La crise du suicide se prolonge et menace de devenir la nouvelle normalité du Grand Nord québécois, près d'un an après que les réunions d'urgence et les appels à l'aide ont retenu l'attention du public.
Selon les données obtenues par La Presse, 19 personnes s'y sont donné la mort dans les six premiers mois de 2019, soit davantage que pour la même période l'an dernier. Les pouvoirs publics parlaient alors de « vague tragique ».
Ces chiffres n'étonnent pas Hannah Tooktoo, 24 ans, de Kuujjuaq. « Je connais 13 d'entre eux », a-t-elle dit.
« Imaginez : vous perdez un proche, vous tentez de faire votre deuil, mais vous perdez un autre proche, vous tentez de faire votre deuil, et vous perdez à nouveau un proche », dit la jeune femme en entrevue téléphonique.
« Ça arrive sans arrêt. Ce n'est pas normal. Ça ne s'améliore pas, ça empire. Et on se sent ignorés. »
- Hannah Tooktoo
Le Nunavik, pays des Inuits du Québec, est composé de 14 villages uniquement accessibles par avion pendant l'été. Ensemble, ils comptent environ 13 000 habitants.
Selon les données obtenues par La Presse, 36 personnes - dont sept enfants - se sont donné la mort dans la région en 2018. Dans la première moitié de cette année, 19 morts - dont celles de cinq enfants - sont considérées comme des suicides, soit une de plus que pour la première moitié de 2018.
« La situation ne s'est pas améliorée », déplore Mary Simon, importante leader inuite. Sa nièce, Natalie May, s'est suicidée l'an dernier à 22 ans. « Ça va toujours mal. On peut continuer à tenir des réunions, mais il faut des services de soutien psychologiques. »
« Les services sont si minimaux par rapport à l'ampleur du problème », ajoute-t-elle.
Trois ministres pourront constater par eux-mêmes la situation : les détenteurs des portefeuilles des Affaires autochtones, des Affaires municipales et de la Protection de la jeunesse sont actuellement en visite au Nunavik.
« Une situation d'urgence qui perdure »
Encore cette année, le village de Puvirnituq est particulièrement touché par la crise : 6 des 19 suicides enregistrés entre janvier et juin y sont survenus.
Pour l'année dernière en entier, 12 suicides sont survenus à Puvirnituq. Toutes proportions gardées, c'est comme si 12 000 Montréalais se donnaient la mort en un an. Ce sont plutôt 200 Montréalais qui se suicident en moyenne chaque année.
« C'est une situation d'urgence qui perdure », poursuit Mme Simon. La solution n'est pas seulement d'envoyer des intervenants d'urgence, c'est d'offrir des services à long terme. « Nous avons besoin d'aide et nous en avons besoin maintenant. »
Parmi les rapports de coroners récemment publiés : les morts de jeunes inuits de 12, 13 et 14 ans survenues en 2018. Des drames indescriptibles.
L'automne dernier, Mme Simon a lancé une pétition exigeant que la vague de suicides soit officiellement qualifiée d'« urgence nationale » par les pouvoirs publics et que les gouvernements choisissent un individu qui s'y attaquerait de front avec les ressources nécessaires. Plus de 60 000 personnes l'ont signée.
« Ça me touche personnellement », a-t-elle dit, faisant référence à sa nièce morte l'an dernier. Elle « a habité avec nous pendant un an, alors qu'elle avait 15 ans. [...] Elle n'a pas eu le soutien nécessaire. Les choses ont dû empirer, mais elle ne voulait pas en parler ».
« Les gens font des réunions et tout le monde dit qu'ils vont travailler en partenariat. Mais le fond de l'affaire, c'est que si les choses ne s'améliorent pas, il y a quelque chose que nous ne faisons pas correctement. »
- Mary Simon, leader inuite
Fin juin, Statistique Canada a publié un article qui concluait que les Inuits du Canada avaient neuf fois plus de risques de se suicider que la population non autochtone, sur la base de données qui vont de 2011 à 2016. Les jeunes sont particulièrement à risque : le taux de suicide chez les jeunes inuits de 15 à 24 ans est 30 fois plus élevé que celui de leurs camarades allochtones.
Une année « particulièrement dure »
En réalisant que la crise se poursuivait dans l'ombre, Hannah Tooktoo a décidé d'enfourcher son vélo et de traverser le pays de Vancouver à Montréal pour sensibiliser les Canadiens à la situation. Vendredi dernier, elle était dans la région du lac Supérieur. Elle devrait arriver à Montréal le 8 août.
« J'ai fait face au suicide toute ma vie, mais cette année a été particulièrement dure. Nous avons perdu beaucoup de monde dans les derniers mois. Les choses empirent », a-t-elle expliqué.
« Je voulais aussi mettre de l'avant nos conditions de vie qui contribuent à gonfler le taux de suicide : la crise du logement, l'insécurité alimentaire et le coût élevé de la vie. »
- Hannah Tooktoo
Sur son chemin, depuis son départ le 16 juin, elle donne des entrevues aux médias locaux et participe à de petits rassemblements organisés pour elle. En plus de son effort de sensibilisation, le projet est aussi une tentative de se guérir elle-même de ces chocs à répétition.
La jeune femme étudie les arts visuels au Collège Dawson. Elle explique que dans ses classes, elle est souvent la seule élève à avoir fait face au suicide. Et pas qu'un. « J'ai perdu plus de 30 personnes » de cette façon au fil des années, a-t-elle expliqué. Ça illustre comment ça peut nous affecter. »
Des lignes d'aide
Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez appeler l'un des numéros sans frais suivants pour parler à quelqu'un.
Ligne d'aide Kamatsiaqtut : 1 800 265-3333 (inuktitut, anglais)
Ligne de crise des pensionnats autochtones : 1 866 925-4419 (inuktitut, anglais, français)
Jeunesse, J'écoute : 1 800 668-6868 ou textez 686 868 (anglais, français)
Ligne 1-866-APPELLE au Québec (français)
Ligne d'écoute d'espoir pour le mieux-être des Premières Nations et des Inuits : 1 855 242-3310
« Elle n'avait nulle part où aller »
Charlotte Papak s'est suicidée quelques semaines après avoir été évincée de son logement social de Kuujjuaq, l'automne dernier, dans une région où une telle situation condamne à l'itinérance, au vivotement ou à l'exil.
Mme Papak, 55 ans, était parmi la trentaine de résidants qui avaient fait l'objet d'une vague d'expulsions organisée à la fin d'octobre, alors que la neige était déjà arrivée dans la région. Selon une décision de la Régie du logement, elle devait près de 50 000 $.
Faute de pouvoir se tourner vers des logements privés - pratiquement inexistants au Nunavik -, les mauvais payeurs évincés devaient rejoindre des proches dans des logements souvent déjà surpeuplés, vivre dehors ou risquer l'itinérance au « Sud ».
Charlotte Papak a mis fin à ses jours dans la nuit du 15 au 16 novembre dernier, dans un dépôt de matériaux de construction. Au moment de sa mort, elle était considérée comme « itinérante » par les autorités.
« Elle avait récemment été expulsée de son logement à la suite d'un défaut de paiement d'arrérages de loyer et vivait depuis lors chez des membres de sa famille », a écrit le coroner Éric Lépine dans son rapport, rendu public au printemps. « Après la découverte de son corps, une lettre d'adieu a été retrouvée dans la poche droite de sa veste. »
« Cette lettre mentionnait que son geste était volontaire, qu'elle ne se sentait pas aimée de personne et qu'elle n'avait nulle part où aller. »
- Le rapport du coroner
Le coroner Lépine ne formule pas de recommandations précises pour éviter de nouvelles morts de ce type. Il note que la dame n'avait pas d'antécédents de dépression.
« On doit payer le loyer »
Mme Papak a été visée dans une première vague d'évictions, après une pause de quelques années décidée par l'Office municipal d'habitation Kativik (OMHK). Une longue campagne de sensibilisation a accompagné la reprise des expulsions.
L'OMHK n'a pas répondu aux nombreux appels de La Presse quant aux conclusions du rapport. L'organisation n'a pas non plus indiqué si elle comptait procéder à une nouvelle vague d'évictions cet automne.
« Ce n'est pas un processus intéressant pour quiconque, mais le message doit passer : on doit payer le loyer », avait expliqué Marie-France Brisson, directrice générale de l'OMHK, à la fin d'octobre 2018. Elle a reconnu que ces expulsions pouvaient avoir un « impact social, [un] impact familial » sur les familles concernées, mais a souligné à plusieurs reprises que si un foyer prenait une entente de paiement, la menace d'expulsion disparaîtrait.
Période tardive
Mme Brisson avait aussi reconnu que le mois de novembre était une période tardive pour procéder à des évictions dans le Grand Nord, mais que des contraintes de temps avaient empêché l'Office d'agir plus rapidement.
« S'ils font des expulsions, je crois qu'ils devraient avoir un plan de rechange pour les familles », a affirmé Mary Simon, importante leader inuite, en entrevue avec La Presse. « Et pourquoi ont-ils agi une fois que la neige était tombée ? Si vous expulsez des gens, expulsez-les à un moment où ils peuvent survivre à l'extérieur ! »