La dure bataille que mènent les anglophones pour un Québec bilingue, avec « prédominance du français », commence à produire des fruits. Sur un sujet aussi symbolique et stratégique que celui de la langue de travail au Service des Transports de Montréal, ils ont compté des points en se faisant deux alliés inattendus, alliés qui auraient suivi avec succès une heureuse cure d’assouplissement.
Le ministre Jean-François Lisée, et la ministre Diane de Courcy, pénétrés «d’esprit de justice et d’extrême libéralité»1, semblent avoir glissé tout doucement dans les filets de la communauté anglophone. Comme à la belle époque de la Confédération, il est à prévoir qu’un nouveau pacte «amical, cordial et fraternel » pourrait être scellé avec cette communauté qui se vante si humblement d’être rompue aux grandes affaires de ce monde du fait de ses compétences universelles en matière de langue.
« English Quebecers have a right to services in English » a déclaré le ministre assoupli à des représentants de la presse anglophone, puis, rajoutant du même souffle : « Diane [de Courcy] agrees with that, too ». Bien entendu, le mot « droit » est particulièrement important dans cette déclaration puisque ce concept définit l’essence même de nos rapports sociaux. En conséquence, lorsque le ministre reconnaît publiquement l’existence d’un droit à des services en anglais, qu’entend-il au juste par le mot « droit » ?
Le mot droit est beaucoup invoqué de nos jours, et récité par tout un chacun pour une infinité de raisons, tout particulièrement depuis l’imposition de la Constitution de 1982.
Mais si le mot « droit » est utilisé par les juristes depuis des siècles, depuis Aristote même, il est également constant que les juristes ont invariablement répété que tout droit prend logiquement sa source dans la loi, d’où la maxime « qu’il ne peut y avoir de droit sans loi », ou encore « qu’un droit est un intérêt juridiquement protégé ».
Si l’on prend le mot du ministre à la lettre, et qu’on lui donne son sens juridique normal, pourrait-il nous indiquer quelle est cette loi du Québec qui a octroyé aux anglophones un intérêt juridiquement protégé à des services dans leur langue dans les guichets de métro à Montréal ?
Le ministre pourrait-il nous expliquer, nous dire précisément comment il se fait que les anglophones pourraient revendiquer juridiquement des services dans leur langue, alors que tous les autres allophones ne le pourraient pas ? Quel est le fondement légal, certain et incontestable de cette discrimination positive en faveur des anglophones ? Serait-ce écrit quelque part dans la Constitution de 1867 ? Ou encore une simple marque de respect découlant de la dignité coloniale due à quelques uns ? Examinons.
De 1864 à 1867, les anglophones du Québec, inquiets de leur avenir, ont revendiqué bien des privilèges et des garanties pour leur communauté. En août 1866, par exemple, ils ont poussé le gouvernement de coalition au pied du mur et sont venus bien prêts de torpiller la future confédération par leur intransigeance à réclamer des garanties scolaires et politiques.
Face à l’indignation générale des députés canadiens-français, le gouvernement a dû se replier pour éviter d’être défait, mais quelques mois plus tard, leur porte-parole et Père de la Confédération, Alexandre T. Galt, s’est rendu à Londres pour plaider, derrière des portes closes, l’octroi des privilèges qui avaient été à l’origine de la crise politique du mois d’août.
La tactique du huis clos a ainsi donné d’excellents résultats puisque, lorsque le texte voté par le Parlement de Westminster est parvenu au Canada, les anglophones de Québec ont pu pavoiser à la lecture des articles 93 et 133 de la Constitution, articles qui avaient été rédigés à leur entière satisfaction : ils obtenaient des garanties judiciaires et législatives, ainsi qu’une autonomie complète en matière d’éducation.
Lors de la « crise de la nationalité » de l’été 1866, les députés canadiens-français et la presse francophone s’étaient unanimement levés contre ces revendications qui portaient un dur coup au principe de l’autonomie provinciale et qui érigeaient des « tranchées perpétuelles et murs de circonvallation »2 entre les deux communautés.
La réclamation de ces garanties était d’autant offensante que les protestants de l’Ontario étaient ouvertement hostiles à toute forme de parité pour les écoles confessionnelles de leur province. Ainsi, malgré la ferme résolution des Canadiens [français] de ne rien céder qui puisse porter préjudice au principe à la base même du pacte confédératif,3 à savoir l’autonomie provinciale, la communauté anglophone du Québec a pu célébrer triomphalement une victoire complète quelques mois plus tard.
Avant même que le texte formel de la constitution ne soit rédigé à Londres, en janvier 1867, le député Joseph Cauchon, pourtant fédéraliste et ardent défenseur du principe d’autonomie à l’intérieur de la Confédération, avait dû confesser publiquement, dans le Journal de Québec, son échec politique et toute sa déception face à une dure vérité promise à un bel avenir : « C’est la minorité, minorité infime et intolérante, qui commande en Bas-Canada; et la majorité, majorité intolérante, qui commande en Haut-Canada ».4
Ainsi, avant même les célébrations de l’Acte de naissance de la Confédération, les anglophones de la province de Québec avaient donné le ton en exigeant et en obtenant la reconnaissance constitutionnelle de tous les privilèges qu’ils revendiquaient sans ménagement. Mais l’octroi de ces privilèges ne faisait pas pour autant du Québec une « province bilingue ». Tant s’en faut !
C’est par l’adoption du principe d’autonomie que le Québec a pu donner un caractère constitutionnel à ses « compétences originales » en matière de langue. Dès la Conférence de Québec, tenue en octobre 1864, George-Étienne Cartier avait requis et obtenu que l’autonomie provinciale soit fondée sur une pleine compétence en matière de « propriété et de droits civils ».
En faisant reposer l’autonomie sur cette compétence originale, Cartier obtenait la reconduction automatique de la clause 8 de l’Acte de Québec de 1774, clause qui reconnaissait formellement les lois et coutumes du Canada, telles qu’elles existaient avant le changement de régime de 1763. Les fondements de ce corpus légal avaient été mis en place dès 1663 par l’adoption de l’Édit de création du Conseil souverain de la Nouvelle-France.
À cette époque, Louis XIV, pénétré par l’idée de remettre de l’ordre dans son royaume, idée si caractéristique de la culture classique, poursuivait une politique générale de réforme des institutions fondée sur l’unicité linguistique et l’unicité juridique. Parmi le corpus législatif mise en vigueur au Canada en 1663, il y avait l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, ordonnance qui faisait du français la langue officielle de l’État, des lois, de la justice, et de tous les actes juridiques.
Ainsi, « puisqu’il n’y a jamais de droit sans loi », il est facile d’établir les origines et la généalogie exacte des droits de la langue française dans la province de Québec : a) il y a l’Édit de création de 1663 qui met en vigueur l’Ordonnance de Villers-Cotterêts; b) l’Acte de Québec de 1774 qui reconduit l’ensemble des lois et coutumes du Canada, à l’exception du droit criminel et des lois ecclésiastiques; c) le paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 qui reconduit la clause 8 de l’Acte de Québec en matière de propriété et de droits civils; et d) la Charte de la langue française qui confirme et rétablit, par une loi moderne et technique, le statut légal de la langue française originairement établi en 1663 par l’Ordonnance de Villers-Cotterêts.
La maxime qui dit qu’il ne peut y avoir de droit sans loi s’applique bien entendu au statut de la langue anglaise au Québec. En dehors des articles 93 (modifié en 1997) et 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, et des services gouvernementaux dispensés dans les deux langues par le gouvernement fédéral, la langue anglaise bénéficie du même statut que toutes autre langues étrangères au Québec. Sur ce point, les anglophones du Québec sont, aux yeux de la loi, sur un pied d’égalité avec les autres allophones.
Depuis le déclenchement des élections, en août dernier, les anglophones mènent une véritable bataille pour leurs « droits historiques » en matière de langue. Ils réclament le retour à « l’harmonie linguistique » et au bilinguisme intégral à Montréal et même ailleurs dans la province.
Pourtant, ils sont le plus souvent indifférents ou réfractaires à la langue, à la culture et à l’histoire de la province dans laquelle ils habitent. Héritiers d’un ordre social et colonial où il était interdit de parler toute langue au dessous de leur dignité, ils désirent par-dessus tout un bilinguisme oblique, c.-à-d. un bilinguisme qui soit platonique pour eux, et servile pour les francophones
Le ministre Jean-François Lisée, ainsi que la ministre Diane de Courcy semble-t-il, seraient disposés à les « servir » sur cette voie, c.-à-d. à leur reconnaître le « droit » à des services en anglais dispensés par les employés de la Société des Transports de Montréal.
Mais que vont gagner nos ministres en assouplissant ainsi la loi et en poussant le respect de la dignité coloniale jusqu’au seuil de la servilité ? Est-ce qu’un seul va voter pour eux ? Est-ce qu’ils vont ralentir leur campagne de mépris, de salissage et de diffamation ? Rien ne pourra jamais les satisfaire, sinon la renonciation collective des francophones à ce qui peut leur rester de dignité.
La devise des anglophones de Montréal, tout au cours du XIX ème siècle, n’était-elle pas que « les Canadiens [français] devaient disparaître de la surface de la terre ! »5 À les entendre crier et s’indigner, rien n’indique qu’ils ont réellement renoncé à donner une ultime leçon de civilisation à ces indigènes qui se cramponnent à une langue et à une culture qui n’auraient plus rien à voir avec les grandes affaires de ce monde.
En ce qui concerne « les privilèges, les intérêts et les prétentions » issus essentiellement de la sociologie coloniale, il est bon de rappeler qu’à l’époque de l’adoption de l’Acte de Québec, en 1774, que le procureur-général (Lord Thurlow of Ashfield) et le Lord Président du banc du roi en Angleterre (Lord Mansfield) avaient l’un et l’autre clairement affirmé que tout Anglais ou Britannique émigrant dans une colonie de Sa Majesté était tenu d’en respecter les lois et coutumes comme n’importe quel étranger se transportant à Londres pour ses affaires ou pour y résider.
En conséquence, la loi qui avait obligé les Canadiens dès 1663 à se conformer à l’usage du français a continué à s’appliquer, après la cession, indistinctement aux Canadiens, aux Anglais, aux Britanniques, et aux allophones de toutes origines.
Une loi demeure une loi, et conserve son pouvoir contraignant, tant et aussi longtemps qu’elle n’a pas été abrogée formellement par l’autorité législative compétente. Ainsi, un million de petites crises devant des guichets de métro par des offensés, pourtant admirablement rompus aux grandes affaires de ce monde, ne pourra jamais abroger une seule de nos lois.
RÉFÉRENCES :
1 Joseph Cauchon, Journal de Québec, jeudi 2 août 1866; Le Pays, samedi 4 août 1866.
2 Ibid.
3 Joseph Cauchon, Journal de Québec, jeudi 9 août 1866.
4 Joseph Cauchon, Journal de Québec, vendredi 3 août 1866; Le Pays, mardi 7 août 1866
5 Christopher Dunkin, Débats parlementaires sur la Confédération, Québec, Hunter, Rose et Lemieux, Imprimeurs parlementaires, 1865, p. 516.
Une dignité coloniale au-dessus de la loi
Les anglophones du Québec sont, aux yeux de la loi, sur un pied d’égalité avec les autres allophones
Me Christian Néron117 articles
Membre du Barreau du Québec, Constitutionnaliste et Historien du droit et des institutions.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé