Alors que l’on passe notre patrimoine au pic démolisseur sans que cela ne suscite indignation, je ne m’étonne pas que certains veuillent que nous abandonnions du même souffle notre distinction du Canada. Car militer pour que les Québécois cessent de s’identifier comme tels revient justement à gommer notre parcours national, celui qui nous a toujours conduit à constater notre statut de 2e solitude. Et rien ne nous permet de croire que tout à coup, il serait justifié de se fondre dans ce Canada post-national où à coup sûr, ce qui nous attend, c’est la folklorisation de notre identité; en attendant que l’assimilation fasse son œuvre. L’identité usurpée Dans cette nation où la devise est « Je me souviens » mais où il semble qu’il soit devenu subversif d’enseigner tout référent historique, on ne s’étonnera pas que trop peu de gens se souviennent – ou savent – que le terme « canadien » est, en soi, un témoignage de l’usurpation de notre identité nationale. J’emprunte ici un passage d’un texte que j’ai publié à ce sujet en juin dernier : « Ce Canada qui s’est « approprié » les symboles identitaires des Canayens, cette nation conquise- dans le sens de « Conquête- - 1760 ». Le professeur de géographie et grand ethnologue Jean Morisset a publié en 1985 un ouvrage qui avait beaucoup fait jaser intitulé L’identité usurpée. Ce brûlot dénonçait le « rapt national », le « viol identitaire » dont ont été victimes les « Canadiens », nom qu’il donne aux francophones d’Amérique. La professeure Andrée Mercier du département de littérature de l’Université Laval avait d’ailleurs écrit un résumé critique de ce livre dans la revue Voix et images en 1986 qui résume bien la thèse de l’auteur : « Avec cet essai de Jean Morisset, nous nous retrouvons maintenant en plein Québec contemporain. Le Français, conquérant parmi d'autres, a cédé depuis belle lurette la place au Canayen conquis. L'Angleterre, que la décennie 1660 laissait au seuil de la suprématie démographique, a définitivement gagné le territoire de l'Amérique du Nord aux dépens des puissances hollandaise et française. Mais elle a aussi subi le morcellement de ses immenses possessions face aux désirs d'autonomie de colonies récalcitrantes. Si l'on croit reconnaître là les inévitables prémisses au discours nostalgique et amer sur le Québec conquis, on trouvera mieux. Car Jean Morisset propose une voie originale à l'essai «nationaliste». Tout d'abord, plutôt que de s'associer aux prétentions de la nation québécoise, l'auteur revendique l'identité canadienne que les British North Americans, non contents de s'approprier un pays, devaient aussi usurper. Rapt national donc, si bien réussi, que le véritable Canadien n'aura d'autres ressources que de se créer une identité toute fictive: celle de Québécois; nom emprunté d'ailleurs de Québec, désignation administrative dont les Anglais nous affublèrent après la Conquête. » Comment ne pas voir une régression intrinsèque dans l’acceptation de ce « rapt national » et identitaire? Pour les Québécoises et les Québécois, consentir à l’assignation « Canadien-français » serait, en quelque sorte, un acte de capitulation. La fin de l’identité distincte du Canada. On saisit aisément qu’il y a, au Québec, des gens qui ne voient pas d’un mauvais œil du tout que la « francophonie québécoise » se joigne à la « francophonie canadienne », non pas dans la seule optique de la défense et de la protection de la langue, mais bien comme l’abandon du combat pour le plein État en terre du Québec; un État francophone, distinct du Canada. Pourtant, quiconque s’intéresse un peu à l’évolution de la question linguistique au Canada sera plutôt pessimiste par rapport à la perspective de la pérennité du français dans ce pays. Du moins fais-je partie de ceux qui doutent. Le « bilinguisme canadien » tient en grande partie du fait que trois provinces (Québec, Ontario, Nouveau-Brunswick) poussent les chiffres vers le haut. Toutefois, deux de ces trois provinces sont présentement dirigées par des adversaires féroces du bilinguisme. Blaine Higgs au Nouveau-Brunswick fut l’un des fondateurs d’un parti politique provincial dont le mandat était de se battre contre la dualité linguistique et le bilinguisme. Doug Ford en Ontario, sans vergogne, s’est attaqué de manière brutale aux services des Franco-ontariens depuis quelques semaines. Vrai que celui-ci met un peu (très peu) d’eau dans son infect vin, mais est-ce en raison d’une soudaine amitié envers ses concitoyens d’expression francophone? Encore, ici, j’en doute. Disons que la grogner au sein de son propre parti le fait réfléchir. Selon le Toronto Star de la fin de semaine, il y aurait jusqu’à sept députés qui considéreraient quitter la formation politique menée par Ford. Voilà qui secouera même le pire des idéologues. La réalité demeure que ces politiciens allergiques au bilinguisme réussissent à se faire élire. Et ce ne seront pas les derniers à y arriver. La pérennité du français en Amérique du Nord, au Canada, passe inévitablement par l’établissement d’un État francophone, par l’accaparement de tous les leviers de pouvoir pour en assurer la défense, la promotion, et la vivacité dans le futur. Un Québec-province (le mot province vient du latin pro victis, qui signifie « territoire des vaincus ». La question qu’on peut se poser est : pourquoi le Québec conserve-t-il un nom si péjoratif) forcé de financer la vivacité et la pérennité des institutions de sa « minorité » anglophone tout en agissant de vecteur de la défense des institutions francophones hors Québec court à sa perte. On y réussirait mieux en tant qu’État indépendant. Et non pas à titre de « Canadien français » qui peinent à assurer leur propre survivance dans le Canada.