A la suite de la publication des conclusions de Seymour Hersh selon lesquelles il n’y a pas eu d’attaque au gaz sarin à Khan Cheikhoun, en Syrie, dans le Welt de dimanche dernier, d’étranges choses se sont produites : la Maison-Blanche s’est abruptement dite « avertie d’une préparation de nouvelle attaque au sarin par Assad », une affirmation non corroborée par les officiels de la défense américains, dont certains membres iront même expliquer à Buzzfeed ne pas avoir la moindre idée de ce dont il s’agissait et ne pas avoir été avertis de quoi que ce fût par la Maison-Blanche. Le jeudi suivant, le Secrétaire de la défense James Mattis expliquait à des journalistes que « l’avertissement avait fonctionné » et que « Assad avait été dissuadé d’attaquer ».
Supputations sur les relations de causes à effets de cette succession d’événements.
Paru sur Counterpunch sous le titre After Hersh Investigation, Media Connive in Propaganda War on Syria
Si vous voulez comprendre le degré auquel les médias libres occidentaux sont en train de bâtir un monde alternatif de demi-vérités et de mensonges pour manipuler leur public, nous sous-informer et s’assurer de notre consentement, il ne pourrait pas y avoir un meilleur cas d’école que leur traitement du journaliste d’investigation prix Pulitzer Seymour Hersh.
Tous ces médias à but lucratif, très concurrentiels et toujours en quête d’informations exclusives, ont pris séparément des décisions identiques : d’abord rejeter le dernier reportage d’investigation de Hersh, puis l’ignorer studieusement après sa publication de dimanche dernier en Allemagne. Ils ont continué à maintenir un silence radio absolu sur ces révélations, même si au cours de ces derniers jours, ils ont porté une grande attention à deux informations directement liées aux questions soulevées par Hersh dans sa dernière enquête.
Ces deux événements, étant donnée leur mise en avant dans les médias occidentaux, ont de toute évidence été concoctés pour servir de réfutation à ses révélations, même si aucune de ces publications n’a informé ses lecteurs de l’enquête originale. Nous sommes clairement passés de l’autre côté du miroir.
Donc, qu’est-ce que l’enquête de Hersh révélait ? Ses sources dans la communauté du renseignement US – les gens qui l’avaient aidé à exposer ses plus importantes informations des dernières décennies, du massacre de Mỹ Lai par des soldats américains au cours de la Guerre du Vietnam jusqu’aux abus perpétrés contre des prisonniers à Abou Ghraib, en Irak, en 2004 – lui ont dit que la version officielle, selon laquelle Bachar el-Assad de Syrie avait largué du gaz sarin mortel sur la ville de Kahn Cheikhoun, le 4 avril était fausse. De fait, ont-ils dit, un avion syrien a largué une bombe sur une réunion de djihadistes, ce qui a causé des explosions secondaires dans un dépôt, et diffusé un nuage toxique de produits chimiques qui ont tué des civils situés à proximité.
C’est une narration alternative dont on aurait pu imaginer qu’elle serait d’un grand intérêt pour les médias, étant donné que Donald Trump a approuvé des frappes contre la Syrie en se fondant sur la version officielle. La version de Hersh suggère que Trump a agi contre les conseils de ses propres officiels des renseignements, dans une action hautement dangereuse qui non seulement violait le droit international, mais aurait pu attirer le principal allié d’Assad, la Russie, dans la mêlée. L’arène syrienne a le potentiel de déclencher une confrontation sérieuse entre les deux premières puissances nucléaires mondiales.
Mais en fait, les médias occidentaux n’ont pas montré le plus faible intérêt pour cette enquête. Hersh, qui dans le passé, a été considéré comme le journaliste des journalistes, a tenté de placer son investigation aux USA et au Royaume-Uni, sans succès. [1] A la fin, son reportage a trouvé refuge en Allemagne, dans la publication Welt am Sonntag.
Il y a deux raisons possibles, mais hautement improbables au fait que les publications de langue anglaise aient ignoré l’enquête de Hersh. Peut-être avaient-ils l’assurance que ses sources du milieu du renseignement s’étaient trompées. Si c’est le cas, elles auraient dû le prouver. Mais une réfutation demanderait une prise en compte de la version de Hersh, ce qu’ils ne semblaient pas prêts à accorder.
Ou peut-être que les médias ont pensé que c’était une information dépassée, et qu’elle n’allait pas intéresser leurs lecteurs. Ce serait difficile de soutenir cette interprétation, mais elle au moins l’allure de la plausibilité – si ce n’était la suite des événements depuis la publication des conclusions de Hersh, dimanche denier.
Sa version a suscité deux réfutations claires de la part de ceux qui s’accrochent comme des naufragés à la version officielle. Les révélations de Hersh peuvent bien manquer de tout intérêt aux yeux des médias occidentaux, mais elles ont envoyé Washington dans une humeur de crise. Bien sûr, aucun officiel ne s’est directement référé à l’investigation de Hersh, parce que cela aurait attiré l’attention sur elle et forcé les médias occidentaux à la référencer. A la place, Washington a cherché à détourner l’attention et à renforcer la version officielle en envoyant le public dans une fausse direction. Ce simple fait devrait nous alarmer sur le fait que nous sommes manipulés et non informés.
La première réfutation, dans le sillage immédiat de la publication de Hersh, a consisté en déclarations du Pentagone et de la Maison-Blanche avertissant de la planification d’une autre attaque au sarin contre son peuple par Assad, et sur le fait que Washington répliquerait avec sévérité à toute nouvelle attaque.
Voici comment le Guardian a rapporté les menaces des USA :
Les USA ont dit mardi qu’ils avaient observé des préparations d’une attaque possible aux armes chimiques dans la base aérienne syrienne censément impliquée dans l’attaque au sarin d’avril, après que la Maison-Blanche ait averti que le régime syrien paierait « au prix fort » toute nouvelle utilisation de ces armes.
Puis, le vendredi suivant, la seconde réfutation a émergé. Deux diplomates non nommés ont « confirmé » qu’un rapport de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) avait conclu que quelques-unes des victimes de Khan Cheikhoun manifestaient des symptômes d’empoisonnement au sarin ou à des substances similaires.
Il y a plusieurs raisons de douter de ces rapports. Le rapport de l’OIAC était déjà connu et avait été longuement débattu – il n’y avait rien qui valait la peine d’être re-publié.
Il y avait aussi des défauts déjà bien connu à ces conclusions. Il n’y avait pas eu de « chaîne de préservation » – une surveillance neutre – des corps qui ont été présentés à l’organisation en Turquie, comme l’avait noté Scott Ritter, un ancien inspecteur des armes de l’ONU en Irak. Toute sortes de parties intéressées auraient pu contaminer les corps avant leur arrivée à l’OIAC. Pour cette raison, l’OIAC n’avait pas conclu à la responsabilité du gouvernement Assad dans ces traces de sarin. Dans le monde de la véritable information, seule la découverte d’une responsabilité d’Assad – ou un autre nouvel élément – aurait pu susciter un renouveau d’intérêt des médias.
De la même façon, les menaces publiques de la Maison-Blanche et du Pentagone contre Assad n’ont pas dissuadé Assad, et ne l’ont pas empêché d’utiliser du sarin à l’avenir. Si le Pentagone et la Maison-Blanche avaient réellement cru à une possibilité d’attaque par Assad, il aurait été plus efficace d’en avertir les Russes en privé. Ils ont une énorme influence sur lui. Ces nouveaux avertissements n’étaient pas destinés à Assad, mais au public occidental, et à étayer la version officielle mise à mal par l’investigation de Hersh.
De fait, les menaces des USA augmentent, et ne réduisent pas les chances d’une nouvelle attaque chimique. Les acteurs anti-Assad ont désormais une forte motivation pour utiliser des armes chimiques dans une opération sous fausse bannière destinée à impliquer Assad, sachant que les USA se sont engagés à intervenir. De quelque façon qu’on les lise, les déclarations américaines étaient irréfléchies – ou destinées à nuire – à un point extrême et susceptibles d’apporter le contraire exact de ce qu’elles se proposaient d’accomplir.
Mais au-delà, il y avait quelque chose d’encore plus inquiétant à propos de ces deux réfutations. Que ces déclarations officielles aient été publiées sans réflexion dans les plus grands médias est bien assez consternant. Mais ce qui est impardonnable est le black-out des médias sur l’enquête de Hersh, alors qu’elle est directement à la base de ces deux nouvelles informations.
Suivant les normes acceptées de la pratique journalistique, aucun journaliste sérieux n’aurait pu rapporter l’une des ces deux informations sans faire référence au travail de Hersh. Il est crucial pour la compréhension de ces « informations », qui n’en sont que des réfutations. De fait, les sources de renseignement citées par Hersh ne sont pas seulement pertinentes, elles sont la raison même de ces deux nouvelles « informations ».
Toutes les publications qui ont couvert les menaces du Pentagone-Maison-Blanche ou rabâché le rapport de l’OIAC en omettant de mentionner les révélations de Hersh n’écrivent rien d’autre que de la propagande au service de la politique étrangère occidentale, qui tente d’obtenir le renversement illégal du gouvernement syrien. Et jusqu’ici, cela semble bien comprendre la quasi-intégralité de la presse et des télés grand public occidentaux.
Traduction Entelekheia
Photo Pixabay
[1] Selon Die Welt, la London Review of Books, qui avait déjà publié Whose Sarin ? De Seymour Hersh en 2013, avait commandé et payé sa nouvelle enquête, mais au dernier moment, le journal a refusé de la publier par peur d’être critiqué pour une « défense des positions de la Syrie et de la Russie ». Le journal allemand a publié l’enquête.
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