Il y a 40 ans, le 3 janvier, disparaissait Jean-Charles Harvey (1891-1967), grand précurseur du Québec moderne, mais qui reste relégué à l'amnésie collective par nos élites nationalistes. Certes, on parle encore de son roman Les demi-civilisés, paru en 1934, qui dénonçait l'étouffement d'une société dominée par le cléricalisme et le conservatisme, et qui fut d'ailleurs mis à l'index par l'Église, ce qui coûta à Harvey son poste de rédacteur en chef au Soleil de Québec. Mais de nos jours, peu de Québécois savent que l'oeuvre de Jean-Charles Harvey déborde largement ce seul livre : Harvey fut également un journaliste, un conférencier et un polémiste redouté qui se battait pour promouvoir les libertés et la modernité au cours d'une période sombre de notre histoire.
Jean-Charles Harvey a légué au Québec un héritage qui justifie amplement qu'on le sorte de l'oubli. Ainsi, dans une biographie captivante (Jean-Charles Harvey : le combattant, éditions Boréal, 2000) mais néanmoins décriée par certains tenants de l'orthodoxie nationaliste au point où on peut se demander si certains réflexes de censure ne sont pas parfois encore de mise au Québec l'historien Yves Lavertu a su décrire dans son essence même ce personnage au courage exemplaire.
Fondateur et directeur de l'hebdomadaire Le Jour (1937-1946) et porteur d'idées avant-gardistes que très peu osaient exprimer dans le Québec d'alors, Harvey s'est constamment battu pour l'épanouissement des libertés, tout en dénonçant sans concession l'idéologie revancharde, rétrograde et antisémite des leaders nationalistes québécois de l'époque. Choisissant la démocratie contre le fascisme, Harvey se signala contre vents et marées par sa farouche opposition à la montée du nazisme en Europe et par son appui aux leaders du monde libre et aux résistants à la barbarie nazie.
Dès l'été 1940, il donna son soutien à de Gaulle et à la France libre, et dénonça avec virulence le parti-pris pétainiste et collaborationniste de l'élite nationaliste de l'époque. Pour ces raisons, Harvey fut l'objet de l'ostracisme que les pauvres d'idées réservent aux mieux nantis qu'eux sur ce plan, subissant ainsi les foudres hargneuses, entre de nombreux autres, d'un Lionel Groulx et d'un Georges Pelletier, alors directeur du Devoir, ainsi que d'un Camilien Houde, maire de Montréal et fervent admirateur de Mussolini, d'un Esdras Minville qui voyait du bon dans Hitler et d'un Robert Rumilly, indéfectible défenseur des collaborateurs nazis français Montel et de Bernonville, «réfugiés» ici après la guerre.
Anticonformiste courageux, Harvey ne fléchit jamais malgré les insultes violentes de ses détracteurs qui le traitèrent entre autres d'«antinationaliste enjuivé», d'«anti-Canadien français» et de «bolcheviste moscoutaire» alors qu'il ne défendait rien d'autre que la démocratie et la liberté de pensée.
Pour Harvey, les Canadiens français de son temps, au lieu d'idéaliser le mythe rétrograde du retour à une Nouvelle-France idyllique, devaient plutôt se dédier à leur développement et à leur modernisation. C'est pourquoi il prôna des rattrapages importants en éducation, menant dans Le Jour une lutte acharnée pour l'éducation obligatoire, gratuite et universelle. Pour lui, seul un système d'éducation laïc et public pouvait combler le retard économique du Canada français et élever le niveau des arts et de la culture.
Sa conception de la liberté de l'individu était intimement liée à sa vision de la nature de l'homme et de son pouvoir de création. Harvey nous renvoyait à nos propres capacités tout en nous appelant à refuser le repli sur soi en choisissant de participer pleinement à la fédération canadienne. Il disait d'ailleurs : «Si les Canadiens français ont été si médiocres en lettres et en arts, ce n'est pas par pénurie de talents, mais par absence de liberté. [] Le mal est chez nous, le mal est en nous. Et la racine de ce mal est bien plus dans l'éducation que dans les empiètements de l'étranger.»
Jean-Charles Harvey croyait fermement à nos capacités et à notre potentiel comme société. Pour lui, il ne tenait qu'à nous de nous libérer des mythes entretenus par une idéologie revancharde et passéiste, tout en ne craignant pas de travailler fort pour prendre toute notre place dans le Canada et dans le monde. Authentique libre penseur à une époque de conformisme où la liberté de pensée était vilipendée, Harvey aura de fait brillé comme un phare au milieu de la navrante noirceur culturelle et idéologique qui sévissait dans le Québec des années 30, 40 et 50.
Il est l'un de ceux à qui nous devons le triomphe de ces valeurs d'ouverture, de tolérance et de liberté dont nous avons bien raison d'être fiers aujourd'hui au Canada, de même que l'entrée du Québec dans la modernité. Une société mature, résolument tournée vers l'avenir tout en sachant assumer son passé, se doit aujourd'hui de se souvenir d'un tel personnage, et c'est ce que nous pouvons nous souhaiter en ce début d'année où nous commémorons sa perte.
Bernard Amyot est un avocat montréalais.
David Simard est candidat à la maîtrise à l'UQAM (science politique) et il prépare un mémoire sur la pensée politique de Jean-Charles Harvey.
Jean-Charles Harvey, mort il y a 40 ans
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