L’ex-ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould exigeait que soient clarifiées les limites de son droit de parole avant de livrer en comité parlementaire sa version des faits dans l’affaire SNC-Lavalin et elle a été exaucée. Le gouvernement lui a donné l’autorisation, en soirée lundi, de livrer sa « vérité », mais seulement dans la mesure où elle ne compromet pas les deux causes judiciaires impliquant le géant québécois. Justin Trudeau, lui, préfère se taire.
« En prévision de ma comparution, les membres du comité et moi-même devrions disposer du plus de précisions possible sur les contraintes auxquelles je pourrais être soumise », a écrit Mme Wilson-Raybould dans une lettre qu’elle a fait parvenir lundi au comité de la justice.
L’ancienne ministre rappelle qu’elle est liée par trois niveaux de secret : le secret professionnel de l’avocat (puisque, à titre de procureure générale, elle était l’avocate du gouvernement), le secret du cabinet qui limite ce que peuvent révéler les ministres de leurs discussions, et enfin la convention sub judice. Cette convention limite ce qu’elle peut dire publiquement à propos d’une cause se trouvant déjà devant les tribunaux.
Mme Wilson-Raybould rappelle que les deux premiers niveaux de secret peuvent être levés par le gouvernement. Pour le troisième, elle « estime qu’il serait utile que le comité dispose, avant [s]on témoignage, d’un énoncé formel de la portée de cette convention ».
En soirée, le gouvernement a répondu à Mme Wilson-Raybould en publiant un décret indiquant qu’il « renonce […] au privilège des communications entre client et avocat et à tout autre devoir de confidentialité pertinent » concernant les informations ou les communications ayant fait l’objet de « discussions directes avec l’ancien procureur général relativement à la poursuite contre SNC-Lavalin ». Toutefois, ajoute le décret, cette renonciation ne s’applique pas aux informations ayant pu être échangées entre Mme Wilson-Raybould et la directrice des poursuites pénales (DPP). Comme l’avait expliqué plus tôt dans la journée M. Trudeau, il s’agit de ne pas « compromettre les deux cas présentement devant les tribunaux ».
On ignore encore quand Mme Wilson-Raybould témoignera en comité. Chose certaine, M. Trudeau, lui, ne se prêtera pas à ce jeu. La motion conservatrice qui lui demandait de comparaître devant les députés a été défaite hier soir à 155 voix contre 106. Conservateurs, néodémocrates, bloquistes et vert ont voté pour la motion, mais ils n’ont pas fait le poids contre les libéraux unanimes. M. Trudeau et Mme Wilson-Raybould n’étaient pas présents lors du vote.
Un premier ministre en exercice n’a jamais témoigné en comité de la Chambre des communes. Seul Stephen Harper a de son propre chef comparu en comité sénatorial en septembre 2006 pour promouvoir sa réforme du Sénat. En 2013, en plein coeur de l’affaire Mike Duffy, la majorité conservatrice avait bloqué la tentative de l’opposition de forcer M. Harper à venir s’expliquer en comité. Selon le chef conservateur Andrew Scheer, la comparaison ne tient pas parce que « les allégations parlent des actions du premier ministre lui-même » dans le cas de SNC-Lavalin.
Permis ou pas ?
Le comité de la justice poursuit par ailleurs son étude de l’affaire SNC-Lavalin. Il a entendu lundi deux avocats spécialisés dans les accords de poursuite suspendue (APS) ainsi que trois professeurs de droit. Ces derniers sont venus donner leur avis quant au genre de démarches qu’il est permis de faire auprès de la ministre de la Justice et procureure générale à propos d’une cause judiciarisée.
Car l’affaire consiste à déterminer si M. Trudeau et son entourage ont contrevenu aux règles d’indépendance judiciaire en discutant du cas SNC-Lavalin avec Mme Wilson-Raybould l’automne dernier. Le 4 septembre, la DPP avait décidé de déposer des accusations contre SNC-Lavalin. Or, M. Trudeau, ses conseillers ainsi que le greffier du Conseil privé ont subséquemment discuté avec elle de son pouvoir de donner instruction à la DPP de changer de cap et de négocier plutôt un APS.
En rappelant à la ministre les potentiels impacts économiques dévastateurs d’une poursuite criminelle contre le géant québécois, ont-ils exercé une pression indue sur la procureure générale ? À cette question, les trois professeurs ont fourni une réponse différente.
« Si la responsabilité de la procureure générale consiste à exercer cet important pouvoir dans l’intérêt public, alors elle doit avoir une certaine latitude pour déterminer quel est cet intérêt public. Ce serait trop demander à une seule personne, même une avocate expérimentée […], de toujours détenir la bonne réponse », a fait valoir Mary Condon, la doyenne de la faculté de droit Osgoode Hall.
Mary Ellen Turpel-Lafond, professeure à la faculté de droit Peter Allard, a pour sa part remis en question la doctrine Shawcross invoquée beaucoup ces jours-ci. En vertu de cette doctrine, il est acceptable de discuter d’un dossier avec la ministre, mais la limite à ne pas franchir est de lui dicter quoi faire. Selon Mme Turpel-Lafond, « quelqu’un qui tenterait d’invoquer la doctrine Shawcross pour dire qu’il a l’autorité légale d’approcher la procureure générale pour la convaincre de changer d’avis, ce serait mince ».
Quant à Maxime St-Hilaire, professeur de droit à l’Université de Sherbrooke, il a martelé que la doctrine Shawcross ne constituait pas un garde-fou suffisant et que le Canada devait resserrer ses règles en matière d’indépendance politique de la procureure générale. Néanmoins, il s’est inquiété de la chronologie des événements. « Qu’il y ait des discussions en cabinet sur une affaire précise alors que la décision est déjà prise, c’est très louche », a-t-il dit.
Le gouvernement a reconnu avoir abordé le sujet de SNC-Lavalin avec Mme Wilson-Raybould dans l’espoir de protéger les quelque 9000 personnes qui y travaillent. Une condamnation au criminel empêcherait SNC-Lavalin de soumissionner pour des contrats fédéraux pendant dix ans. Cette règle des dix ans fait toutefois l’objet d’une remise en question. Ottawa a mené l’automne dernier une consultation pour déterminer s’il ne serait pas préférable de laisser au Registraire d’inadmissibilité et de suspension (une entité gouvernementale indépendante) le pouvoir discrétionnaire d’établir au cas par cas la période d’inadmissibilité des entreprises condamnées.