Au Québec, cette tentative de prestidigitation est pourtant manifeste dans l’actuelle ambition avouée de marginaliser l’étude de la géographie au profit de celle de l’histoire, via la refonte des programmes d’enseignement des sciences humaines et la proposition d’une modification au Règlement sur le régime des études collégiales […]. Quel que soit le jugement que l’on puisse porter quant à l’opportunité ou l’opportunisme d’un tel choix, il faut y voir une malheureuse erreur, déjà contestée par un premier collectif de géographes (Cf. «Quelle histoire pour la géographie?», Le Devoir, 11 octobre 2013). Et, doit-on ajouter, une étonnante contradiction. En effet, en octobre 2013, le gouvernement du Québec déposait devant l’Assemblée nationale sa Politique nationale de la recherche et de l’innovation 2014-2019 […] comprenant trois axes parmi lesquels la géographie devait jouer un rôle de premier plan: 1) changement démographique[…]; 2) développement durable […]; 3) identité québécoise […]. Il apparaît donc clairement que, dans l’esprit de ceux qui ont conçu cette politique, la géographie est incontournable.
Car, prétendre pouvoir étudier l’histoire d’un peuple, sans ancrer celle-ci dans un territoire et sa géographie, ne peut qu’à coup sûr en affaiblir la défense et l’illustration. Enseigner et plus encore étudier une histoire du Québec qui ne situerait pas celui-ci dans son territoire, lequel doit être partie prenante de sa définition, ne peuvent être que des entreprises irrémédiablement vouées à l’éphémère. […].
La géographie du Québec est à la mesure de son territoire d’un million et demi de kilomètres carrés: elle est immense, formidable et complexe, notamment sur le plan de ses frontières. Pourtant, étonnamment, sa connaissance demeure encore largement et étrangement méconnue, sinon cachée, peu débattue et peu partagée. L’occasion est belle de sortir de cette attitude cachottière. En effet, tout autant aujourd’hui et plus encore demain, étant entendu l’âge de ceux auxquels s’adresse l’enseignement préuniversitaire, la connaissance de la géographie et de l’histoire du Québec doit être ouverte sur celles du monde […].
Un monde sans géographie?
[…] Tout au long des étapes de la formation et de l’éducation des citoyens, le savoir semble se diviser quasi indéfiniment et à leur grand détriment, alors qu’eux-mêmes sont de plus en plus réduits au simple rang d’utilisateurs-consommateurs. Ainsi, toute science fondamentale, telle la géographie, est trop souvent reléguée au second plan et sa pertinence niée au profit des seuls savoirs spécialisés et de leurs possesseurs […]. Plus que jamais, la géographie, branche maîtresse de l’arbre des savoirs et nécessaire philosophie de l’anthroposphère, apparaît incontournable pour l’appréhension des grands enjeux auxquels l’humanité est confrontée, dans sa totalité comme dans ses parties. Au premier rang de ces enjeux se trouvent les changements environnementaux, dans toute leur complexité et avec leurs multiples ramifications et conséquences. Pour les étudier, ou plus exactement en coordonner l’étude, quoi de mieux que la géographie, ou du moins une démarche géographique? […].
Géographie et citoyenneté
Est-il nécessaire de rappeler que, nullement à la traîne sur le plan technologique et économique, le Danemark, la Norvège, la Suède, la Finlande, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Catalogne et le Japon comptent parmi les pays les plus avancés sur le plan social? Ils comptent aussi parmi ceux où les sciences sociales, dont la géographie, demeurent les plus présentes dans les curriculums d’enseignement, alors que l’on y privilégie la formation de citoyens tant nationaux que «globaux». Cela serait-il le fruit d’un hasard? […]. L’ignorance citoyenne, tant de l’histoire que de la géographie, est la meilleure garante de la désaffectation et, précisément, de la marginalisation politique de la société civile […].
Ainsi, l’intelligibilité de la conjoncture, québécoise comme internationale, indispensable à la prise de décision éclairée, appelle le regard de la géographie. Car il s’agit de la discipline qui, avec toutes les autres, mais sans doute mieux que tout autre, peut contribuer à l’archéologie des savoirs du monde, tels qu’ils se manifestent dans les paysages […]. La géographie, en sachant y chercher plus profondément, sait en faire la synthèse, tout comme celle des dynamiques territoriales telles qu’elles s’expriment dans la transformation desdits paysages. Ce sont précisément ces dynamiques, s’articulant et s’exprimant tout à la fois à plusieurs échelles, qui doivent être prises en considération tant par le citoyen qui cherche à se faire une opinion que par le décideur public lorsque vient le moment d’aménager l’avenir d’un territoire.
Prenons le cas de l’île d’Anticosti. Comment se fait-il qu'alors que des décisions très lourdes pour l’avenir du Québec soient sur le point d’être prises au sujet de ce vaisseau amiral du golfe du Saint-Laurent, aucune étude véritablement approfondie de sa géographie, et non seulement de sa géologie, ne soit évoquée? L’apparente inexistence d’une telle ressource en dit long sur l’immense retard auquel est confronté le Québec sur ce plan et sur ce qu’il adviendra de ce retard si la demande sociale pour une meilleure intelligence des territoires du pays continue à être méprisée. Marginaliser plus encore la géographie dans l’univers scolaire, et donc social et politique, n’arrangera en rien les choses!
[…]. Faut-il ajouter que le mandat et la modernité de la géographie sont sans cesse renouvelés? En effet, l’interrogation du monde, c’est-à-dire son exploration, est une tâche permanente. L’urgence de la compréhension du monde, ce qui comprend son éloge et sa critique, n’a de cesse de nous interpeller […]. C’est ainsi que la géographie […] est partie prenante de l’analyse de l’évolution multimillénaire des climats et de l’utilisation du sol, ce qui comprend celle des forêts. Elle fait également la preuve […] de son immense profondeur historique, de sa symbiose avec l’évolution de l’anthroposphère et des enjeux qui la concernent, y compris ceux de la mondialisation, des flux et des réseaux, à toutes les échelles.
S’agissant de ces enjeux, il y a celui de l’ouverture du Québec sur le monde, dont l’une des principales manifestations repose dans l’accueil offert à ses représentants. À cet égard, quoi de plus vital que l’accueil éducatif? Celui-ci doit nécessairement s’appuyer sur la connaissance de l’histoire de la nation qui accueille, en l’occurrence le Québec, mais tout autant sur celle du territoire qui le définit et qui contribue à la définition de la citoyenneté! […] En choisissant de réduire l’éducation géographique de ses citoyens, l’État québécois ne nie-t-il pas sa propre définition, ne commet-il pas une erreur, ne renie-t-il pas sa propre parole?
*Pierre André, Nathalie Barrette, Yves Baudouin, Mario Bédard, Stéphane Bernard, Najat Bhiry, Jean-François Bissonnette, Étienne Boucher, Yves Brousseau, Chris Bryant, Thomas Buffin-Bélanger, Sébastien Caquard, François Cavayas, Marie-Soleil Cloutier, Claude Codjia, Claude Comtois, François Courchesne, Robert-André Daigneault, Steve Déry, Pierre Deslauriers, Caroline Desbiens, Guy Dorval, Mélanie Doyon, Daniel Fortier, Kathryn Furlong, Michelle Garneau, Daniel Germain, Nicole Gombay, Laurie Guimond, Thora Martina Herrmann, Bernard Hétu, Juan-Luis Klein, Sylvain Lefebvre, Frédéric Lasserre, Guillaume Marie, Claude Marois, Patricia Martin, Guy Mercier, Catherine Moore, Éric Mottet, Yann Roche, Jacques Schroeder, Pierre J.H. Richard, Manon Savard, Martin Simard, Marc St-Hilaire, Diane Saint-Laurent, Benoit St-Onge, Julie Talbot, Rémy Tremblay, Catherine Trudelle, Marie-Hélène Vandersmissen, Jean-Philippe Waaub.