La jeunesse est progressiste et mondialisée, belle parce que métissée. Partout, elle veut abattre les frontières, les murs, les cloisons et ce qui reste debout du vieux monde. C’est qu’elle croit au multiculturalisme et au cosmopolitisme et ne comprend pas trop comment on pourrait croire autre chose qu’elle. Elle est radieuse, elle incarne l’avenir du monde, elle flotte au-delà des cultures, parce qu’elle pense s’alimenter à chacune, sans jamais vraiment entrer en profondeur dans aucune. Du moins, c’est ce qu’on nous dit sur la jeunesse, qui partout, serait la même et à laquelle il faudrait se soumettre, parce qu’elle aurait toujours raison. Du moins, c’est ce que nous dit la presse québécoise, qui manifestement, ne regarde pas trop ce qui se passe ailleurs dans le monde et s’imagine l’humanité entière appelée à se transformer en Boboland. Le disneyland diversitaire canadien entretient de telles illusions.
Mais dès qu’on s’ouvre sur le monde, on découvre autre chose. Et si nos journalistes locaux prenaient la peine de lire Les nouveaux enfants du siècle, le premier ouvrage d’Alexandre Devecchio, un jeune et brillant journaliste de 29 ans, qui vient de paraître aux éditions du Cerf, ils n’en croiraient tout simplement pas leurs yeux : il existe autre chose au monde qu’un jeunesse gavée à l’idéologie diversitaire. Devecchio s’est lancé dans une passionnante enquête sur la jeunesse française et il en a découvert trois : l’islamiste, l’identitaire et la conservatrice. Dans un pays éclaté, ruiné moralement par l’idéologie soixante-huitarde, hanté par la rumeur de la guerre civile, ces jeunesses concurrentes ont une chose en commun : elles cherchent des repères, des cadres, ou si on préfère, un ancrage. C’est la génération de «l’identité malheureuse» (p.16), ou pour parler comme Laurent Bouvet qui a su trouver la juste formule, de «l’insécurité culturelle».
Revenons au point de départ de cette passionnante enquête qui nous en dit beaucoup sur l'avenir de la France: l’héritage libéral-libertaire de la France progressiste n’enthousiasme plus la jeunesse, sinon celle des quartiers branchés, qui se croit hors de l’histoire, promise à l’extase perpétuelle dans un monde festif, et ne connaissant plus que la fête. Elle chante les droits de l’homme, Uber et les vertus de l'immigration massive, mais elle est seule à chanter. Qui peut encore, dans un pays frappé dans la même année par l’attentat contre Charlie Hebdo et les massacres du 13 novembre, croire que la fin de l’histoire est arrivée et qu’il suffit encore de convertir tous nos désirs en droits pour donner du sens à la vie? «L’idéologie progressiste connaît sous nos yeux la plus convulsive des agonies» (p.13). Ceux qui, devant la violence islamiste, allument des bougies et veulent opposer des fleurs aux fusils semblent préférer le suicide aux réflexes de survie nécessaires pour affronter les aspérités de l’existence.
La première des trois grandes familles de la jeunesse française, c’est celle issue de l’immigration et fascinée par la figure de Dieudonné. Dans les médias, on semble souvent ne voir qu’elle : on parle d’ailleurs des «jeunes» sans prendre la peine de préciser de quels jeunes on parle, le novlangue recourant à cette technique rhétorique pour ne pas nommer les jeunes musulmans, de peur d’encourager l’islamophobie. Aliénée culturellement dans un pays qu’elle rejette et avec lequel elle entretient un rapport essentiellement victimaire, elle est tentée par l’islam radical, dans lequel elle trouve une identité fantasmatique et compensatoire qui s’alimente aussi au poison de l’antisémitisme. Déculturée, elle se fanatise pour exister. Dans ses manifestations extrêmes, elle bascule vers le terrorisme et excite la passion de la guerre civile qui est la mal politique par excellence, puisqu’il permet le déchaînement des pires violences.
L’identité islamiste permet de passer de victime à conquérant, en se lançant à l’assaut d’un pays honni, et cela, en misant sur une forme d’exhibitionnisme identitaire centrée sur les signes religieux ostentatoires. La France sait que le voile n’est pas que la manifestation vestimentaire d’une spiritualité intense mais un symbole politique utilisé pour marquer la présence de l’islam dans l’espace public et sa volonté de s’imposer à ses propres conditions. Un certain pacifisme, atrocement bête et terriblement porté sur les sermons vivre-ensemblistes, refuse de s’imaginer que toutes les cultures ne sont pas faites pour cohabiter sur un même territoire. Il morigène les dissidents, il les insulte, il veut même les punir par le droit lorsqu’ils s’entêtent à ne céder au charme de l’irénisme multiculturel. La diversité est une richesse, il faut y croire, ou du moins, feindre d’y croire si on veut avoir la paix.
Mais la deuxième frange de la jeunesse française analysée par Devecchio n’y croit pas et veut le faire savoir : c’est la jeunesse identitaire, qu’il ne faut pas réduire à la sulfureuse mouvance idéologico-politique qui se présente sous cette étiquette et qu’on associe à la droite radicale. Cette jeunesse est celle des petits blancs, pour reprendre la formule désormais convenue, qui vivent dans les banlieues, se sentent dépossédés, privés de leur pays, d’autant qu’ils sont souvent mis en minorité dans des quartiers submergés par l’immigration massive. Dans un monde de tribus, ceux-là cherchent la leur. Ils deviennent gaulois et cèdent quelquefois au romantisme de l’action directe. Ils veulent combattre l’islamisation, ils en ont assez d’être traités comme une population résiduelle, que l’histoire finira bien par dissoudre, et ils se mobilisent contre cela. Traités comme du bois mort, ces petits blancs se politisent et prétendent lutter contre un racisme qui les frappe et que la société médiatique refuse de nommer.
On le sait, le Front national est le premier parti de la jeunesse de France. Il attire manifestement ces jeunes déclassés, qui ne profitent pas pleinement des avantages de la mondialisation, et qui en vérité, en font les frais : pour parler de cette catégorie sociale, Christophe Guilluy parle de la France périphérique. Devecchio revient sur le parcours de ceux qui basculent justement vers le FN et les raisons qui les poussent vers ce qui demeure une transgression politique. On aurait tort, par ailleurs, de croire que l’aspiration à la nation se canalise exclusivement vers le parti de Marine Le Pen. Devecchio note aussi qu’une frange importante de la jeune génération juive est devenue identitaire à sa manière : c’est qu’elle est particulièrement victime de l’antisémitisme des banlieues. À force d’être agressée, elle s’est naturellement repliée sur la nation, qui demeure le cadre protecteur par excellence des libertés humaines. «L’antisémitisme et la francophobie sont les deux faces d’une même médaille» (p.141).
La troisième catégorie identifiée par Devecchio est la plus surprenante dans une perspective québécoise : c’est la jeunesse conservatrice, souvent d’héritage catholique et originaire de la bourgeoisie de province, qui se mobilise contre les nouvelles innovations sociétales ou les différentes manipulations du vivant. Chez cette jeunesse conservatrice, la nature est une idée neuve. Elle représente une limite intrinsèque qui vient contredire cette terrible idée selon laquelle tout serait possible : comment en sommes-nous venus à croire, par exemple, que le ventre d’une femme pouvait être loué pour faire un bébé comme les bras d’un homme peuvent être loués pour travailler dans une usine? N’y a-t-il rien de sacré dans le vivant? On connait la réponse du capitalisme contemporain : non. Cette réponse effraie la jeunesse conservatrice, que ses adversaires accusent encore une fois d’être réactionnaire.
Il y a là une dissidence philosophique, c'est-à-dire, un désaccord sur la vision du monde. La jeunesse conservatrice sent bien qu’une liberté désincarnée n’est rien d’autre qu’un désir de néantisation, qui se vautre dans la contemplation des possibles jusqu’à s’enfermer dans un individualisme qui sera soumis à toutes les pressions du marché, capable de transformer n’importe quel pan de l’existence humaine en produit. On peut aussi croire que dans une époque qui veut tout dissoudre dans l’individualisme libertaire, la société se crispe, comme si elle résistait aux déconstructeurs qui ne savent plus où s’arrêter et qui saccagent pour le simple plaisir de tout détruire un monde qu’il faudra bien du temps pour reconstruire. Car au terme de la déconstruction, on ne trouve pas l’homme dans sa pureté originelle : on risque de trouver le vide et la sauvagerie. Devecchio ne cache pas son aversion pour ce vide qu'on veut nous faire passer pour l'autre nom de l'immensité.
Qu’on se comprenne bien : islamistes, identitaires et conservateurs ne sont pas, selon Devecchio, des frères ennemis. Il faudrait plutôt dire qu’ils surgissent chacun à leur manière dans un monde en décomposition, froid, sec, aride et fier de ne plus croire en rien. C’est la grande force de Devecchio de dévoiler les passions profondes derrière les engagements des uns et des autres. Ce qu’il repère, c’est un commun désir d’ancrages, même si ces ancrages, c’est le moins qu’on puisse dire, ne sont ni équivalents, ni interchangeables. Devecchio documente à la manière d’un journaliste-sociologue un monde qui se fracture, où chaque catégorie de la population se lance à la recherche de sa part de sacré. Il s’agit non, nous dit Devecchio, «d’un front commun mais d’une éruption générale car, précisément, ces jeunesses ont en partage aversion, colère et rage à l’encontre de leurs grands aînés, les rebellocrates de Mai 68 décidés à ne laisser pour seul héritage qu’un monceau de non-sens métaphysiques, d’errances morales et de dettes économiques ou environnementales» (p.11). Une vie publique vouée à l'insignifiance en vient à nous dégoûter.
J’entends les malins faire le procès de Devecchio : la jeunesse d’aujourd’hui se serait délivrée du besoin de racines. Ou du moins, elle individualiserait ces dernières. Pour eux, la jeunesse incarnerait la promesse de l'homme nouveau. La jeunesse, surtout, réclamerait le droit fondamental à une mutation identitaire incessante, sans jamais se laisser définir par une appartenance plus fondamentale. Comment ne pas voir là une manifestation du fantasme d’autoengendrement qui pousse à une déliaison sociale maximale? Devecchio nous fait bien comprendre que les nouveaux enfants du siècle ne sont pas étrangers au besoin de racines et que la désincarnation n’aura qu’un temps : quelle que soit leur identité de refuge, ils ont besoin d’une identité et d’un refuge. Ceux qui nous disent qu’on ne peut parler aux jeunes qu’avec le langage débile du marketing diversitaire ignorent la permanence du désir d’enracinement dans l’âme humaine. On pourrait aussi parler de la permanence du désir de permanence.
Avec finesse, avec intelligence, et avec une rare capacité de décoder les mouvements en profondeur de la société, Devecchio nous permet d’entrer dans les profondeurs du vieux pays. C'est tout simple, mais ce livre nous en apprend beaucoup sur la France et sur l'époque. L’ouvrage est aussi une méditation sur ce qui arrive à un pays qui ne parle plus à l’âme – sur «notre incapacité collective à parler aux esprits et aux cœurs» (p.303). On a voulu formaliser à outrance la communauté politique en la faisant tenir exclusivement par le droit : on constate qu’elle se disloque si elle ne répond pas aux aspirations existentielles de l’être humain. Dans ses dernières pages, Devecchio scrute la possibilité d’une renaissance française : il se demande aussi ce qui arrivera si cette renaissance échoue. La génération scrutée par Devecchio a l’impression de naître dans un monde dévasté, où le sens est moins à hériter qu’à extraire de l’époque qui vient en agissant sur elle. S’il faut non seulement sauver ce qui peut encore être sauvé, mais reconstruire ce qui doit être reconstruit, l’époque qui vient sera à la fois politique et métapolitique. J’écrirais même spirituelle, si je ne craignais d’être mal compris.
Dernière étape : on se demande en creux ce que Devecchio pourrait nous dire sur un Québec qui croit encore aux illusions festives, et qui se laisse ainsi dissoudre sans trop s’en rendre compte dans la mondialisation heureuse. J’ai quelquefois l’impression que si le festivisme a besoin un jour d’un dernier refuge, ce sera chez nous. Crever en fêtant, tel semble être le destin d’un peuple qui ne veut plus être un peuple. Certes, nous pouvons nous réjouir de ne pas être un champ de bataille privilégié du choc des civilisations comme l’est la France. La quiétude québécoise a du bon. Mais trop souvent, le Québec semble se croire en lévitation hors de l’histoire, ce qui est peut-être encore une fois le signe d’une psychologie provinciale coupée du monde et étrangère au tragique comme aux couches les plus profondes de l’existence. Pourtant, pendant ce temps, comme peuple, nous sommes en train de nous dissoudre. En lisant le très beau livre de Devecchio, j’ai pensé au fait que pendant longtemps, ceux qui voulaient embrasser une cause héroïque anoblissant leur existence pouvaient ici s’emparer de l’étendard de l’indépendance, et qu’aujourd’hui, ils n’ont plus rien.
*Recension d’Alexandre Devecchio, Les nouveau enfants du siècle, Paris, Cerf, 2016
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