À en croire The Guardian, bénéficiaire avec le New York Times et Der Spiegel d'un accès privilégié aux «secrets afghans», cette fuite serait «la plus grande à survenir dans l'histoire du renseignement». Leur fournisseur, l'insaisissable WikiLeaks, dont la «mission» est de démasquer les pouvoirs et leurs mensonges, ne leur aurait passé ces documents que pour leur donner plus de crédibilité et d'impact. Est-ce bien le cas?
Racontant la préparation du dossier, le New York Times confirme avoir obtenu de WikiLeaks quelque 92 000 rapports secrets, mais assure qu'il en a vérifié le contenu lui-même. Néanmoins, écrit le journal, c'est WikiLeaks qui a imposé la date des révélations, condition que le quotidien britannique et l'hebdomadaire allemand ont aussi acceptée. Qui donc était maître de la stratégie de diffusion?
Ces journaux ont aussi convenu dès le départ de ne rien révéler qui mette des vies en danger ou compromette des «opérations militaires ou antiterroristes». Ils ont même évité, écrit le quotidien américain, toute référence nuisible aux méthodes de renseignement des forces alliées. «À la demande de la Maison-Blanche, ajoute le texte, le Times a aussi pressé WikiLeaks de retirer de son site Web tout matériel nuisible.» On est donc loin de l'appel à la Cour suprême pour bloquer les «secrets vietnamiens» du Pentagone.
On aurait eu environ un mois pour préparer les articles avant l'échéance du 25 juillet fixée par WikiLeaks. Or, des cinq journalistes qui y ont travaillé au New York Times, trois — Jane Perlez, Eric Schmitt et Carlotta Gall — signaient un mois auparavant, dans le même journal, un article non moins explosif sur la plus troublante découverte des forces alliées.
Cette nouvelle, noyée dans les récentes révélations, est de loin l'élément le plus important de la guerre en Afghanistan. Non seulement les autorités militaires du Pakistan ont protégé des réseaux qui aident toujours les talibans, mais elles ont sciemment privé les États-Unis d'une victoire qui aurait permis l'émergence d'un Afghanistan libre de l'influence du Pakistan.
Les États-Unis voulaient après le 11-Septembre empêcher qu'un État dominé par les talibans y protège une des bases des réseaux d'al-Qaïda. Chassés de Kaboul, les talibans sont revenus en force. Il a fallu se rendre à l'évidence: le Pakistan leur servait de sanctuaire. D'où la pression et les milliards de Washington pour amener Islamabad à éliminer la base arrière des insurgés.
L'armée pakistanaise s'est pliée en apparence à cette demande. Elle a lancé des opérations dans les provinces limitrophes de l'Afghanistan. Mais Washington a dû vite déchanter. Si certaines organisations talibanes étaient frappées au Pakistan, d'autres ne l'étaient pas. Le Pentagone ne gagnait pas la guerre. En revanche, les insurgés gagnaient du terrain.
Les objectifs du Pakistan
Diplomates et militaires américains ont donc fait pression pour qu'Islamabad neutralise ces autres organisations. Ils se sont fait répondre qu'elles devaient plutôt entrer dans un futur gouvernement à Kaboul. Des chefs talibans, il est vrai, ont été arrêtés au Pakistan, non parce qu'ils voulaient continuer la guerre, mais parce qu'ils se disaient ouverts à un compromis.
Pour Islamabad, il ne saurait y avoir à Kaboul d'autre gouvernement de compromis qu'un cabinet qui leur soit favorable, voire entièrement dévoué. L'enjeu de la guerre apparaît donc plus clairement. Il n'y aura pas d'armée afghane liée à l'armée américaine. Ni de police afghane formée par des Canadiens.
Ni d'agence de renseignement encadrée par la CIA.
Bref, si Washington avait cru pouvoir contraindre son allié pakistanais à servir les intérêts occidentaux, les militaires du Pakistan, eux, n'allaient pas aider leur «ami» américain à bâtir dans l'Afghanistan voisin un pays différent, voire indépendant du Pakistan. Le nouveau chef militaire, Parvez Kayani, hier chef du service secret, ne l'a pas caché aux Américains.
La création, en effet, d'un Afghanistan démocratique, moderne, prônant l'égalité des sexes — récente justification de l'intervention occidentale — non seulement couperait court à l'influence du Pakistan sur ce pays, mais donnerait aussi aux Pakistanais eux-mêmes, las d'un régime autoritaire et inefficace, un exemple de modernité qu'ils pourraient bien vouloir imiter.
En obtenant du Pakistan qu'il lutte plus vigoureusement contre les talibans, le président Barack Obama croyait peut-être enfin pouvoir retirer prochainement ses troupes. En fixant une date à ses 100 000 soldats, il aura amené les militaires pakistanais à penser que l'heure sonnait pour eux d'imposer leur propre solution.
Le président Hamid Karzaï aura eu une claire idée de cette solution, écrit samedi dernier dans le Globe and Mail un ancien ambassadeur du Canada à Kaboul, Chris Alexander. Un émissaire du Pakistan — le général Kayani, non un civil — lui en a fixé les conditions. Accepter dans son cabinet les forces protégées par Islamabad, fermer les consulats de l'Inde.
Si c'est non, la guerre continuera. Si c'est oui, Obama aura abandonné les Afghans à leur sort. Voilà qui explique peut-être pourquoi WikiLeaks a obtenu un tel flot de documents secrets. Est-il, en effet, impossible que Washington n'ait rien à voir avec cette révélation de la fourberie du Pakistan à la face du monde? La pression est grande, en tout cas, sur les militaires pakistanais.
Mais au Pentagone, qui parle d'une enquête, comme à Ottawa, qui n'y voit goutte, ne faudrait-il pas aussi demander pourquoi, au vu de la duplicité pakistanaise, on envoie encore de jeunes soldats dans une telle embuscade?
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
Secrets afghans
Vraie fuite, ou fuite en avant ?
Pourquoi, au vu de la duplicité pakistanaise, Ottawa comme Washington envoient-ils encore de jeunes soldats dans une telle embuscade ?
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