Le FSB a arrêté Mikhaïl Muzraev à Volgograd (Stalingrad). L’arrestation spectaculaire de ce chef de la Sledkom est révélateur d’une certaine fébrilité au plus haut niveau de l’Etat russe et du « système Poutine », alors que personne ne sait ce qui est prévu pour l’après 2024.
Fin mai, la voiture de Mikhaïl Muzraev a été arrêtée près de son domicile à Volgograd et son occupant en a été extirpé par une équipe d’hommes armés envoyés de Moscou par le Service fédéral de sécurité russe, ou FSB, la principale agence qui a pris la relève du KGB. Ce qui rend cet incident particulièrement intéressant est le fait que Mikhaïl Muzraev était au moment de son arrestation le chef de la branche régionale de la Sledkom (Le comité d’enquête de la Fédération de Russie), version russe du DGSI, un homme qui a acquis une réputation redoutable dans cette ville autrefois connue sous le nom de Stalingrad. Mieux encore : Muzraev est accusé de… terrorisme dans le cadre d’une ténébreuse affaire d’incendie criminel de la maison d’Andreï Bocharov, gouverneur de la région. Même ses – très nombreux – ennemis sur le bord de la Volga, pourtant victimes eux aussi d’accusations pas toujours en lien avec la réalité, n’y croient pas une seconde.
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Avant son arrestation, Muzraev était un serviteur exemplaire du système Poutine. Ainsi, tant qu’il était resté fidèle au Kremlin, il a eu toute latitude de poursuivre ses propres querelles et intérêts particuliers. Sous prétexte de lutter contre la corruption, qui a longtemps été un problème particulièrement grave à Volgograd comme dans beaucoup d’autres villes russes, Muzraev a mis en coupe réglée l’élite économique et politique locale jusqu’à ce que, selon certains, l’économie locale périclite. Mais il a veillé à ce que personne n’ose « secouer le bateau » de peur d’être pris pour cible par le patron du Sledkom. C’est ainsi que fonctionne le « système » de centaines de Muzraev, autant de Boyard au service du Tsar et d’eux-mêmes, qui tiennent ainsi ensemble le pays.
2024: Poutine est sensé passer la main
Pour les néo Kremlinologues, cette arrestation rompt l’équilibre fragile au cœur de cercles du pouvoir du président Vladimir Poutine, la nébuleuse de « siloviki » (terme tiré du mot russe « sila », la force). Il s’agit d’un réseau de responsables de services de sécurité, du renseignement et de l’armée dont le pouvoir et les moyens se sont considérablement accrus depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir et les guerres au Caucase (notamment en Tchétchénie). Sous Poutine, des clans rivaux se sont formés au sein de ces réseaux et des tensions de plus en plus fortes les agitent, au moment où approche la fin du mandat présidentiel définitif (selon la constitution, le mandat définitif du président prendra fin en 2024).
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Après des longues années de « détente », la perspective d’un changement de Tzar – et donc une redistribution des cartes politiques et économiques – fait monter les enjeux et change les règles du jeu. Avec l’arrestation spectaculaire – des photos du patron de Volgograd forcé dans une voiture ont été publiées – de Muzraev il est probable que les luttes intestines jusqu’alors discrètes, éclatent au grand jour.
Succession d’incidents louches
Pendant presqu’une décennie, Muzraev a été l’officier de police en pointe sur les questions de la lutte contre la corruption, celui qui a fait tomber deux maires, des chefs de la police régionale, de la police de la circulation, de la brigade antidrogue, des pompiers ainsi qu’une palanquée d’hommes d’affaires éminents de Volgograd et sa région. Pour ne rien arranger, début juillet, le corps d’une juge à la cour municipale a été retrouvé en bas de son immeuble. Selon la police locale, elle serait « tombée » de la fenêtre de son appartement au 15e étage.
Ces supposées manœuvres du clan FSB ne sont pas restées sans réponse. Le lendemain de l’arrestation à Volgograd, le ministère de l’Intérieur – ministre de tutelle de Murzaev – a ordonné la libération d’Ivan Golounov, journaliste d’investigation qui avait été arrêté à Moscou sur des accusations clairement inventées de drogue après avoir publié en août 2018 le premier volet d’une enquête sur la gestion mafieuse des pompes funèbres à Moscou, impliquant hauts-fonctionnaires corrompus, forces de l’ordre, groupes criminels et… fonctionnaires du FSB. Selon des medias russes, des fonctionnaires du FSB chargés de fabriquer les preuves contre Golounov avaient géré l’affaire si maladroitement que les simples policiers ont été d’obligés d’admettre que le dossier ne tenait pas. Et ce n’est pas tout.
L’équilibre du système Poutine vacille-t-il?
Début juillet, sept agents FSB ont été arrêtés pour participation présumée au braquage d’une agence bancaire moscovite en 2018. Pour rendre l’histoire encore plus intéressante, signalons que la banque appartient à un ancien officier du service de renseignement militaire russe, le GRU…
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Nikolai Petrov, un politologue russe (et l’homme qui annonce depuis 2016 la chute de Poutine) interrogé par le New York Times, estime que la chute si brutale d’une personnalité aussi puissante que Mikhaïl Muzraev est un signe clair que l’équilibre entre les différents clans du « siloviki » vacille.
Or, précise Petrov, leur loyauté au Kremlin et la méfiance mutuelle forme les bases du système Poutine. La seule chose qui peut mettre fin à ce qui semble devenir une guerre de clans est un message clair de la part de Poutine concernant son avenir après 2024.
Poutine: champion aux échecs
La dernière fois que différents clans d’application de la loi se sont affrontés aussi ouvertement en public, c’était en 2007, lors de la « guerre du Siloviki », éclatée justement quand l’avenir politique de Poutine s’est obscurci à la fin de son deuxième – et selon la constitution, dernier – mandat présidentiel. Finalement, Poutine a trouvé la parade : un roque ! Comme dans un jeu d’échecs, Poutine avait pris la place du Premier ministre tout en confiant la présidence à Dmitri Medvedev pendant quatre ans, avant de revenir, pour un troisième (mais pas consécutif !) mandat présidentiel en 2012. Pendant les cinq années qui lui reste, Poutine pourrait bien trouver un nouvelle manœuvre d’échecs, et rester après 2024. L’incertitude actuelle au sujet de ses intentions oblige en tout cas des centres de pouvoir rivaux à se positionner pour affirmer leur influence…
Depuis son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine avait développé un système corporatiste visant à créer un nouvel ordre sociopolitique, c’est-à-dire l’avènement d’une nouvelle élite politique et économique. Ses membres sont essentiellement des membres des Services avaient pris le pouvoir sur l’ensemble de l’État, tout en gardant la culture et les codes de leurs organismes d’origine. Cette « société dans la société » s’est emparée des principaux organismes gouvernementaux et les ressources – sécurité et renseignement, politique, économie, information, médias et finances – qui servent maintenant à promouvoir les intérêts des membres de cette nouvelle nomenclature. Petit à petit, ces gens ont évolué pour former une caste d’anciens des services. Leurs enfants et petits-enfants, qui constituent le siloviki actuel, vont jusqu’à se marier entre eux… Ils doivent certes beaucoup voire tout à Poutine. Mais comme le démontre l’affaire Muzraev, ce n’est pas une raison suffisante pour tout perdre après son départ.