Dans Les ailes du désir de Wim Wenders, on voit Peter Falk promener sa silhouette hésitante à travers les terrains vagues de Berlin. Tourné deux ans avant la chute du Mur, le film annonçait peut-être la renaissance de cette ville aujourd’hui métamorphosée. Au moment de célébrer les 30 ans de la chute du mur de Berlin, il n’y a pas que la Potsdamerplatz qui est méconnaissable.
Trente ans plus tard, l’époque de la « mondialisation heureuse » qu’inaugura le 9 novembre 1989 semble bien loin de nous. On a de la difficulté à croire que l’espoir suscité par cet événement en poussa certains à annoncer « la fin de l’histoire ». Pendant que le libre-échange triomphait partout, que la Chine prenait son envol et que l’Union européenne semblait partie pour la gloire, certains voulaient croire que les nations avaient dit leur dernier mot.
« Trente ans. C’est long, trente ans », aurait dit Charlebois. Juste assez pour voir s’inverser ce qu’on appelait stupidement, après les marxistes, « le sens de l’histoire ». Tenant la chronique du retour du vieux monde, le politologue bulgare Yvan Krastev note que les trois décennies qui ont suivi la chute du Mur n’auront été qu’« un court intervalle sans barricades […] qui a fait naître des fantasmes utopiques d’un monde sans frontières » (Le moment illibéral, Fayard). S’il revenait à Berlin, l’ange de Wim Wenders reconnaîtrait encore moins les forces politiques à l’oeuvre en ce début de siècle. Il verrait triompher ce qu’on appelle faute de mieux les populistes de droite et de gauche en Thuringe, en Saxe et dans le Brandebourg, reléguant dans les marges les deux grands partis de la réunification.
Partout, les soubresauts qui ont suivi ce grand moment démocratique sont aujourd’hui en train de faire exploser les familles politiques nées après la guerre. Les répliques se font sentir de Varsovie à Washington, en passant par Paris, Londres et Berlin. Aux États-Unis, c’est le monde à l’envers : les républicains sont devenus protectionnistes et les démocrates, libres-échangistes. Au Royaume-Uni, les Tories, qui ont fait entrer le pays dans l’Union européenne en 1973, défendent le Brexit. Peu de sociétés échappent à ces nouveaux clivages nés de la colère des perdants de la mondialisation et que certains, par ignorance ou paresse intellectuelle, tentent de faire entrer de force dans le vieux moule des années 1930.
Cette semaine, dans LeFigaro, l’historien des gauches françaises, Jacques Julliard, nous donnait un exemple du véritable tête-à-queue politique en cours en France. « Si Ferry, Clemenceau, Jaurès, Blum, Mendès France revenaient parmi nous, ils n’en croiraient ni leurs oreilles ni leurs yeux », écrit-il. Ils verraient la gauche abandonner à la droite trois de ses principaux marqueurs historiques : la laïcité, l’école républicaine et la nation. Or, dit-il, « sans la nation la gauche n’est qu’un couteau sans lame ».
Voilà ce disciple de Bernanos réduit à se demander s’il doit rester fidèle à ce qu’on appelle toujours « la gauche » ou à ses valeurs qui ont migré ailleurs.
Malgré des formes différentes, les mêmes soubresauts politiques se manifestent au Québec. La hargne avec laquelle une certaine gauche s’en prend aujourd’hui à un intellectuel comme Mathieu Bock-Côté ne tient-elle pas justement au fait qu’elle a elle-même renié un certain nombre de valeurs que ce dernier s’évertue à défendre envers et contre tous ?
Qu’on me permette cette hypothèse. La morgue et la mauvaise foi qu’exprime un auteur comme Mark Fortier dans Mélancolies identitaires. Une année à lire Mathieu Bock-Côté (Lux) tient largement au fait qu’il ne supporte pas de voir ses anciens idéaux exprimés aujourd’hui avec talent par un intellectuel qui se dit conservateur. Il préfère donc en rire — souvent avec esprit d’ailleurs. Les digressions du livre ne servent pourtant qu’à masquer l’insoutenable exaspération de l’auteur. Celui-ci n’accepte pas de voir celui qu’il décrit comme une bête rugissante et qu’il compare tour à tour à un « cachalot », un « Schtroumpf à lunettes », un « ver de terre », un « rhéteur » et un « extraterrestre », défendre, par exemple, la laïcité et une école des savoirs. Deux valeurs que la gauche a troquées pour un multiculturalisme qui ne dit pas son nom et un pédagogisme qui rabaisse tout.
Refusant de poser les questions qui fâchent, Fortier préfère fantasmer un « national-bockcôtisme » qui révélerait un « côté obscur de nous-mêmes ». Les masques à gaz en couverture du livre ne sont-ils pas explicites ? On comprend que l’auteur supporte encore moins de lire sous la plume de l’intellectuel québécois le plus lu en France une défense de la nation digne des Lévesque, Parizeau, Vadeboncoeur et Falardeau. Tout cela alors qu’une grande partie de nos élites semble aujourd’hui tétanisée devant cette nation qui fut portée à deux reprises sur les fonts baptismaux par la social-démocratie québécoise.
Au fond, le succès de Mathieu Bock-Côté en France n’est pas si surprenant puisque, en tant que Québécois, il a été aux premières loges de la montée du multiculturalisme et du délire sociétal des élites bourgeoises des universités nord-américaines. Deux courants devant lesquels on a largement baissé les bras à gauche. Si ces mots ont encore un sens.