IL Y A AUSSI DES LIVRES DE PIERRE

Vérité et Matière

Dépassement de l'opposition idéalisme / matérialisme

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Chronique de Rémi Hugues

Il y a un an, Notre-Dame-de-Paris brûlait. Arrêtons nous un instant sur Cybèle, l'une des statues de la cathédrale, ce buste de femme avec son échelle, son livre ouvert et son livre fermé. Ces trois éléments signifiant respectivement l'élévation de chacun au cours de sa vie (son cursus honorum en somme), l'exotérisme et l'ésotérisme.


Dans L'étang de Berre, après avoir séparé la connaissance en deux, celle contenue dans le livre (dans l'œuvre d'art en général, pourrait-on compléter), qui constitue une matérialité, et celle « qu'on ne confie pas au livre, ce qui ne se communique que de maître à ses disciples, oreille contre oreille) »1, Charles Maurras poursuit en suggérant, toujours sur le thème de la matérialité, que les idées ne sont pas seulement des abstractions, qu'elles ont également une dimension matérielle, une réalité concrète : « les conceptions puissantes et justes ont une énergie intrinsèque »2.


Quel rapport, précisément, entre la matière et la qualité que confère Maurras à une conception puissante et juste, celle de disposer d'une énergie qui lui est propre, autrement dit qui provient d'elle-même ?


Pour le Maître de Martigues, une conception vraie est nécessairement puissante, et réciproquement. Il est logique que la puissance ait pour principe de générer de l'énergie, mais il est moins évident que la vraie représentation, la juste vision, soit source d'une énergie intrinsèque.


Si l'on tient pour acquis ce postulat, il faut alors en accepter les conséquences. Notamment admettre que la vérité soit matière, étant entendu le lien qui unit énergie et matière depuis les découvertes d'Albert Einstein synthétisées par l'équation dont la renommée n'a pas d'égal, E = mc2.


Cela expliquerait aussi pourquoi notre histoire fourmille de grands hommes, de visionnaires, de prophètes. Certains, au sein du genre humain, sont plus aptes à édicter des vérités, des paroles vraies, et ils acquièrent par ce truchement un prestige, une aura, une hauteur, qui les place au-dessus des autres.


Cette machine à fabriquer de la distinction sociale est l'un des facteurs, peut-être le plus déterminant, de l'inégalité entre les hommes. Nous humains ne sommes pas identiques, nous sommes différents : c'est un fait que la République refuse d'admettre.


Les discours inégaux font les hommes inégaux. Plus il y a chez un être une inclination à prononcer un propos vrai, plus il y a pour cet être des chances de capitaliser, d'engranger des ressources matérielles ou symboliques.


Et après sa mort un être peut continuer à recevoir des louanges. Le culte, si modeste soit-il, qu'on lui voue, représente une réalité pratique. Subjuguer ses contemporains par son éloquence, c'est-à-dire la maîtrise de l'art du langage, Max Weber appelait cela le pouvoir charismatique. Cette faculté participe selon lui des conditions de possibilité de l'ordre politique. Elle est une source de l'autorité, et de l'obéissance, qui lui est consubstantielle. Ainsi elle contribue à édifier ce qui fonde l'épanouissement de toute vie sociale, lieu des rapports entre eux, et des liens entre les individus et les collectivités.


Enfin, cela implique, en plus de la distinction entre connaissance exotérique et connaissance ésotérique, de proposer une seconde dichotomie : à propos des discours, il y en a qui sont féconds et d'autres qui sont stériles. Contrairement aux paroles inexactes, fausses, erronées, les discours vrais sont créateurs. La voix qui sort de l'homme au moment où il est habité par la sagesse paraît immatérielle. Elle l'est dans le sens où elle n'est pas une chose palpable. Mais elle dessine des mondes, rend possible la nouveauté, façonne l'Être tel qu'on le perçoit de manière instinctive, ou « a priori » ; en d'autres termes l'environnement, l'espace-temps dans lequel nous nous adaptons au moyen de nos sens, ce que les philosophes grecs appelaient le Cosmos.


Le christianisme n'invalide pas cette hypothèse quand il soutient que la Matière, ensemble de particules réparti de manière hétérogène sur l'étendue du Cosmos, apparut à la suite d'un acte impératif de Dieu. « La vérité et la vie » : voilà d'après les Évangiles comment se présentait Jésus-Christ. La vérité est la vie, pourrait-on ajouter.


Le fiat lux fut le coup d'envoi d'un processus qui consistait à créer la Matière. Le Verbe est par essence vérité ; en outre il est à l'origine de toute matière. Peut-on par conséquent attribuer à l'homme une prérogative divine ? Une telle attribution ne peut se situer sur le même plan.


Or, rappelons-nous que la Tradition dit que l'homme est fait à l'image et à la ressemblance de Dieu. Ce n'est point hausser indûment à l'égal de Dieu la femme lorsque l'on dit qu'elle donne la Vie. Nous sommes dans deux ordres différents. La vie sociale des hommes est inséparable de leur vie matérielle, laquelle consiste à agencer et à réagencer les composantes de la matière, en même temps qu'ils s'efforcent à mieux la connaître. En apprendre sur les corps physiques, c'est autant ratiociner que lutiner. Le mâle, dans la Bible, « connaît » la femelle pour enfanter. Dans tous les cas, l'acte de connaître est un acte de génération, de production, de création.


L'homme est le jardinier de Dieu, il doit, si l'on peut dire, créer la création, s'assurer par un effort maintenu, par un travail incessant, par une vigilance qui n'admet aucune pause, que le « chaos » de la nature soit transformé en harmonie de la culture.


Cet effort, ce travail, cette vigilance, ont érigé stèles, routes, ponts, aqueducs, cathédrales, tours, vaisseaux, avions, ordinateurs, etc. Ce qui a permis ces inventions, c'est un système discursif, à qui l'on donne le nom de civilisation quand il atteint le plus haut degré de sophistication et de raffinement.


Ces objets, et ce qui compte plus, ces systèmes au sein desquels ils sont nés, constituent une matière dans la mesure où ils forment le réel social, la totalité des choses qui se rapportent directement à la condition humaine, que ce soit de la matière brute, première, utilisée car on lui accorde une valeur d'usage, les objets manufacturés ou des symboles. C'est pourquoi la vérité est effectivité, praxis. Elle se vérifie en acte, par les actes. Une théorie s'évalue en fonction des implications concrètes qu'elle contient. Si je dis qu'en 2025 s'abattra une catastrophe sur New York et qu'il s'avère que le cataclysme ait bel et bien lieu, la vérité ne se trouve pas dans la pensée émise, mais dans les manifestations de cet événement tragique au moment où elles se produisent.


Mais si cette pensée se transmet à des esprits lui prêtant une certaine crédibilité, un élan peut sourdre et prévenir le mal. Les discours performatifs sont des moteurs pour l'action, soit des reconfigurations de la matière.


La base de cette performativité est le « tenu pour vrai » : ce qui pose le problème de différenciation entre ce qui est authentiquement vrai et ce qui est cru.


L'épisode narré dans la Genèse de la Tour de Babel est en mesure d'illustrer pertinemment cette question du rapport entre vérité et matière. Ce qui motiva son érection fut la peur. La crainte d'un nouveau Déluge. Ainsi était le discours qui influença ceux qui initièrent ce projet architectural : « nous courrons le risque d'une nouvelle montée des eaux, quand Dieu le décidera ». Et Nemrod et les siens d'imaginer un lieu durablement fixé sur le sol suffisamment élevé pour être à l'abri du prochain épisode diluvien. Poussés par ce discours plein de prévoyance, discours éminemment politique – Julien Freund estimait qu' « anticiper le pire pour l'éviter » est l'acte politique par excellence – les hommes commencèrent la Tour.


Mais ce discours occultait – ou omettait – la promesse adressée par Dieu à Noé qu'aucun Déluge ne se produirait jusqu'à la fin des Temps. L'absence de véracité de ce discours a pour effet l'échec du projet qu'a porté ce discours. D'où l'inadéquation entre le réel projeté et le réel avéré. L'erreur – ou le mensonge ? ou les les deux mêlés ? - est inféconde, et Babel reste à jamais une œuvre inachevée. L'imperfection de la Tour inachevée, après la confusion du langage par les 70 anges, reflète l'imperfection du discours qui a présidé à sa construction.


Une telle explication a été largement oubliée, et c'est un propos allégorique qui a pris sa place. On prête aux constructeurs de Babel des intentions démiurgiques. Ils auraient voulu se hisser au rang de Dieu, atteindre le Ciel, pas seulement au sens propre. Cette « thèse » de l'hybris n'est pas inexacte, mais elle est vague. Or l'intellect affectionne plus la précision, sinon le principe aristotélicien de non-contradiction n'aurait jamais vu le jour. L'intellect peut de surcroît être en proie à l'inflation, pour reprendre ce terme qu'utilise Carl G. Jung, le sortant du champ purement économique. Ce qui signifie que l'intellect peut être affecté par la démesure.


La conception de l'homme héritée de René Descartes présente ce défaut. L'intellect, appelé « conscience » ou « raison », y occupe en effet une place surdimensionnée. Le cartésianisme a pavé la voie aux physiocrates, avec le baron Paul d'Holbach notamment, ces grandes figures des Lumières qui, de Diderot à Marx, trouvèrent de nombreux adeptes.


Le matérialisme, qui trouve ses sources antiques dans l'œuvre d'Héraclite, est fils du rationalisme. En considérant que la pensée est produite par la matière, il érige une conception du réel d'où est absente toute transcendance. Émile Zola a sans doute fait siennes ses croyances qui connurent un regain d'intérêt à l'orée de la modernité. En tout cas on les retrouve dans son roman Le docteur Pascal, qui clôt la saga des Rougon-Macquart : « L'homme baignait dans un milieu, la nature, qui insistait perpétuellement par des contacts les terminaisons sensitives des nerfs. De là, la mise en œuvre, non seulement des sens, mais de toutes les surfaces du corps, extérieures et intérieures. Or, c'étaient ces sensations qui, en se répercutant dans le cerveau, dans la moelle, dans les centres nerveux, s'y transformaient en tonicité, en mouvement et en idées. »3


Nos pensées y sont vues comme des excroissances matérielles, en rupture avec la Tradition qui explique la présence de l'âme et de l'esprit.


Or, si la pensée est l'effet de la matière, de quoi la matière est-elle l'effet ? De rien, nous prétend le matérialisme athée, qui est une forme du nihilisme, tant dénoncé par Friedrich Nietzsche.


Contentez vous de ce lien de causalité simple, n'allez pas plus loin. Aller plus loin ce serait s'inventer ce que ce dernier appelait les arrière-mondes. À ce sujet la notion d' « acosmicité » présuppose qu'il y a séparation entre le créateur et sa création.


En fait, les pensées qui traversent celui qui cogite ont certes besoin de la matière qui compose son être physique, laquelle matière toutefois n'aurait jamais pu être sans le Verbe divin. Il est par conséquent aporétique de se représenter la matière comme un incréé, sa nature propre est d'être création, d'être ce qui est créé.


L'Esprit subsume ainsi la matière, car il l'a instituée, il l'a fait naître, comme le soulignait Grégoire de Nysse dans La création de l'homme4. Fort de son pouvoir créateur, l'esprit doit cependant rester humble en comprenant bien qu'il n'est ni maître ni possesseur de la matière, uniquement son régisseur.


 


1Paris, Champion, 1915, p. 305.


2Idem.


3Paris, Flammarion, 1965, p. 431.


4 Grégoire de Nysse (IVème siècle, Cappadoce) explique dans ce traité rédigé vers 379 que la matière naquit de lʼinterférence des puissances spirituelles. Il écrit que « la nature spirituelle donne l'existence à des forces spirituelles et la rencontre de celles-ci donne naissance à la matière. », Paris, Cerf, 1943, p. 195.


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