Ce qui devait arriver arriva. Les néodémocrates albertains ont été chassés du pouvoir cette semaine après un seul mandat. La droite albertaine, réunie sous la bannière du Parti conservateur uni de Jason Kenney, a balayé la province en promettant de mener une lutte beaucoup plus musclée en faveur des oléoducs et du développement des sables bitumineux.
Il ne s’agit pas d’une élection provinciale comme les autres. Un peu comme à l’arrivée au pouvoir du Parti québécois pour la première fois en 1976, la victoire de M. Kenney tient le pays tout entier en haleine dans l’attente de la suite des choses. Ancien homme fort au sein du Conseil des ministres dans les gouvernements fédéraux de Stephen Harper, M. Kenney est un fin stratège en plus d’être un politicien extrêmement doué. Sa réputation de réussir tout ce qu’il entreprend fait de lui un adversaire politique redoutable. Et après avoir battu le NPD de Rachel Notley, M. Kenney s’apprête maintenant à en finir avec ses rivaux à l’extérieur de sa province.
Sa première cible : le gouvernement fédéral du premier ministre libéral Justin Trudeau. En promettant d’abolir la taxe provinciale sur le carbone instaurée par Mme Notley, M. Kenney met Ottawa au défi d’imposer aux Albertains la taxe fédérale qui doit s’appliquer dans les provinces n’ayant pas leur propre taxe sur le carbone. Pour l’instant, il s’agit principalement de l’Ontario, de la Saskatchewan et du Nouveau-Brunswick. Mais avec ses alliés conservateurs dans ces provinces, M. Kenney compte mener un front commun pour combattre ce qu’ils considèrent comme étant une taxe fédérale inconstitutionnelle.
Avec les premiers ministres Doug Ford de l’Ontario, Scott Moe de la Saskatchewan et Blaine Higgs du Nouveau-Brunswick, M. Kenney promet d’être le champion des Canadiens ordinaires face à ces « élites » tels M. Trudeau et la ministre fédérale de l’Environnement, Catherine McKenna, qui seraient déconnectés de la vraie vie des gens. Les Albertains ne devraient pas avoir honte de conduire leurs grosses camionnettes — M. Kenney a d’ailleurs conduit la sienne tout au long de la campagne. Et ils ont toutes les raisons d’être fiers de leur industrie pétrolière, qui fournit des emplois de qualité et produit de la richesse qui bénéficie à tous les Canadiens.
M. Kenney prévoit de créer un centre de crise (war room) avec un budget annuel de 30 millions de dollars ayant pour mandat de défendre l’industrie pétrolière de sa province et de contrer les « fausses » informations sur les sables bitumineux disséminées par les groupes environnementaux et dans les médias à travers le monde. Bien que le pétrole provenant des sables bitumineux génère plus d’émissions de gaz à effet de serre que le pétrole conventionnel, M. Kenney insiste pour dire que l’écart se réduit d’année en année avec l’adoption de nouvelles méthodes et technologies. Les normes environnementales et les droits des travailleurs étant plus élevés en Alberta qui presque partout ailleurs sur la planète, ajoute-t-il, le pétrole albertain devrait être privilégié devant celui des autres pays.
Alors que les raffineries du Québec n’utilisent presque plus de pétrole provenant de l’extérieur de l’Amérique du Nord, la raffinerie Irving au Nouveau-Brunswick dépend toujours du pétrole provenant de l’Arabie saoudite. C’est pourquoi M. Kenney compte toujours mener une bataille en faveur de la relance du projet d’oléoduc Énergie Est. N’en déplaise au premier ministre québécois, François Legault, qui insiste pour dire qu’il n’y a pas d’acceptabilité sociale ici pour un nouvel oléoduc.
Jusqu’où ira M. Kenney pour essayer de le faire changer d’avis ? Le premier ministre désigné de l’Alberta menace de tenir un référendum dans sa province afin de forcer une refonte du programme fédéral de péréquation si le gouvernement Trudeau ne réussit pas à débloquer l’expansion du pipeline Trans Mountain vers la côte ouest de la Colombie-Britannique et si le Québec continue de s’opposer à Énergie Est. Pour l’instant, ce n’est pas une menace très sérieuse. Mais ce serait une erreur de sous-estimer la capacité de M. Kenney d’obtenir ce qu’il veut. Il a l’habitude de gagner.
Il reste à voir si l’arrivée au pouvoir de M. Kenney nuira à M. Trudeau au moment où ce dernier s’apprête à se lancer lui-même en campagne électorale. Les libéraux comptaient déjà se présenter comme le seul rempart contre la montée de la droite populiste au pays incarnée par Doug Ford en Ontario, de qui le chef conservateur fédéral, Andrew Scheer, prendrait les ordres. L’arrivée sur scène de M. Kenney ne fait que renforcer cet argument, d’autant plus que sa personnalité forte risque d’éclipser celle de M. Scheer. C’est d’ailleurs pourquoi beaucoup de conservateurs fédéraux auraient voulu que M. Kenney soit lui-même à la barre de leur parti pour les élections qui s’en viennent. La prochaine fois, peut-être.