Si la propagation du coronavirus Covid-19 en Europe reste avant tout un enjeu d’ordre sanitaire, ses conséquences politiques ne peuvent hélas être ignorées. Cette affirmation a toutes ses chances d’être particulièrement vraie en Hongrie, où l’opposition fait depuis plusieurs années de l’inaction de Viktor Orbán en matière de santé publique un de ses arguments phares à l’encontre du gouvernement.
Il serait vain de nier que la coalition Fidesz-KDNP ne dispose pas de politique de santé publique claire et ambitieuse depuis son accession au pouvoir en 2010. Cette quasi-absence de politique de santé publique n’a en réalité rien d’exceptionnel. Elle est répandue depuis plus de deux décennies dans l’écrasante majorité des pays européens et procède directement du rouleau compresseur libéral forçant les États membres à développer une aversion à tout ce qui touche au secteur public. Le Fidesz ne fait en rien exception à cette règle, et son anticommunisme historique l’amène d’ailleurs parfois à faire du zèle en matière de mesures libérales.
Les slogans coup de poing de l’opposition partent d’un constat à la véracité difficilement contestable : le gouvernement n’a jusqu’à présent jamais placé la santé publique au cœur de ses priorités et les hôpitaux publics hongrois se meurent. Ce message peut être reçu tel quel, mais la crédibilité de ses émetteurs peut toutefois grandement être remise en question. En effet, alors que le gouvernement actuel se caractérise depuis 2010 par une inaction en matière de secteur public hospitalier, l’opposition actuelle, dont beaucoup de cadres étaient au pouvoir entre 2002 et 2010, ne s’était pas embarrassée de retenue pour fermer des hôpitaux, baisser les effectifs, faire une tentative infructueuse de remise en cause de la gratuité des soins et de privatisation du secteur. Comment donc ne pas mettre en doute la sincérité de la Coalition démocratique de Ferenc Gyurcsány lorsqu’elle prend la défense des hôpitaux publics ? Comment, par ailleurs, accorder du crédit au Momentum, dont les visages sont certes nouveaux, mais liés politiquement et idéologiquement aux libéraux d’Europe de l’Ouest, qui ne sont pas connus pour être de valeureux défenseurs du secteur public hospitalier ?
Ces frictions se cristallisent sur la question de la rémunération du personnel soignant dont le niveau est en Hongrie encore plus bas que celui existant par exemple en Roumanie. Certes, cette différence est récente, due au fait qu’en Roumanie, les gouvernements socio-démocrates de l’ère Dragnea (2017-19), pour mettre drastiquement fin à l’hémorragie de personnel par émigration vers l’Ouest, ont doublé d’un seul coup les salaires du personnel de santé (et d’ailleurs de l’ensemble du service public).
Pour revenir à la Hongrie : il n’est pas exagéré de dire que tous les gouvernements ont échoué à prendre des mesures efficaces en matière de traitement des fonctionnaires hospitaliers depuis le changement de régime de 1990. Une fois les querelles partisanes sur la responsabilité de ces échecs mises de côté, trois grandes causes à ce problème apparaissent :
- Depuis le changement de régime, les deux attitudes majeures face à la question du système de santé consistent soit à œuvrer, discrètement et habilement, à une privatisation du secteur de la santé (MSZP-SZDSZ et leurs héritiers), soit à fermer les yeux et à laisser se développer un secteur privé en pleine expansion (Fidesz). Ces logiques sont permises pour deux raisons. D’un côté, dans le contexte de croissance de ces dernières années, la part de la population pouvant accéder à des soins payants augmente. D’un autre côté, le différentiel de salaire avec les pays de l’Ouest est si important que les soignants sont de plus en plus souvent confrontés au dilemme suivant : émigration ou salaire en forints à sept chiffres dans une clinique privée en Hongrie. Bien évidemment, un accroissement du secteur privé de la santé aurait pour conséquence d’exclure des millions de Hongrois de l’accès aux soins. Certes, mais ces Hongrois-là sont dans leur majorité des abstentionnistes difficilement mobilisables.
- Les niveaux de salaire actuels en Hongrie, et plus largement dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO), sont une aubaine pour les pays d’Europe de l’Ouest. Ils leur permettent d’apporter une solution parcellaire au problème de la désertification médicale tout en faisant des coupes budgétaires par une politique drastique de numerus clausus, dont l’un des objectifs est de faire assumer les coûts de formation des soignants aux PECO pour ensuite en récupérer les fruits, c’est-à-dire la main d’œuvre diplômée. Si un PECO tentait de remettre en cause ce système de transfert des coûts et de siphonnage de la main d’œuvre qualifiée par une politique d’augmentation massive des rémunérations du personnel de santé, cela se traduirait immédiatement par des pressions économiques, commerciales, politiques ou médiatiques de la part des pays de l’Ouest. En règle générale, tout remise en cause de l’austérité ordo-libérale défendue par l’axe Berlin-Francfort-Bruxelles constitue un casus belli pour les Occidentaux, comme l’a bien montré la liquidation brutale de Liviu Dragnea en Roumanie.
- Alors qu’en France la néo-féodalité est un phénomène en voie d’apparition régulière, en Hongrie elle est une réalité quotidienne. Loin de faire exception à cette réalité, le secteur de la santé est sans doute celui dont les barons sont les plus puissants. Une poignée de médecins au pouvoir démesuré et jouant finement sur leur autorité morale se cooptent depuis des décennies pour régner sans partage sur le secteur de la santé. Ces barons craignent notamment la remise en cause du système du hálapénz (dessous-de-table payés aux médecins par les patients), dont l’inertie culturelle est particulièrement forte chez les patients âgés. Or, la remise en cause de ce système serait la première étape d’une politique ambitieuse d’augmentation des rémunérations, étant donné que le niveau généralement bas des salaires de la santé constitue l’excuse morale qui justifie ce système aux yeux d’une majorité de hongrois. Tous les ministres en charge des questions de santé ayant tenté de s’attaquer à cette coterie ont dû remettre leur démission quasiment dans la foulée.
La propagation du coronavirus risque de mettre à jour ce que l’opposition répète en boucle depuis plusieurs années : les lourdes défaillances du système de santé hongrois qui, contrairement à ce que cette même opposition affirme, ne datent pas de l’arrivée de Viktor Orbán au pouvoir mais sont bien plus anciennes. Il ne faudrait pas sous-estimer l’intelligence politique de l’opposition en pensant qu’elle hésitera un seul instant à se servir bassement de la crise sanitaire actuelle pour taper sur le gouvernement. L’intelligence politique de Viktor Orbán devrait quant à elle le conduire à la conclusion suivante : cette crise est le moment d’enfin prendre à bras le corps les problèmes du secteur de la santé publique, au risque de voir son opposition se frotter les mains.