Je suis heureux de partager avec vous cette soirée, ce moment de célébration. C’est un privilège rare qui m’est donné et je vous en suis très reconnaissant. Je voudrais profiter de l’occasion pour revenir un tant soit peu, sur le chemin parcouru. Et pour tenter d’ouvrir quelques pistes pour le proche avenir, en sachant qu’il faudra revenir plus d’une fois sur le sujet.
Je vous invite à aborder les prochaines années avec confiance et détermination. Il faut penser notre combat dans le temps long. Et le faire en sachant que nous sommes redevables à tous ceux et celles qui, avant nous, ont mené les batailles qui ont permis à notre peuple de se rendre là où nous sommes. Encore et toujours au seuil de notre naissance, certes. Mais encore et toujours tenaces et opiniâtres, avec le même idéal chevillé au corps, le même goût de liberté, le dur désir de durer.
Réfléchissant à ce que l’on pourrait partager maintenant, à ce que dessine le parcours de notre revue, je ne pouvais m’empêcher d’essayer d’imaginer à quoi pouvait bien rêver cette poignée d’idéalistes qui ont appelé à l’action intellectuelle en fondant une modeste revue. Savaient-ils qu’ils lançaient une aventure qui deviendrait séculaire ? Pensaient-ils même cela possible dans le dénuement du Canada français ? Osaient-ils imaginer qu’avec les moyens du bord et dans un scepticisme ambiant pour le moins démoralisant ils allaient jeter les bases d’une institution comme celle qu’est devenue L’Action nationale ?
Une institution ? Le mot est juste.
Ce n’est ni par l’ampleur de ses moyens ni par les fluctuations de son rayonnement qu’on est en droit de la désigner ainsi, mais bien par les fonctions qu’elle remplit. Les sociologues nous ont depuis longtemps appris que les institutions sont des rouages essentiels à la pérennité des sociétés, à la projection d’un peuple dans la durée. Et c’est à quoi se consacre la revue depuis ses tout débuts : à affirmer, stimuler et maintenir la volonté de persévérer dans son être. Une nation inachevée comme la nôtre ne pouvait espérer se rapailler, se construire dans une si dure adversité sans un effort de tous les instants pour ne point se laisser dissoudre ou broyer par des forces et un régime efficaces à saper ses points d’appui.
Penser la nation en 1917, cela ne voulait pas seulement dire chercher les moyens et les voies de son développement. C’était d’abord et avant tout affirmer avec audace que la puissance de la pensée pouvait contrer les procès de légitimité intentés contre notre existence nationale. Il fallait une bonne dose de hardiesse pour ambitionner dresser la réflexion contre un ordre établi pour précisément la rendre captive d’une condamnation sans appel.
Quelques feuillets, d’ardentes discussions et une détermination sans faille allaient leur permettre de se penser capables de subversion. Et de le faire en dressant la pensée contre l’humiliation qui aurait pu les tenir dans le mépris de ce que nous étions, pauvres, dépossédés, livrés à l’indignité par la misère et la superbe des maîtres et de ceux qui les servaient.
J’aime à me les imaginer remplis d’une espérance qu’ils savaient plus grande que ce qu’ils entreprenaient, plus osée que l’audace qu’ils ne se soupçonnaient peut-être pas eux-mêmes.
Ils ont refusé la vie agonique dans lequel la minorisation planifiée avait précipité ce peuple depuis l’écrasement du mouvement patriote. Il fallait faire les épissures pour raccorder les fils d’un destin effiloché. Ils savaient que ce serait long. Mais pensaient-ils que ce serait aussi long ? Nous sommes ce soir bien obligés de constater que si tous les fils ne sont pas renoués, la trame, elle, a été restaurée.
Nous sommes encore à chercher les voies de l’émancipation, c’est entendu. Nous avons collectivement réalisé des avancées qui, à bien des égards, matérialisent indubitablement notre existence nationale. Mais il nous manque la cohésion que pourrait donner une plus forte conscience partagée de nos intérêts nationaux. Et sans doute aussi, la volonté de dépassement.
À nous comme à nos devanciers rien n’est acquis. Tout est toujours à recommencer parce que nous ne contrôlons rien de ce qui pourrait faire de nos constructions des œuvres pérennes. Tant que nous ne serons pas maîtres dans notre maison nous devrons vivre avec le doute sur notre capacité de léguer. Tant que nous ne serons pas libres, chaque nouvelle génération devra se situer dans le monde avec la conscience aigüe que son « héritage n’est précédé d’aucun testament » (René Char).
Le régime qui nous assujettit, la minorisation dans laquelle il nous enferme n’a de cesse d’éroder chacune de nos victoires, la moindre de nos conquêtes. C’est cette constante et sournoise érosion qui engendre cette fameuse fatigue culturelle qu’a débusquée Hubert Aquin. C’est elle qui condamne chaque génération à recommencer, à s’efforcer de se rapailler, justement, pour prendre appui sur ce qui n’a pas complètement été effacé ou détourné pour tenter de transmettre. Notre dynamique nationale repose sur un processus d’accumulation culturelle rendu défectueux par le conflit des légitimités et la mise en défensive constante. Nous vivons dans les demi-mesures et le compromis bancal arraché de haute lutte ou braconné sur un ordre déjoué. Nous ne pouvons transmettre que ce qui reste, que ce qui a échappé, au moins provisoirement, à la logique toxique de ce régime.
Ce déficit de transmission n’est pas d’abord explicable par une quelconque faiblesse intérieure et native. Il s’explique avant tout par l’effet pervers et constant de la prégnance des catégories conceptuelles, juridiques et politiques qu’imposent le Canada et son appareil institutionnel. Être constamment soumis au conflit des légitimités brouille les repères, trouble le regard. Dès lors le déficit se transforme en déficience de transmission. La pression constante exercée sur ce qui suscite et entretient les appartenances finit par imposer un rapport oblique à soi-même. Elle induit une amnésie fonctionnelle qui joue le rôle de soupape politique.
Cette domination finit par être intériorisée au point de renforcer chez plusieurs le sentiment d’habiter une culture mineure. Cela plombe notre capacité de nous représenter nous-mêmes. Véritable carcan intérieur, cette domination a donné une forme particulière à notre lutte. Nous n’avons pas eu, nous n’avons toujours pas seulement à nous affranchir des obstacles que dresse devant nous le Canada ; pour réussir, nous devons d’abord nous arracher à cette part de nous-mêmes. C’est un immense défi collectif. On a mal compris cette nécessité en pensant qu’il s’agissait de vaincre la peur. C’est une erreur de perspective.
La minorisation ne repose pas seulement sur un rapport démographique et politique, sur des conditions matérielles qui privent de moyens ou les rendent inefficaces. Elle est aussi processus de contamination des représentations de soi. De toutes les représentations de soi. Ce processus donne une forme insidieuse à tout le débat public, y compris au débat sur la nation, en maintenant toujours une distorsion des perspectives qui entraine à se voir dans l’œil de l’autre, même lorsque l’on cherche à s’en affranchir.
Il y a trop d’exemples dans notre histoire et dans notre morose actualité pour qu’on fasse semblant de ne pas accorder d’importance à ces pièges du langage qui nous entraînent à nous désigner dans les termes de l’adversaire. Le plus odieux de ces exemples est celui de l’instillation d’une formule malsaine pour nous désigner. Le recours au neutre générique de « francophone » souvent utilisé comme synonyme de Québécois s’est imposé à partir des catégories de la loi canadian sur les langues officielles pour nous dissoudre.
Ce neutre a le double effet de nous avoir réintégrés dans la logique de minorisation et de nous avoir entrainés à nous dédoubler nous-mêmes. En toute cohérence le vocable « Québécois » devrait suffire. Si le français est la langue officielle et la langue commune, il ne serait que logique d’en déduire que Québécois signifie parlant français. Il serait logique que la référence culturelle, la norme soit celle par rapport à laquelle les exceptions, les minorités se définissent. Se désigner comme francophone c’est s’oblitérer soi-même.
Se définir comme Québécois francophone c’est se mutiler, se dédoubler en se faisant le minoritaire de soi-même devant un autre qui a droit à la plénitude de son être. Si nous parvenions à nous tenir dans l’affirmation majoritaire le débat sur nos rapports avec les minorités comme avec les immigrants, ce barbarisme ne serait pas utilisé. On comprend qu’il puisse y avoir des Italo-Québécois, des Anglo-Québécois, etc. Mais s’il y a des Franco-Québécois, c’est qu’il y a changement de registre. Il n’y a pas de germano-allemands ou de luso-portugais.
Le renversement de désignation est l’expression la plus sournoise de ce qui s’est déroulé derrière le combat contre la loi 101. C’est un point de bascule, et Radio-Canada y est allé de tout son poids pour normaliser le vocable, pour faire pencher les forces symboliques et imposer la représentation utilisée par le Canada pour nous ethniciser.
C’est une tâche extrêmement difficile pour un peuple que d’avoir à toujours recommencer son plaidoyer pour se justifier à lui-même de la légitimité de sa propre existence. Chaque génération qui monte en ce pays a eu à instruire cet étrange procès par devers ceux-là qui l’ont amenée à son présent et placée devant le partage d’une histoire et d’une espérance sans lesquelles nulle représentation de l’avenir n’est possible. C’est ce qui donne dans notre culture et même dans nos vies personnelles, souvent, cette puissante et angoissante prégnance du sentiment d’inachèvement, d’inaccompli.
Chaque génération jusqu’ici est parvenue à faire surgir une cohorte assez forte pour surmonter un destin programmé et tenter de l’infléchir avec des significations assez puissantes pour prolonger l’attachement à la langue, pour renouveler les figures de la culture et affirmer qu’elles forment une totalité apte à produire une vision du monde. Mais par la force des choses ce ne fut et ce n’est jamais là que succès partiel, inachèvement dans l’effort même de s’arracher à l’inaccompli.
Véritable figure laurentienne du mythe de Sisyphe, c’est cette tâche qui donne sa forme et ses impulsions à l’action historique dans notre dynamique nationale. Et qui finit par se retourner contre nous-mêmes car ce qui ne s’achève pas est condamné à se dénaturer par l’effet même du régime canadian.
Le Canada, en effet, est une véritable machine à usurpation. Il n’a de cesse de retourner à son avantage, c’est-à-dire à sa propre construction nationale, certains des plus forts éléments d’affirmation de notre propre volonté de vivre. Il nous vole, nous pille sans vergogne depuis toujours. Il nous a volé le nom du pays et jusqu’à la manière de nous y désigner : nous étions Canadiens il nous a minorisé ; nous avions des symboles forts il a placé la feuille d’érable sur son drapeau ; nous avions une Charte d’affirmation de notre langue, il en a fait une grande loi canadienne. Il s’approprie la renommée de nos succès collectifs, le rayonnement des œuvres de nos artistes, de nos savants etc. Rien ne résiste à son appétit cannibale, pas même la prétention à faire de la poutine un symbole de sa gastronomie…
Il occupe ce que Pierre Perrault a appelé le territoire de l’âme pour mieux dénaturer jusqu’à nos plus anodins repères. Et ce territoire, parce c’est celui du sens et que le sens n’est fécond que s’il est transmis, ce territoire, c’est aussi et sournoisement celui des institutions que nous avons bâties et qu’il cherche à s’annexer pour mieux en détourner les finalités, pour s’approprier ce qui se joue en elles et par elles.
Maurice Séguin a consacré sa vie à démonter cette logique d’annexion. Et voilà pourtant que nous avons à faire face aujourd’hui même à d’odieuses manœuvres d’instrumentalisation de certains des leviers les plus importants que nous nous sommes donnés pour façonner notre destin national. Voilà qu’Ottawa se pointe avec sa Banque de l’infrastructure du Canada [sic] à laquelle sera associée la Caisse de dépôt et placement. Notre plus important véhicule d’épargne sera mis au service des priorités canadian. Il y sera un partenaire à l’image de ce que nous ne pouvons qu’être dans ce régime : un minoritaire instrumentalisé. Et il s’en trouve pour encore prétendre que la voie subalterne serait pour nous la meilleure voie de développement. Et cela sans que ça ne les empêche de déplorer – ah les bons sentiments ! – qu’Ottawa n’ait pas eu la magnanimité de placer à Montréal son formidable instrument d’usurpation.
Je l’ai écrit et dit et redit depuis des années, il n’y a pas de limite à la mécanique infernale de la minimisation des pertes. S’il y en avait une, toute notre vie politique et notre conscience nationale seraient mises sous tension par la conséquence logique qui en découlerait, à savoir l’existence d’un seuil de rupture, la définition plus ou moins précise de l’intolérable. Cela nous fait défaut. Nous n’avons pas de doctrine de l’intérêt national. Il n’existe pas, même informellement, un ensemble de propositions qui feraient consensus dans la population quant à ce qui est essentiel à notre développement. C’est lorsqu’un événement de dépossession survient qu’une réaction surgit. Une réaction défensive, le plus souvent d’impuissance résignée.
C’est pourquoi nous sommes si peu capables de colère. Nous avons des moments d’indignation, nous en avons même parfois d’assez intenses mais ils sont aussi fugaces que les aurores boréales dans le ciel du Nord que nous avons si peu de mal à perdre. Nous sommes collectivement faciles à désorienter en raison même de la faiblesse de nos institutions qui ne parviennent que trop imparfaitement à encastrer leur raison d’être dans un registre social et symbolique inaliénable.
Nos réalisations institutionnelles sont enserrées, engluées par les institutions canadian. Tant que cela le sert, le Canada se contente d’en éroder les finalités, nous laissant nous berner nous-mêmes en nous rassurant sur le maintien en l’état des moyens. Tous les programmes à frais partagés, tous les domaines de juridiction partagée fonctionnent dans cette logique. Le Québec est un exemple en matière de service à l’enfance ? Ottawa s’en inspirera pour son programme national de garderie. Et se servira de nos impôts pour nous le confisquer. Il viendra bientôt le jour où pour accéder aux fonds fédéraux les CPE devront respecter des « normes nationales » et remplir des formulaires bilingues pour quémander.
La petite enfance emboitera alors le pas aux universités qui depuis longtemps déjà se sont laissé instrumentaliser. C’est Ottawa qui fixe les priorités de recherche, définit les modalités des subventions où les équipes québécoises sont inexorablement aspirées dans les positions de minoritaires, sous couvert d’approches collaboratives et de perspectives comparatistes. À chaque année les bonimenteurs nous bassinent avec les statistiques concernant l’octroi des subventions de recherche. Le pinaillage sur les chiffres vient occulter la vérité des choses : Ottawa a confisqué totalement le domaine de la recherche et c’est lui qui fixe les finalités de développement des universités québécoises. Bien sûr, il y a des technocrates pour nous vanter l’autonomie et pour dire que le Québec a sa marge de manœuvre. Mais c’est une marge qui se définit par rapport à un centre que nous ne contrôlons pas.
Annexion symbolique, assujettissement financier et domination politique forment un dispositif d’une redoutable efficacité. Lucia Ferretti en a dressé un portrait accablant dans une série de textes que la revue a publiés. Elle y a mis en lumière l’effronterie et la brutalité d’Ottawa qui ne recule devant rien, Mais plus grave, elle a documenté pour ainsi dire au jour le jour le consentement et la complicité du gouvernement Couillard à l’accélération de notre marginalisation.
Une élite politique québécoise se fait complice de notre minorisation avec une intensité inégalée depuis l’Acte d’Union, Le gouvernement du Québec ne se fait pas seulement partisan du fédéralisme, il consent délibérément et de plus en plus ouvertement à l’érosion des bases institutionnelles de toutes les instances, organisations et institutions où nous pourrions encore nous éprouver majoritaires. Sous couvert de virage vert et de bonne entente avec l’Ontario, il pave lentement la voie à la mainmise juridique d’Ottawa sur Hydro-Québec. Le projet d’un réseau national – entendre canadian – de distribution d’électricité s’affirme lentement. Le financement de lignes de transmission interprovinciales va servir de cheval de Troie et il ne sera pas loin le jour où Ottawa dictera sa conduite à Hydro-Québec au nom de « l’intérêt général du Canada ».
L’affaire de la série C en aura rajouté une couche qui n’annonce rien de bon même si les gouvernements et bien d’autres s’échinent à enrober le prix de consolation en parlant des emplois protégés, du moins pour un temps. Que Bombardier ait fait des erreurs majeures, c’est déplorable, mais pourquoi refuse-ton de voir que le fond de l’affaire s’est joué sur notre statut de province ? En refusant d’y investir après avoir fait traîner les choses en longueur pendant plus d’un an, Ottawa a refusé de traiter Bombardier comme une entreprise stratégique qu’il défendrait comme le font les autres États derrière leur industrie. Refusant de faire bataille avec elle, il a enfermé la série C dans les moyens de la province, en faisant une proie facile.
Une province ne pouvait faire plus que ce qui a été fait et le Canada qui est toujours une économie de succursale s’accommode très bien de la transaction. On se rappellera qu’Ottawa a consenti onze milliards pour sauver l’industrie automobile en Ontario, qui reste une industrie succursalisée. Et le Canada est resté fidèle à lui-même, ne consentant que des grenailles à Bombardier. Nous n’avons pourtant pas entendu les ténors souverainistes faire une lecture indépendantiste de cet échec lamentable. Et dire que Laurent Beaudoin avait fait campagne contre notre indépendance en vantant la protection d’Ottawa. Dans l’affaire de la Série C, le Canada vient de lui administrer le coup de jarnac typiquement réservé aux intermédiaires devenus inutiles.
Ceux-là qui pensent que ces exemples et ce qu’ils inspirent ne sont là que des exagérations, des inquiétudes d’assiégés ne s’empressent pourtant pas de définir ce qui serait inacceptable autrement qu’en restant au niveau de la caricature. C’est un procédé connu : forcer le trait pour transformer un argument ou un fait en épouvantail pour le soustraire à la discussion. C’est un procédé qui sert parfaitement bien la logique de minimisation des pertes : chaque glissement est ainsi ramené à l’anecdote déplorable et sa portée neutralisée par une mise à l’extrême.
Non, il n’y aura pas d’expropriation d’Hydro-Québec ou de confiscation de la Caisse de dépôt. Il n’y aura pas de grande crise révélant une manœuvre malveillante frontale. L’usurpation se produit par glissement successifs. Le Canada dévore le Québec lentement et de l’extérieur. Comme ces mollusques capables de digérer leurs proies en les enveloppant d’un estomac qu’ils peuvent sortir de leur corps. C’est la Charte canadienne des droits et la Cour Suprême qui lui servent d’organe d’exo-digestion. Et cinquante milliards de nos impôts qui lui donnent les moyens de détruire notre intérêt national.
Tout cela est épuisant. Et l’on peut comprendre que certains abandonnent, qu’ils flanchent, démoralisés. Ceux-là méritent notre empathie. Comme ils méritent que nous ne désespérions pas d’eux. Si nous faisons les efforts requis, si nous redressons les perspectives, ils reprendront confiance, « haut bord et destin de poursuivre » comme dit Miron. Il faut se garder de l’autodénigrement. On n’a bien souvent que le courage de sa force.
Cela dit, il faut aussi se garder des illusions et de la complaisance. La mécanique infernale de minimisation des pertes fournit de précieux alibis aux profiteurs, à ceux-là qui ne cèdent pas par épuisement mais par lâcheté et intérêt. La minorisation rapporte à quelques-uns, c’est certain, et le Canada n’a jamais ménagé les prébendes. Il n’y a rien d’inédit à voir les dirigeants du Port de Québec se comporter en concierges serviles pour mépriser l’Assemblée nationale et la population de Québec. Il y a par contre un signal nouveau et inquiétant à voir les parvenus du Cégep de Sainte-Foy entreprendre de bilinguiser une institution à qui ils doivent leur niveau de vie. Ce sont des agents d’une dérive observable en plusieurs lieux : une cohorte de déserteurs a entrepris de confisquer le bien d’héritage.
N’ayons pas peur des mots : une engeance de pilleurs est en formation. Ce sont des aspirants aux divers postes de baron ethnique que le Canada a entrepris d’offrir en plus grand nombre. Le renoncement à s’assumer majoritaire ne réserve plus seulement cette voie de carrière aux postulants des institutions fédérales – de Radio-Canada à la Société des ponts en passant par les ministères et les fioles de gouverneur général. Ce sont des héritiers des conquêtes québécoises de ce siècle qui désormais s’affairent à se désolidariser de l’effort national.
On sait la déception qu’infligeait à Jacques Parizeau le désolant spectacle de certaines figures de proue du Québec Inc. J’ose à peine imaginer ce qu’il dirait de l’affaire Bombardier. Mais j’entends encore le son de sa voix quand, devant l’assemblée fiévreuse de DestiNation, il constatait que le mouvement national est devenu un véritable « champ de ruines ».
Il faut cependant se garder de faire une lecture trop accablée de ces sinistres tendances et conduites. La lâcheté existe, il ne faut pas se le cacher. Et ce que disait Lionel Groulx dans les années 20 de la veulerie d’une certaine élite reste tout à fait d’actualité. Mais il faut surtout comprendre que c’est dans la nature même de la domination qui s’exerce sur notre peuple que de produire des velléitaires, des esprits coulants à qui on ne parvient pas à faire dire qu’il fait beau par temps clair.
Ils vont se multiplier d’autant plus allègrement que le mouvement du monde ne manque pas de leur offrir des courants ascendants. Les machines de guerre idéologique de la mondialisation servent admirablement les efforts du Canada pour nous dissoudre. Elles fournissent aussi les alibis à ceux qui le servent. Le multiculturalisme n’est pas qu’un étendard et une mécanique de nation building à la canadian. C’est la matrice culturelle et idéologique des utopies néolibérales de l’atomisation, de la réduction des peuples à des ramassis de consommateurs à gaver, de travailleurs à déplacer au gré de l’optimisation des facteurs de production. L’ouverture au monde désormais brandie comme une injonction vertueuse n’a plus rien à voir avec l’idéal des Lumières et la recherche humaniste des rencontres et du partage.
La destruction des cultures et la réduction des identités collectives aux paramètres du commerce ne nous laissent qu’une très étroite marge de manœuvre pour penser nos moyens de continuer d’exister. Et surtout pour s’y définir des aspirations assez fortes pour inspirer un projet d’émancipation capable de déjouer le destin rabougri que nous dessine le Canada. Des aspirations assez puissantes également pour donner la force créatrice de nous arracher à l’emprise d’une américanisation porteuse d’une véritable néantisation du monde.
Notre question nationale ne saurait être enfermée dans le rapetissement des horizons que nous impose notre condition de provinciaux moroses. Les défis du Québec, les défis de la conquête de notre indépendance ne sont pas que les nôtres. Notre lutte nous place au cœur du plus grand mouvement de l’histoire de ce siècle. Comme l’a clamé le prophétique « Speak white » de Michelle Lalonde : « nous savons que nous ne sommes pas seuls. »
Nous partageons une aspiration à la liberté avec tous les peuples du monde qui cherchent à résister aux puissances d’uniformisation. Nous la partageons en particulier avec ceux-là qui, comme nous, cherchent à se créer un État pour se donner la plénitude des moyens de mener leur combat pour se réaliser comme ils l’entendent. Les Écossais, les Catalans en particulier nous sont devenus plus proches. Ces derniers ont donné au monde entier une leçon de courage et de démocratie.
Ils viennent aujourd’hui même de franchir « la ligne du risque » que Vadeboncoeur a si bien décrit pour nous-mêmes. Il faut leur souhaiter une indépendance réussie. Mais quoi qu’il advienne il nous faudra retenir la leçon : il n’y a pas de place pour la candeur dans le combat pour l’indépendance. Comme l’Espagne, le Canada ne renoncera à rien pour nous empêcher d’être.
Dans l’ordre du monde qui se redessine aussi dans l’évolution des petites nations, personne ne peut prédire de quel côté se trouveront les gagnants. Tout porte à croire cependant que la loi de la vie, la loi de la culture marquera les trajectoires. Notre position sur le continent nous condamne à la plus grande vigilance pour trouver les voies de passage. Nous sommes sur « le chemin des passes dangereuses » pour reprendre le si beau titre d’une pièce de Michel-Marc Bouchard.
Il faut avancer avec la lucidité de reconnaître que le mouvement national a connu de meilleures heures. Les partis politiques, nombre d’intellectuels résignés ont perdu le sens du parcours. Collectivement nous payons le prix fort d’avoir vu le gouvernement Bouchard gaspiller la conjoncture et renoncer à conserver l’initiative. Faute d’avoir procédé au bilan critique qui s’imposait, nous avons accru la vulnérabilité du Québec. Pis, nous avons facilité la tâche de l’État canadian. Relancée avec fureur avec le Plan B, toute la mécanique de soumission s’en est trouvée renforcée et accélérée. Nous voilà depuis vingt ans aspirés dans une affligeante spirale de régression politique.
Faisant le point sur la situation de la nation à l’occasion du soixantième-dixième anniversaire de la revue, François-Albert Angers avait posé dans des termes encore éclairants le dilemme stratégique dans lequel nous sommes enfermés depuis la mutation du nationalisme canadien-français en indépendantisme québécois. Depuis le début du vingtième siècle et sans contredit sous l’impulsion des artisans de L’Action nationale, le nationalisme canadien-français qui avait contribué à réhabiliter l’idée d’indépendance se caractérisait par l’approche stratégique suivante : partant d’une grande dépossession, il s’agissait de construire, morceau par morceau, une nation forte pour la rendre capable de bâtir un État fort. L’accent était mis sur la patiente construction des institutions.
Le néonationalisme, excédé par les manœuvres de centralisation fédérale, a choisi la voie de l’urgence. Devant la modernité qui s’accélérait il fallait récupérer tous les outils. Il s’agissait dès lors de tout mettre en œuvre pour changer le statut de la province et se doter d’un État fort pour assurer la pérennité de notre nation menacée.
C’est un renversement que le pugnace Angers déplorait. Il en faisait une lecture très moralisatrice, reprochant leur impatience aux élites péquistes et surtout, de s’être laissé séduire par les sirènes du pouvoir provincial plutôt que d’avoir entrepris de poursuivre en l’adaptant l’approche traditionnelle. Angers misait sur la continuité. À l’instar de ses maîtres Groulx et Minville, il pensait que les conquêtes pouvaient s’accumuler et éventuellement permettre d’arriver à la possession ultime, celle de l’État national. Comme eux, Angers plaçait les efforts de cette conquête à l’intérieur du régime dont pourtant toute la logique contribuait à les atténuer ou les harnacher pour les canadianiser, pour en neutraliser la portée nationale.
Les néonationalistes ont bien vu que cette continuité ne pouvait atteindre son but. Il fallait rompre avec le Canada pour compléter les avancées réalisées par le nationalisme traditionnel, pour les faire muter et les inscrire dans une véritable logique d’émancipation. Séduites par la rationalité technocratique, convaincues que la légitimité de notre existence et de notre cause allait de soi, les élites politiques ont réfléchi en privilégiant les processus plutôt que le rapport de force. Dès lors le combat national s’est tout entier consacré à la transformation du statut du Québec en procédant par le plaidoyer, en s’imaginant que la liberté se négocierait. Le mouvement a eu le tort et la naiveté de penser que le procès de légitimité ne pouvait avoir lieu.
Cette approche a connu son premier échouage au référendum de 1980. Après avoir jonglé ouvertement avec le projet de la démission collective et du consentement à la minorisation provinciale, le Parti québécois a repris le combat. Mais il l’a repris dans des paramètres du même paradigme. Tout l’effort de mobilisation a été concentré sur le changement de statut. Certes, sous la gouverne péquiste de nombreuses institutions ont été créées ou renforcées. Mais les conquêtes restaient provinciales, rusant parfois avec les contraintes du régime, mais sans les abolir. Cela aura eu des effets terribles sur la capacité de pérenniser ces avancées.
L’exemple le plus éloquent de ce point aveugle dans le paradigme néonationaliste aura été celui du sort de la loi 101. Elle a, un très bref moment, rusé avec le régime, mais ce dernier en est venu à bout. De campagnes de propagande en jugements de la Cour suprême, d’amendements législatifs en reculs politiques, elle est devenue un symbole creux, une loi usurpée, détournée de ses finalités et retournée contre ceux-là mêmes qui l’ont fait naître.
Pour que la loi 101 reste la loi 101, il eut fallu que les gouvernements refusent les jugements qui l’érodaient. Il aurait fallu qu’ils ouvrent et mènent un conflit de légitimité opposant la volonté du peuple à la domination du régime. Pour la pérenniser le gouvernement péquiste aurait dû entreprendre de reconfigurer les institutions de la province, déconstruire le dualisme institutionnel qui neutralise la socialisation par les institutions de la majorité, y incrustant un bilinguisme contraire aux aspirations de la loi même.
Ce travail aurait mené à la reconfiguration du système universitaire, du système hospitalier, etc. Cela aurait enclenché de féroces batailles devant lesquelles ce gouvernement a reculé. Avec pour résultat que Dawson est le plus gros cégep du réseau, que McGill domine outrageusement le système universitaire, que le CUSM a siphonné les ressources qui auraient dû aller dans toutes les régions.
Et il s’en trouve pour s’étonner que les enfants de la loi 101 préfèrent le cégep en anglais et se retrouvent à Concordia à défaut de pouvoir se qualifier pour McGill…
Plutôt que d’amorcer des initiatives visant à éroder l’architecture institutionnelle en même temps qu’elles menaient la bataille du statut, les élites souverainistes ont troqué un combat pour l’autre. Voilà une vérité qui devenait une contre-vérité. À défaut d’avoir conduit le travail de déconstruction des institutions provinciales, le mouvement souverainiste s’est transformé en machine à minimiser ses pertes.
Et il n’a pas pour autant investi le chantier de l’élaboration des institutions du Québec souverain. Il n’a pas posé les premiers jalons, encore moins fait voir que les institutions pouvaient avoir une autre configuration. En restant dans les champs de compétence provinciale et sans jamais forcer le jeu, il n’a ni élaboré ni fait voir que l’indépendance changerait complètement la vie de la nation. Marc Chevrier a bien raison de s’étonner de l’indigence de la réflexion républicaine des indépendantistes. La revue y a bien fait quelques avancées mais elles n’ont pas été reprises par le Parti québécois et la majorité de ses intellectuels.
La bataille pour le changement de statut s’est donc résumée à la stratégie de mobilisation autour de l’approche du « saut dans le vide », d’autres préfèrent l’image du « chèque en blanc ». Votez oui, on verra pour la suite. Cela a laissé la voie libre à nos adversaires qui pouvaient dépeindre le Québec indépendant comme une terre de barbarie, le menaçant de toutes les désorganisations et le laissant en proie à tous les maux, de la peste à la famine. Philippe Couillard continue allègrement de puiser à ce répertoire. Hors de la monarchie constitutionnelle, point de salut ! À moins de trouver réconfort dans d’éternelles palabres sur le changement du mode de scrutin…
Il faut sortir de cet écartèlement entre la lutte pour le statut et la construction de la nation. Et avec la claire conscience que nous avons affaire à un Canada qui ne reculera devant rien. La candeur nous a déjà coûté trop cher. Il faut reprendre la bataille sur le front de la légitimité. Et reprendre l’initiative en tirant les conséquences des occasions ratées.
Car il y a eu des occasions. Dans un éditorial d’octobre 1995, à la veille du référendum, Rosaire Morin et moi avions proposé une approche stratégique républicaine, conciliant travail sur le statut politique et déconstruction/reconstruction du régime. Nous proposions que le gouvernement s’engage à créer une assemblée constituante, quel que soit le résultat du référendum. Si le oui l’emportait, elle permettrait d’occuper pleinement le territoire de la légitimité. Si le non l’emportait, elle permettait de conserver l’initiative, de déplacer le terrain de la lutte et de canaliser l’immense énergie qu’avaient en particulier révélée les commissions sur l’avenir du Québec. On peut imaginer ce qu’aurait donné un tel exercice mené en parallèle avec une enquête sur les violations dont continue toujours de se vanter Jean Chrétien.
Sous le choc du 30 octobre, il faut croire que le célèbre pèlerinage à New-York avait plus d’attrait qu’un éditorial de L’Action nationale…
Une autre occasion s’est présentée. Le gouvernement du Québec aurait pu constitutionnaliser la loi 99. Il aurait pu prendre appui sur elle pour doter le pays d’institutions inédites, pour créer une citoyenneté québécoise. Il a renoncé à faire le pas décisif, celui qui aurait ouvert le conflit de légitimité et lui aurait peut-être permis de reprendre l’initiative. Il s’est contenté de ce qu’il croyait être une victoire symbolique. Le résultat, nous l’avons sous les yeux : la contestation ouverte de notre droit à l’autodétermination dans un procès où la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal est bien seule…
Il est à parier qu’il s’en trouvera encore pour pérorer sur le procès et prétendre que ce n’est pas grave. Rien n’est jamais assez grave aux yeux du minoritaire consentant. Quand tout un peuple est convié à débattre des mérites de l’hygiène à la débarbouillette et se fait présenter un deuxième bain hebdomadaire comme un progrès social, c’est que plus rien ne va dans la vie nationale. Comment peut-on composer avec une telle médiocrité et au même moment s’émerveiller des prouesses québécoises en matière d’intelligence artificielle ? Il n’y a qu’une seule explication à une telle dissociation symbolique : la très sérieuse perturbation de la faculté de représentation de soi. Les Québécois ne se voient plus aller.
Complètement enfermés dans la logique provinciale nos débats ne portent plus que sur les moyens que le Canada nous laisse. Ils ne débouchent jamais sur les finalités que nous pourrions avoir en propre. Les contraintes financières et de juridiction sont intériorisées. Cela a d’immenses et nombreuses conséquences, entre autres, et ce n’est pas la plus bénigne, cela rend le Québec de moins en moins capable d’occuper convenablement son territoire. Les régions les plus vulnérables se détériorent à une vitesse ahurissante. Le gouvernement provincial n’a que des broutilles à leur consacrer et celui de Philippe Couillard a depuis longtemps renoncé à même essayer d’en façonner le développement. Des pans entiers du pays réel s’étiolent et leurs cris ne percent plus le babillage médiatique.
Ce ne sont plus les besoins du Québec qui dictent les choix. L’action soporifique des médias empêche la claire conscience des enjeux. Les bonimenteurs y règnent et s’agitent à maquiller la médiocrité. Étourdis par les mirages de la mondialisation festive, frappés de plein fouet par la révolution numérique, notre complexe médiatique ne penche clairement pas du côté des forces d’émancipation. À cela s’ajoutent les effets insidieux de l’action d’un Radio‑Canada qui fixe les normes de la profession et imposent les catégories de référence. Au final, le récit médiatique n’est plus du tout en phase avec notre réalité nationale.
L’émiettement dans le fait divers, le rejet bon chic bon genre de la référence nationale – du moins en ce qui concerne la nôtre – ont fait de ce complexe une formidable machine à produire de l’insignifiance. À moins que ce ne soit des machines à produire du discours compensatoire. Ils pullulent les forts en thème qui lèvent le nez sur leur propre peuple et remplissent magazines et émissions de bavardages sur la dernière tendance new-yorkaise, le best-seller de l’heure à Londres ou les merveilles de Netflix, en s’imaginant faire partie du grand monde.
Des suiveux de la culture de masse mondialisée plastronnent en faisant des simagrées de provinciaux ridicules. Molière n’en aurait qu’une bouchée, une risée ! Dans le Canada qui se targue de n’avoir pas de culture officielle ils participent au brouillage de nos repères culturels en tenant des postures d’apatride. L’américanisation de la culture ne manque pas d’idiots utiles. Ils auront été malmenés par le déploiement des conséquences de leur position, c’est-à-dire avec la publication de la capitulation culturelle désignée comme la politique du Canada créatif. Mais en ces matières nous n’en sommes pas à une contradiction près.
Quel désolant spectacle avons-nous dû subir à voir des figures respectables de notre monde culturel s’inquiéter pour la souveraineté du Canada ! Comme si l’occasion n’avait pas été suffisante pour dire assez, c’est assez ! Sortons de là ! Mais nous aurons plutôt eu droit à encore plus d’indignation. Et les lamentations ont repris. Des « pragmatiques » cherchent encore le moyen de minimiser les pertes en donnant la chance au coureur… Et à recommencer de quémander un rapatriement de pouvoir !
S’il est un domaine, pourtant, où il n’y a pas d’avenir pour nous dans le Canada, c’est bien celui-là. Est-ce que cette fois ce sera suffisant pour faire voir qu’un seuil de rupture est atteint ?
On y parviendra peut-être.
Pour le moment, il faut le reconnaitre, tout est encore à recommencer.
Oui, tout est à recommencer. Mais le chemin pourrait bien être plus court qu’on le pense. La distance à parcourir n’est pas d’abord celle que nous imposent les évènements, ni même le régime canadian, mais bien celle qui nous sépare de nous-mêmes. C’est par le travail de la pensée, par l’action intellectuelle que nous pourrons franchir cette distance. Par la fréquentation des œuvres également. Il ne faut jamais sous-estimer la puissance de l’art. Notre aventure mérite d’être proposée au monde. Nous avons toutes les raisons d’être fiers de ce que nous nous entêtons à bâtir ici.
Il faut mener sans relâche le procès du régime, en débusquer toutes les incrustations, faire voir comment en toute chose il fausse les perspectives et nous condamne à vivre « autrement qu’on pense » comme disait Rosaire Morin. Bref, il faut sortir le Canada du Québec, le déchouquer de toutes nos institutions.
Il faut faire voir et comprendre que la minorisation nous condamne à l’enlisement dans une médiocrité qui fait déjà trop de dégâts. Il faut montrer en quoi la politique canadienne est toxique et funeste pour notre développement. Il faut sur chaque sujet de politique publique montrer ce qu’il nous en coûte de reporter la décision d’en sortir. Il est inutile de tenter de se consoler en se disant qu’en s’enfonçant dans le marécage on peut toujours continuer de contempler les étoiles…
L’État canadian se comporte ici comme une puissance occupante. Il faut le faire réaliser, le faire comprendre dans tous les domaines de notre vie. Peu importe qu’il le fasse avec le sourire. Le Québec n’est pas maître de ses finalités. Même dorée une chaîne est une chaîne. L’indépendance n’est pas un rêve ou une fièvre, encore moins un résultat de sondage. C’est un combat.
Et il faut le mener en continuant de faire confiance à notre peuple d’abord. Miser sur lui. Penser au plus près de sa condition, œuvrer à traduire ses aspirations en propositions mobilisatrices. Des idées fortes, portées par une volonté populaire consciente de l’intérêt national finiront bien par mettre les partis politiques en mouvement… Tous, nous méritons mieux que la politicaillerie mesquine.
Il faudra bien un jour mettre fin aux « luttes fratricides » qu’évoquaient déjà Honoré Mercier. Nous pouvons, nous devons faire l’unité sur ce qui nous propulsera à la hauteur de notre formidable potentiel. Cela prendra le temps qu’il faudra. En y mettant le meilleur de nous-mêmes, mais surtout en conviant toutes les forces vives à un dépassement qui nous portera enfin dans la dignité et la fierté de l’accomplissement.
Nous sommes capables de grandes choses. Et nous les ferons.
Il y a un siècle, les fondateurs de la revue ont posé un geste dont la portée s’est rendue jusqu’à nous. À les lire, nul ne peut ignorer qu’une angoisse terrible les a parfois tenaillés. À l’heure où tout pouvait leur laisser voir que l’avenir était bouché, ils ont « usé leurs yeux à faire lever l’horizon » (Miron). À porter le regard sur ce qu’ils ont fait naître, nul ne peut douter qu’une certaine idée du Québec n’a cessé de grandir. Cette idée, elle est toujours vivante et le restera tant et aussi longtemps que nous saurons la porter et la transmettre en lui donnant les visages de l’avenir.
Cent ans plus tard, au seuil d’un autre commencement, nous revoilà à pied d’œuvre. Nous ferons l’indépendance.
Pour la suite du monde.