Cette pensée du philosophe néerlandais Luuk Van Middelaar, fin connaisseur des arcanes de l'Union européenne, mérite réflexion : « Si un jour l’État français disparaissait au sein d'un État européen, les Français n'existeraient plus en tant que tels ; leur identité collective s'évaporerait. Il en va tout autrement pour les Allemands. L'idée d'un État européen ne leur fait pas peur (...), vivant eux-mêmes au sein d'une "République fédérale" constituée de plusieurs niveaux, il leur est assez facile d'ajouter une couche européenne », écrivait-il dans la revue Le Débat en 2015.
De fait, la « couche européenne » est largement investie par Berlin. Certes, le choix de placer la Française Christine Lagarde à la tête de la Banque centrale européenne cet automne constitue une victoire pour Emmanuel Macron, et il est heureux que le très orthodoxe banquier central allemand, Jens Weidmann, se soit finalement vu refuser le poste. Reste que l’Allemagne obtient en échange la présidence de la Commission européenne en la personne d'Ursula Von Der Leyen, si toutefois celle-ci parvient à obtenir le vote des Eurodéputés en sa faveur ce mardi 16 juillet.
Si c'est le cas, c'est un poste à responsabilité supplémentaire qui tombera dans l'escarcelle de la République fédérale, dont la prééminence au sein des institutions communautaires est connue. Les compatriotes d'Angela Merkel se partageaient déjà de nombreuses présidences, indépendantes du Parlement : celle de la Banque européenne d’investissement (BEI), celle de la Cour des comptes européenne, celle du Mécanisme européen de stabilité (MES) et celle du Conseil de résolution unique des crises bancaires. Ils occupent également trois secrétariats généraux sur quatre : celui de la Commission, celui du Service européen d’action extérieure et celui du Parlement européen.
"L'Allemagne est le pays cumulant le plus de fonctions d’encadrement"
Ce dernier poste est occupé par Klaus Welle, un « homme politique assumé » et puissant, ainsi décrit par le journal Contexte. Rivé à son poste depuis plus de dix ans, Welle, qui pilote ainsi toute l'administration de l'Assemblée et ses 8.000 fonctionnaires et agents, devrait en principe être maintenu dans ses fonctions. En effet, ce ne sont pas les postes administratifs mais bien les postes politiques qui sont actuellement en cours de redistribution suite au dernier scrutin européen. Le processus n'est pas totalement achevé mais la tendance qui se dessine reste ce qu'elle était lors de la précédente législature. Dans une note de février 2017 intitulée « Parlement européen : distribution des équilibres politiques », la fondation Robert Schuman écrivait : « La répartition des postes à responsabilité entre les députés des États membres au Parlement européen est largement dominée par les Allemands. L'Allemagne est le pays cumulant le plus de fonctions d’encadrement ». Après le scrutin de mai 2019, l'affirmation reste vraie.
Le Bavarois Manfred Weber n'a certes pas obtenu la présidence de l'Assemblée (ni celle de la Commission, qu'il briguait en premier lieu en tant que « spitzenkandidat » des conservateurs). Les eurodéputés lui ont en effet préféré l'Italien David Sassoni. Weber n'en est pas moins président du groupe le plus nombreux, le groupe des conservateurs du PPE (182 députés). Deux autres Allemands, Ska Keller (Verts) et Martin Schirdewan (Gauche unitaire européenne), président ou co-président des groupes. Les Français, eux, n'en président aucun. De ce fait, ils ne seront pas représentés à la Conférence des présidents, structure qui joue pourtant un rôle important dans l'organisation du travail de l'hémicycle (agenda des sessions, temps de parole des eurodéputés, etc).
Quant au bureau du Parlement, la France n'y sera représentée qu'au travers de ses deux questeurs (Anne Sander de la droite PPE et Gilles Boyer de Renew Europe, le groupe où siègent les macronistes). Car elle ne dispose d'aucune des quatorze vice-présidences du Parlement, cependant l'Allemagne en a trois, occupées par des élus issus de trois groupes politiques différents (PPE, S&D, Renew Europe). Au sein des commissions parlementaires, enfin, qui jouent un rôle clé puisque c'est en leur sein que se fait le travail législatif, les eurodéputés se répartissent actuellement les postes de présidents, vice-présidents et coordinateurs. La France vient d'obtenir trois postes de présidents de commissions dont l'un, celui de président de la commission « environnement » (attribué à Pascal Canfin, Renew Europe) est important. La commission « développement régional » aura quant à elle à sa tête le Français Yonous Omarjee (Gauche radicale) et la commission « transport et tourisme » la Française Karima Delli (Verts). Reste que l'Allemagne arrache davantage de présidences, dont certaines des plus importantes : affaires étrangères, commerce international et, surtout, agriculture.
Enfin, de nombreux Allemands s'arrogent des postes de coordinateurs de commissions, peu visibles pour le grand public mais cruciaux puisque ce sont ces coordinateurs qui répartissent le travail parlementaire. Ainsi, huit coordinateurs de commission PPE sont Allemands contre seulement un Français. Par ailleurs, six coordinateurs Verts sont Allemands contre un Français, ce qui est toutefois compensé par le nombre de coordinateurs « Renew » français (six, cette fois, contre un Allemand). Il faut toutefois noter que cet état de fait trouve des raisons logiques dans le résultat des élections européennes. Le Rassemblement national français, par exemple, dispose de beaucoup d'eurodéputés mais un « cordon sanitaire » tient les élus des partis « populistes » à l'écart des responsabilités. Les Républicains français ont réalisé une contre-performance spectaculaire et ont moins d'élus qu'auparavant au sein du PPE.
Enfin, la nationalité des eurodéputés n'est évidemment pas le seul critère à prendre en compte. L'affiliation partisane compte, bien sûr, un eurodéputé représentant non seulement son pays mais également sa formation politique d'appartenance. Il n'en reste pas moins que l'Union européenne telle qu'elle est configurée, sur un mode supranational qui rappelle bien plus la tradition politique de long terme de l'Allemagne que celle, centralisée et jacobine, de la France, conduit la RFA à s'y sentir naturellement plus à l'aise et à savoir y défendre plus immédiatement ses intérêts.