ISABELLE HACHEY
LA PRESSE
« Un grand nationaliste », a écrit François Legault à propos de Maurice Duplessis, en mars, après avoir lu une biographie du Cheuf. « Notre drapeau, nos impôts », précisait le premier ministre sur Twitter.
Il aurait pu ajouter : « Notre patrimoine ».
Oui, Monsieur Grande-Noirceur, celui qui achetait des votes avec des bouts d’asphalte, était aussi un champion du patrimoine québécois. En 1956, Duplessis avait même modifié la loi pour permettre à l’État d’exproprier les propriétaires d’immeubles ayant une valeur patrimoniale exceptionnelle, question de donner à ces édifices un statut public qui les sauverait à jamais de la destruction, du délabrement ou du carnage architectural.
Les premiers propriétaires expropriés furent ceux de la superbe Maison Chevalier, au cœur du Petit-Champlain, à Québec. À l’époque, le quartier tombait en ruine. Le gouvernement Duplessis et ceux qui lui ont succédé ont dépensé des dizaines de millions pour le restaurer.
Avec le temps, on s’est rendu compte que ce projet avait fait bien plus que sauver quelques vieilles maisons de pierres. À la fin des grands chantiers, dans les années 1970, les Québécois avaient retrouvé leurs racines françaises, a rappelé l’historien Pierre Lahoud à Radio-Canada.
Lisez l’article de Radio-Canada
La restauration de la place Royale n’avait pas seulement transformé le Vieux-Québec en paysage de carte postale ; elle nous avait permis de redécouvrir l’héritage de nos ancêtres dans toute sa splendeur et de nous forger une identité.
Elle nous avait rendus, collectivement, fiers.
Et voilà que le gouvernement Legault, qui veut tant continuer à nous rendre fiers, qui tient tant à préserver notre patrimoine collectif, décide de vendre en catimini un gros morceau du berceau de la nation à une entreprise privée, le Groupe Tanguay, qui veut en faire son siège social.
Ça dépasse l’entendement.
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Le paradoxe n’échappe à personne. D’un côté, le gouvernement promet des « espaces bleus », sorte de musées patriotiques destinés à cultiver la fierté québécoise, dans chaque région de la province. De l’autre, il brade l’un des plus rares et des plus magnifiques joyaux du patrimoine avec une insouciance inexplicable, impardonnable. Sans discussion ni consultation. Comme si c’était de la camelote.
Ce n’est pas la seule aberration de cette affaire.
Construite en 1752, la Maison Chevalier est l’un des rares édifices du secteur de la place Royale encore ouverts au public. L’un des seuls bâtiments où tout le monde pouvait replonger à l’époque des premiers Français en Amérique.
Enfin, presque tout le monde. Comme la Maison Chevalier est un bien patrimonial classé, on ne pouvait y aménager de rampes ni d’ascenseurs. Elle n’était pas accessible aux personnes à mobilité réduite.
On aurait pu faire une exception, faire preuve de créativité ou d’un peu de souplesse. Mais non. Puisqu’on ne pouvait pas se conformer aux normes, on a décidé de vendre l’édifice.
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Tout le monde et son frère s’élèvent contre cette décision ahurissante. Depuis l’annonce de la vente, il y a 12 jours, des élus, des éditorialistes, des historiens et des architectes demandent à Québec de reculer. En vain.
Ahurissante, parce que sans la Maison Chevalier, « il n’y aurait probablement pas eu de Vieux-Québec, ou en tout cas pas le même. Et probablement pas d’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO », ont souligné les historiens d’architecture Lucie K. Morisset et Luc Noppen dans une tribune dans Le Soleil.
Lisez la tribune de Morisset et Noppen dans Le Soleil
« Il y a des choses qui ne se privatisent pas, écrivent les deux profs à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ici, c’est le cœur qu’on brade ; c’est ce patrimoine qui donne sens à tous les autres. »
Et on le brade pour combien, ce cœur ? Le prix de vente est inconnu, mais tournerait autour de la valeur foncière de l’édifice : 2,2 millions de dollars.
Autre aberration, dans cette histoire qui n’en manque pas : le PDG du Musée de la civilisation, Stéphan La Roche, a expliqué au Devoir qu’il n’avait pas fait d’appel public de projets parce qu’il craignait d’avoir à « gérer des demandes farfelues »…
Alors, pour ne pas avoir à gérer de demandes farfelues, le Musée vend au premier entrepreneur intéressé. La logique, une fois de plus, est implacable.
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Ne vous méprenez pas, je n’ai rien contre le Groupe Tanguay, un marchand de meubles. Ça aurait pu être un marchand d’œuvres d’art, de sirop d’érable ou de souvenirs fabriqués en Chine (ça manque dans ce coin-là, si je me souviens bien).
Ce que je veux dire, c’est que j’aurais été contre la vente de la Maison Chevalier à n’importe quel propriétaire privé. Celui-là, le Groupe Tanguay, jure qu’il ne défigurera pas le bâtiment et qu’il en laissera une partie accessible au public.
Fort bien, mais comment peut-il garantir qu’il ne finira pas par changer d’idée – ou par vendre à son tour ? Depuis quand l’État laisse-t-il au privé le soin de gérer le patrimoine à sa place ?
Même Duplessis trouvait que ça n’avait pas d’allure !