Je n’ai jamais été aussi politisé que maintenant. Mais la cacophonie ambiante épuise mon désir de justice, de liberté, de vérité. Je débuterai donc par cette citation de Emmanuel Levinas : « On conviendra aisément qu’il importe au plus haut point de savoir si l’on n’est pas dupe de la morale » (1).
Au cœur de l’actualité depuis dix ans, il est toujours de mise de mettre en contexte toute parole. La zizanie actuelle – créée de toute part par le contexte historique – montre bien comment l’atomisation de l’homme s’est accélérée depuis le début du nouveau millénaire. Jamais n’aura-t-on vu – et ressenti – autant de haine alors même que le vingtième siècle a laissé derrière lui une oppressante impression de désespoir.
Nous avons brisé le continuum espace-temps de nos désirs : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (2). Comment alors espérer redécouvrir ce « mouvement des civilisations » qui nous donnait l’illusion que quelque chose était possible?
Il y avait pourtant cette idée sibylline de progrès qui juxtaposait une barbarie à une autre, les confondant l’une l’autre dans leur réciproque miroir aux alouettes. Rien de tout cela n’existe plus.
Nous sommes prisonniers de nos propres illusions, celles que l’on a bien voulu nous offrir pour nous entrainer à notre propre perte. Il existe, dans le mouvement social qui n’est pas que la somme bête des individus qui composent une société, un zone d’ombre propre que le politique éclaire. C’est dans le doute que naît le débat.
Mais, pour qu’il y ait débat, il doit y avoir altérité, différence irréductible. Même l’argument le plus fallacieux ou le plus retors porte en lui une détresse et une question. Les plus pragmatiques d’entre nous ignorent probablement leur propre faille. Mais comment la leur faire voir sans les effrayer? Là est toute la difficulté.
Affronter la bête ne fait que l’effrayer. Elle se raidit, se braque. Un mouvement mondial de refus n’est pas souhaitable et conduira inévitablement à un affrontement encore plus sanglant et destructeur. De cruauté, nous en sommes terriblement capables. Est-il possible de sortir de cette impasse?
Il est difficile d’admettre que tous ont raison contre tous. Pourquoi nier les réseaux de pouvoir? Pourquoi remettre en cause – peu importe la crédibilité de l’interlocuteur – la parole de l’autre? N’est-il pas au plus loin de nous-mêmes?
Le monde ne court pas à sa perte. On le perd toujours quand on oppose une idée à une autre. Les idées ne s’opposent pas mais s’influencent mutuellement. Même lorsque l’argument logique donne raison à l’adversaire, le «mal» est fait. Celui qui gagne est miné de l’intérieur. Rien n’est imperméable et le savoir circule malgré les résistances et les manipulations ambiantes. Ambiantes, elles le sont car elles sont endémiques à notre temps. Nos pensées, nos gestes, nos désirs – et cela ne plaira pas à la majorité des gens qui s’imaginent libres – sont formatés et structurés pour nous construire et nous donner une identité à défendre. Certes, cette identité à défendre « paraît » noble. Mais la défendre contre qui?
À l’ère des métissages de masse qui instrumentalisent l’individu et le chosifient se dessine une pluralité intellectuelle qui s’oppose à la massification de la pensée. Malgré les attaques contre les avancées intellectuelles qu’« incarnent » le logiciel libre, le fil de pensée ou encore la poïétique, il existe un mouvement irrésistible de « progrès » que ne peut prévoir l’oligarchie dominante. C’est le propre des révolutions d’être aveugles et de foncer. Il n’y a ni logique ou intelligence dans un tsunami révolutionnaire. Il engloutit, dans l’indifférence et l’effroi – ceux que ressent l’homme devant sa propre création –, l’objet qui l’a pensé. La plus formidable oppression – le totalitarisme – ne peut que s’opposer à elle-même et ensevelir ses propres « adhérents ». La pensée est totalitaire et doit nécessairement rencontrer sa propre destruction pour survivre dans la pensée de l'autre.
Il y a bien peu de chances que l’opinion publique (3) puisse nous éclairer sur notre destin. Elle n’est que le reflet servile d’un aveuglement basé sur le chaos ambiant. Ambiant car présent. Il n’y a qu’à lire les journaux, à naviguer sur internet, à marcher dans la rue pour écouter la mort du silence. Pourtant, celui-ci n’avait nul besoin d’être assassiné, se donnant constamment la mort, dès qu’on essaie de l’entendre. Rien ne peut ressusciter le silence, pas même Dieu. Car celui-là même qui l’a créé ne peut – ou ne veut – plus l’entendre. Qu’adviendrait-il alors de la création qui génère elle-même le bruit de son propre croassement.
À écouter sans cesse ce bruit ambiant – ces altercations médiatiques, ces joutes rhétoriques, cette désinformation incessante, ces opinions banales portant tout de même une vérité propre qui ne pourrait qu’être (peut-être) celle de la bêtise –, on se demande où trouver la force de (se) penser hors du monde. Et pourquoi répondre à cette question?
Dans les échanges actuels – de toute nature – se dessine une nouvelle que personne n’entend mais qui lentement s’élève au-dessus du bruit ambiant. Quelle est-elle? À vous de la deviner…
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(1). Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Essai sur l'intériorité, Éditions Le Livre de Poche, Paris, 1971, page 5.
(2). René Char, Les Feuillets d'Hypnos, Paris, 1946 - phrase citée par Hannah Arendt dans l'essai La crise de la culture.
(3). « Déjà l’opinion, celle qui n’a pas de support, qu’on peut lire dans “les” journaux, mais jamais dans tel journal particulier, est plus proche du caractère panique de la question. L’opinion tranche et décide, en une parole qui ne décide pas et qui ne parle pas. Elle est tyrannique, parce que personne ne l’impose et que personne n’en répond. Ce fait qu’il n’y a pas à répondre d’elle (non parce qu’il ne se trouve pas de répondant, mais parce qu’elle ne demande qu’à être répandue, non pas affirmée, ni même exprimée) est ce qui la constitue comme question jamais mise à jour. La puissance de la rumeur n’est pas dans la force de ce qu’elle dit mais en ceci : qu’elle appartient à l’espace où tout ce qui se dit a toujours déjà été dit, continue d’être dit, ne cessera d’être dit. Ce que j’apprends par la rumeur, je l’ai nécessairement entendu dire : c’est ce qui se rapporte et qui, à ce titre, ne demande ni auteur ni garantie ni vérification, ne souffre pas de contestation, puisque sa seule vérité, incontestable, c’est d’être rapporté, dans un mouvement neutre où le rapport semble réduit à sa pure essence, pur rapport de personne et de rien. Assurément, l’opinion n’est qu’un semblant, une caricature du rapport essentiel, ne serait-ce que parce qu’elle est un système organisé, à partir d’instruments utilisables, organes de presse et de pression, appareils d’onde, centres de propagande, lesquels transforment en pouvoir d’action la passivité qui est son essence, en pouvoir d’affirmation sa neutralité, en pouvoir de décision l’esprit d’impuissance et d’indécision qui est son rapport avec elle-même. L’opinion ne juge pas, opine. ». Maurice Blanchot, La parole plurielle in L’Entretien infini, Paris, Gallimard, Coll. « NRF », 1969, page 26.
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