont déjà menacés autant par le manque de support à leur perte d’autonomie que par le virus ». UNE RÉFLEXION AU MAUVAIS MOMENT La semaine dernière, le MSSS a demandé aux CHSLD du Québec de « mettre à jour » les niveaux de soins souhaités par les aînés hébergés. En gros, les CHSLD étaient invités à déterminer si un patient voulait recevoir tous les soins possibles en cas de maladie grave, et donc par exemple être intubé et ventilé, ou plutôt recevoir des soins de confort. Pour Me Ménard, cette révision, qui se déroule en « pleine crise sanitaire, s’avère particulièrement problématique ». Notamment parce qu’avec l’interdiction des visites, les aînés sont laissés à eux-mêmes pour prendre ces décisions cruciales. « Dans ce contexte, alors que le consentement libre et éclairé du patient ou de son représentant est essentiel pour l’établissement d’un niveau de soins, la révision systématique de l’ensemble des niveaux de soins pour tous les résidants des CHSLD est clairement inappropriée », a écrit Me Ménard à la ministre McCann. L’avocat affirme que plusieurs familles l’ont contacté en disant que les résidants avaient subi de fortes pressions pour faire baisser leurs niveaux de soins. « On se base sur ces niveaux de soins pour envoyer ou non une personne à l’hôpital. Ça peut être problématique », affirme Me Ménard. PLUS D’EMPLOYÉS EN RENFORT Devant le nombre croissant de CHSLD touchés par la COVID-19, le gouvernement Legault a annoncé mardi qu’il enverrait du renfort – médecins et personnel infirmier – pour limiter la propagation du nouveau coronavirus dans les foyers d’hébergement. « Là où c’est le plus difficile, puis que je pense qu’il faut le dire aux Québécois, c’est toute la situation dans les CHSLD et les résidences pour personnes âgées », a admis le premier ministre lors de son bilan quotidien, qui s’est encore une fois alourdi avec un total de 150 morts (+ 29) et 9340 cas déclarés (+ 760). On compte un bond de 50 hospitalisations pour un cumulatif de 583, dont 164 patients aux soins intensifs, un total identique à la veille. Ces données excluent toutefois les aînés infectés et soignés en CHSLD. « On a la chance d’avoir moins de personnes que prévu dans nos hôpitaux », s’est réjoui M. Legault. Québec décide ainsi de déplacer des ressources du réseau hospitalier vers les établissements pour aînés. « On prend les grands moyens », a lancé le premier ministre. « D’abord pour être certains qu’on a tout le personnel. Ensuite, pour s’assurer qu’il y ait moins de rotation, que toutes les consignes soient respectées, comme [la séparation] des zones chaudes et les froides, et que les sorties et les entrées soient plus que jamais contrôlées. » Ce sont maintenant 772 milieux de vie pour personnes âgées, dont 243 CHSLD, qui comptent des cas confirmés ou suspects de contamination à la COVID-19. C’est 31 de plus que lundi. Des 150 décès au Québec, 44,7 % sont survenus en CHSLD et 20 % dans les résidences pour aînés. « Je n’ai pas l’impression qu’on a sous-estimé la situation, a indiqué M. Legault. Dès les premières rencontres, on s’est tout de suite dit que c’était là, la priorité. […] Puis, il faut comprendre que les personnes qui sont dans les CHSLD, elles sont déjà malades, donc plus vulnérables que des personnes du même âge à la maison. » Mais le premier ministre convient « qu’il faut en faire plus » pour protéger les personnes de 70 ans et plus en résidence. LES GÉRIATRES IGNORÉS Alors que les gériatres savent depuis « des semaines » que leurs patients seraient plus touchés par l’épidémie de COVID-19, ils n’ont « jamais été consultés » afin de bien se préparer à faire face à la crise, critique de son côté le Dr Brazeau. Ce dernier salue le travail des autorités jusqu’à maintenant. Il estime par contre que l’ajout de personnel en CHSLD arrive « un peu tard ». « Étrangement, on n’a pas été consultés, alors que ça touche particulièrement nos patients. […] On dit que nos aînés, on les vénère. On les écoute. Mais ce n’est pas tout à fait vrai. On ne s’en occupe pas beaucoup. Et on néglige tout le monde qui s’en occupe. »CRI DU CŒUR POUR LES AÎNÉS
Des voix s'élèvent pour que les personnes hébergées en CHSLD profitent des mêmes soins « que ceux offerts aux plus jeunes », notamment en facilitant leur transfert à l'hôpital.