« Le krach est le moment où les illusions se dégonflent, où les promesses se révèlent intenables, où l’on sort de la bulle, » écrit Paul Thibault, qui longtemps anima la revue Esprit. Il nous livre ici son analyse des mouvements de fond qui ont conduit à la crise : un processus de déterritorialisation généralisé qui a peu peu privé le politique - avec l’aval des élites - de ses moyens d’actions au nom de l’ « efficacité » économique, mais qui n’aurait sans doute pas pris une si grande ampleur si dans le même temps ne s’était installé le règne de l’individu, porteur de la délégitimation des institutions. L’effondrement du système met à nu l’état de délabrement auquel nous sommes parvenus, selon lui : « privé de légitimité par l’individualisme suffisant, privé de pouvoir et même de substance par le marché mondial, le politique, devenu affaire de communication, n’intervient plus que de manière erratique, au coup par coup, pour conjurer les difficultés bien plus que pour y répondre. » Dans ce premier volet, Paul Thibault retrace les étapes de ces abandons successifs.
Le krach est le moment où les illusions se dégonflent, où les promesses se révèlent intenables, où l’on sort de la bulle. C’est, dans l’affolement, dans la crainte d’un écroulement, le surgissement d’une vérité dérangeante sur le monde auquel on était habitué. Dans ces conditions, en particulier dans le cas qui nous concerne aujourd’hui, la difficulté de juger et de comprendre vient de ce que les comportements (aventureux, irresponsables, prédateurs) dont la dénonciation nous soulage correspondent à des attitudes qui ne sont pas propres aux acteurs de premier rang, au monde de la finance que l’on a d’ailleurs longtemps laissé faire.
Dans le flot des commentaires, le mot le plus fréquent est celui de confiance, les prêteurs n’ont plus confiance, la confiance est à restaurer..., et l’on a vu des Etats se jeter corps et biens, pour la colmater, dans la brèche par où se perdait le précieux fluide. Où est donc passée la confiance ? Qu’est-ce qui l’a fait fuir ? On soupçonne que c’est la levée des règles qui entouraient les activités commerciales et bancaires. Ces règles définissaient des rôles, ceux des banques de dépôt, des banques d’affaires, des assurances... En effaçant ces distinctions, nous sommes entrés dans un autre monde, où il n’y a plus de fonctions définies mais des activités, qui sont libres, auxquelles ceux qui s’y livrent donnent seuls forme, inventant des « produits » qu’ils offrent à l’appréciation des clients. L’activité bancaire a remplacé l’institution bancaire. L’encadrement, la caractérisation a priori, s’est effacé, il n’y a plus d’autre repère que l’évaluation a posteriori par les acheteurs.
Cette déréglementation emporte évidemment la déterritorialisation : c’est le politique qui est territorial, non le commerce. Elle entraîne aussi une fermeture sur soi du milieu des affaires. Que le public n’y comprenne rien, c’est une conséquence directe de la dérégulation. Si, pour ceux à qui elles s’imposent, les règles apparaissent comme des limites, pour l’extérieur elles sont un langage, elles sont l’expression du sens que la société et l’Etat attribuent aux actions considérées, elles créent de la clarté pour tous au prix d’une contrainte pour certains. Que la déréglementation mette hors jeu le citoyen ordinaire, que la banque pût devenir une activité ésotérique, c’était sans doute admis et même voulu par ceux qui ont mis en oeuvre le principal slogan de l’époque qui s’achève : libérer l’activité. Mais ce qu’ils n’avaient sans doute pas prévu, c’est ce qui fait désormais le quotidien de l’information : que les professionnels eux-mêmes, à force de pratiquer la dissimulation réciproque et de prendre des « positions risquées », peuvent finir par s’embrouiller dans leurs calculs. Morale de l’histoire : qui ne veut pas expliquer au public ce qu’il fait finit par ne plus le savoir lui-même.
Cet embrouillamini, cette illisibilité, peut être décrit comme une désinstitutionnalisation. Socialement, la lisibilité du monde et, même, la relative prévisibilité de l’avenir reposent sur des institutions, une cascade d’institutions (l’Etat, l’entreprise, la famille...) qui déterminent et distribuent rôles et règles. Dans le monde de la finance dérèglementée, il n’y a plus d’institutions pour nous protéger de l’inconnu, l’inconnu des comportements humains, l’inconnu de l’avenir. Les banques, dont on supposait qu’elles veillaient à la sécurité de nos dépôts en sélectionnant les bonnes demandes de crédit, se livrent surtout, apprend-on, à des spéculations qui ne produisent aucune clarté, mais qui se déroulent dans un brouillard dont les établissements financiers profitent. Spéculer, en effet, c’est espérer que les autres seront moins avertis ou moins malins que vous ; c’est espérer aussi que l’attrait du marché attirera sans cesse de nouveaux participants, et fera monter les cours, que le jeu sera toujours à somme positive. Les anciennes institutions financières ont, en s’adaptant au nouveau contexte, capitulé, choisi de profiter de la confusion créée par les dérégulations, au lieu de la dissiper. Mais elles peuvent arguer qu’elles y ont été contraintes par l’intensification de la concurrence, que ne disposant plus des amortisseurs qu’étaient, dans le cadre national, les tarifications, les dépôts non rémunérés, les complicités plus ou moins explicites, elles ont dû se lancer sur des terrains nouveaux et risqués. Le président de la MATMUT, assurance coopérative qui a perdu des plumes à la Bourse, s’est ainsi justifié : la concurrence empêche d’augmenter les primes alors que la législation, la jurisprudence, l’avidité des assurés accroissent les dépenses d’indemnisation, il faut donc se procurer d’autres ressources. Quel changement ! A partir d’une honnête mutualisation des risques, on est entré dans une sorte de casino où l’on pouvait distribuer plus que les assurés n’avaient apporté, grâce au talent des gestionnaires qui menaient, au détriment d’on ne sait qui, des raids profitables.
Les institutions forment une chaîne, s’appuient les unes sur les autres, et la désinstitutionnalisation est un mouvement général qui dépasse l’économie. Mais l’économie, supposait-on, était un cas limite parce que les « préférences » de chacun s’y expriment plus facilement qu’ailleurs. C’était aussi un cas exemplaire, dans la mesure où le nouvel esprit du capitalisme (libre activité, libre choix) est pour une part (une part seulement, mais essentielle) celui de l’époque. Une société ne serait-elle pas possible fondée seulement sur la confrontation des préférences individuelles ? De cette manière ne trouverait-on pas des équilibres plus objectifs, plus vrais ? Ce que l’on constate maintenant c’est que, au contraire, on a eu une production d’incertitudes contre lesquelles les financiers se sont couverts en inventant des « produits » qui les ont camouflées et diluées jusqu’à ce que le retournement de la conjoncture montre que le risque, généralisé comme un cancer, menace tout l’organisme. En somme, à fonctionner hors institutions, sans autre repère que son but propre, le profit, l’économie s’est dégradée, devenant, non plus l’art de combiner les désirs et les ambitions pour le bien commun, mais celui de tromper.
Cette restriction des objectifs enfermant les manieurs d’argent sur eux-mêmes, le sens de la réalité extérieure les a quittés. Ne faut-il pas que les actionnaires soient en dehors du réel pour exiger d’une entreprise une rétribution bien supérieure à ce que peut rapporter son activité productive ? Ayant perverti l’activité bancaire, la prépondérance des intérêts sur les règles a aussi détruit l’entreprise : rapacité du management s’ajoutant à celle des actionnaires, dénonciation pseudo-vertueuse du droit du travail, perte du sentiment de toute communauté de destin, démoralisation des salariés aspirant précocement à la retraite.
Le mouvement dont il s’agit est plus large que ce qu’ont produit l’internationalisation et l’intensification de la concurrence, il s’appuie sur des choix de valeurs qui ne sont pas propres au milieu des affaires. Les institutions ne sont pas rongées seulement par l’impatience du gain à laquelle on a laissé libre cours, toutes les institutions sont en effet confrontées à l’individualisme autosuffisant qui a envahi les démocraties contemporaines. Il est généralement présupposé, en effet, que l’institution (de la famille à l’Etat) doit devenir transparente aux besoins et aspirations des individus. Le droit individuel à l’enfant (affirmé naguère par Robert Badinter [1]) est un cas exemplaire du retournement qu’à propos du PACS Antoine Garapon, juriste de renom, a pointé [2] : on ne peut plus dire que l’Etat fixe le cadre juridique de la vie sociale, il ne fait que répondre aux demandes de droits et de reconnaissance des personnes et des groupes. Ainsi mises au service de leurs usagers, rendues transparentes, les institutions sont plus qu’affaiblies, il n’est pas sûr qu’elles puissent subsister et remplir (on le voit bien dans le cas de l’école) leur rôle de transmission et de socialisation, lequel suppose qu’elles précèdent les individus qui ont affaire à elles.
Les institutions ont le tort de récuser ou de restreindre certaines prétentions des individus. D’un côté, elles limitent les possibilités d’action et, dans ce cas, on leur oppose les libertés (d’agir, d’entreprendre, de se déplacer, d’échanger...). De l’autre côté, elles filtrent les demandes légitimes et on leur reproche de discriminer, on leur oppose les nombreux « droit à » issus des déclarations et des chartes. Le procès des institutions est permanent et, comme la clé de voûte de toutes les institutions, l’institution des institutions, c’est l’État, il est la cible principale, affaibli en particulier par la prépondérance d’un droit international et européen qui protège les activités des particuliers (individus ou entreprises) contre les souverainetés nationales.
Quand, maintenant, les bourses et les banques font appel aux Etats, c’est donc un retournement complet et général qui se dessine. On ne sait pas sur quoi cela débouchera, mais on voit bien ce qui ne marche pas : l’économie laissée à elle-même et plus encore, ayant autorité sur l’organisation sociale, porteuse de vérité (la « vérité du marché », disait-on). Hypostasiée, l’économie a perdu la tête, la vérité dont elle est porteuse est locale et non universelle, relative à un cadre qu’elle ne saurait déterminer. Cet échec n’est pas seulement technique (celui d’un ensemble de professions à se discipliner), il est celui de toute une culture qui a privilégié un secteur d’activité pour qu’il serve de boussole sociale. Est donc particulièrement en question la stratégie des couches dirigeantes françaises qui ont parié depuis les années 1980, depuis Jacques Delors, que l’intériorisation des disciplines économiques imposées d’ailleurs, une modernisation importée, obligerait les peuples à un comportement plus rationnel, et en ce qui concerne les Français, à abandonner leur idée redistributive de la solidarité ainsi que leur égalitarisme trompeur et paralysant.
Cette idée d’une vertu instillée par le marché n’a pas réussi, et cet échec pédagogique n’est pas propre à la France, ailleurs il a seulement pris d’autres formes : les Etats-Unis, l’Angleterre ont connu une austérité salariale plus stricte que nous, mais en s’endettant follement, les gagne-petit ont dans ces pays manifesté qu’ils restaient attachés au rêve d’abondance que l’on voulait leur enlever de la tête. Ce sont même ces gagne-petit qui, en s’endettant déraisonnablement, en jouant maladroitement (sans en avoir les moyens) le jeu du capitalisme, ont fait s’écrouler (sur eux) tout l’échafaudage. À ceux qui lui reprochaient, tout récemment, sa politique de crédit facile, Alan Greenspan a fait cette réponse piteuse et révélatrice [3] : l’Amérique voulait vivre à crédit. Cela montre que, incarné par une élite de spéculateurs et de flambeurs, notre capitalisme n’avait guère de chances de faire admettre une éthique sociale stricte. Au bout de vingt-cinq ans de ce capitalisme décomplexé et déterritorialisé, le résultat est l’inverse des justifications vertueuses données au tournant mercantile du début des années 1980, l’installation un peu partout d’une culture de la démagogie.
Dans un système désordonné où beaucoup de prix et de valeurs ne dépendent pas de l’offre et de la demande mais des très courtes anticipations de ceux qui jouent sur les cours, le sentiment ne peut que s’effacer qu’il existe du possible et de l’impossible, du moral et de l’immoral. On a donc assisté à une diffusion de la démagogie (définie comme prépondérance de la subjectivité sur le souci de la réalité ambiante), démagogie qui s’est en même temps différenciée : en haut, démagogie des parachutes dorés et des rétributions disproportionnées ; à l’autre bout, démagogies corporatistes des gens à l’abri, ou celle des propriétaires fonciers, démagogie euphorique à l’américaine, défensive à la française, vertueuse à l’allemande, démagogie cynique des rapaces prétendant servir le bien public (greed is good), démagogie idéaliste du droit à tout. Il y a même pour tout le monde la démagogie des soldes (phénomène qui s’étend) : il n’y a plus de vrai prix, on cherche l’aubaine pour s’habiller, pour voyager... D’ailleurs, la SNCF n’a plus de tarif !
D’où l’échec récurrent de ceux qui enjoignent aux Français de « reprendre pied » dans la compétition mondiale : peut-on prêcher la rigueur et l’honnêteté dans un contexte anarchique et amoral, qui plus est en se référant à ce contexte ? La manière dont est ajournée sans cesse la prise en compte du problème écologique ne montre-t-elle pas que prévalent, quoi qu’on dise, l’insouciance, la fermeture intellectuelle et morale ? Cette déstructuration de l’esprit public est l’envers du déclin de la politique comme souci de l’avenir. Privé de légitimité par l’individualisme suffisant, privé de pouvoir et même de substance par le marché mondial, le politique, devenu affaire de communication, n’intervient plus que de manière erratique, au coup par coup, pour conjurer les difficultés bien plus que pour y répondre. L’actuelle demande de « gouvernance mondiale » annonce-t-elle un retour du politique ? Et, si c’est le cas, cette aspiration peut-elle être satisfaite ?
L’emploi du mot « gouvernance » fait penser surtout à des mesures techniques, des règles « prudentielles » à restaurer. Mais dans un contexte d’ouverture généralisée à une multitude d’États, de telles règles ne seraient-elles pas facilement contournées ? Le brusque discrédit des agences de notation (hier des oracles) ne montre-t-il pas qu’une activité non encadrée, donc opaque, ne peut être contrôlée de l’intérieur ? D’ailleurs, peut-on trouver des contrôleurs fiables et compétents pour des activités où l’argent coule à flots ? Et si l’on évoque un gouvernement mondial, capable de décider et de sanctionner, comment le fonder et le légitimer ? On continue de faire comme si la mondialité marchande était un acquis à préserver absolument, qu’il n’y aurait qu’à compléter. Evitant de s’interroger sur la logique et la nature du tournant que nous avons pris, on reste dans l’état d’esprit dont procède le monde qui craque.
Un chemin d’inconscience
Nous pouvons au moins profiter de notre malheur pour faire un état des lieux où nous nous sommes fourvoyés. Jusqu’à présent, on pouvait ne pas aimer le monde qu’organisaient de grandes bureaucraties et de gros spéculateurs, mais il marchait, il fallait s’y faire, cela avait l’autorité de la chose entendue. La panne a ruiné cette justification fonctionnelle, attirant l’attention sur la nature du monde nouveau et non sur le rythme de son implantation. Quand la machine s’arrête, on voit ses rouages. Nous voyons d’abord certains effets. Non seulement les délires de la finance, mais, en dessous, la crise économique dont les prodromes ont suffi pour que les spéculateurs prennent peur [4], est une crise par manque de débouchés à la suite de la paupérisation de nombreux consommateurs occidentaux, l’imprévoyance américaine n’ayant fait qu’ajourner l’échéance. Surtout, on mesure le désarroi de sociétés qui, l’économie perdant brusquement l’autorité qu’on lui reconnaissait, prennent conscience de l’impuissance du politique, au bout d’un long processus de délabrement : poussées populistes, déclin des partis de masse et des syndicats, histrionisme à la tête des Etats. La distance entre l’utopie d’une mondialité heureusement partagée que l’on a fait miroiter et ce qui advient est telle que l’on pense à la situation du communisme finissant. Avec cette différence que ce qu’il y a d’idéologique dans notre mondialité ratée ne s’est pas présenté de front, dogmatiquement, mais a pénétré les esprits et les comportements à travers une succession de décisions « pragmatiques », « nécessaires » , d’attitudes endossées...
L’état des choses que l’on voit vaciller a donc, pour se mettre en place, trouvé en nous, dans nos mentalités, des points d’appui, c’est une part de notre sens commun qui est en défaut. Des économistes, des sociologues [5] ont décrit la période récente comme celle du divorce entre l’économique et le social, mais en restant trop discrets sur le rôle en l’affaire du politique et de son déclin, et en ratant de ce fait ce dont nous avons besoin : la saisie de l’ensemble, Pour essayer de saisir cet ensemble, on peut esquisser un parcours, distinguer des étapes, ce qui préserve d’attribuer un rôle inaugural à des événements importants, comme l’invention d’Internet ou le choix capitaliste des dirigeants chinois, qui se sont insérés dans un mouvement engagé auparavant. Pour voir de quel(s) bois est fait le radeau où nous sommes, il faut examiner comment il s’est constitué, comment ses éléments sont entrés en composition.
Au départ, il y a la révolution conservatrice de Reagan et de Thatcher qui s’attaque à la redistribution sociale et brise le pouvoir des syndicats. Ces politiques brutales réagissent à l’enlisement du système hérité du New Deal et des gouvernements travaillistes, dont la révolution culturelle des années 1960 et 1970 a affaibli la base morale (une culture individualiste refoulant une culture de la solidarité), et qui a montré son impotence dans la crise « pétrolière » d’après 1974. On a vu alors échouer les remèdes keynésiens, les relances produisant de l’inflation et non de la croissance, ce que désigne le néologisme de « stagflation ». Ce regain du conservatisme s’appuie dans l’entreprise sur une révolte des actionnaires : l’entreprise dite « fordienne » qui assumait un rôle social à l’égard de son personnel se disloque. Les détenteurs d’actions qui, selon les analyses classiques de Schumpeter [6], étaient réduits à un rôle passif à cause de leur dispersion se coalisent dans des « fonds de pension » pour exercer le pouvoir, exiger un meilleur « retour sur investissement » et rompre, notamment à travers rachats et démantèlements d’entreprises, les contrats conclus avec les salariés. L’entreprise n’est plus identifiée par une marchandise produite, elle ne fait qu’exécuter certaines tâches qui peuvent rapidement être transférées ailleurs.
Ce capitalisme d’actionnaires est aussi un capitalisme de banquiers puisque son mode de fonctionnement est la mobilité des capitaux, les arbitrages entre placements. La seule contrepartie pour les salariés est la promesse, qui sera tenue en Angleterre et aux Etats-Unis, d’une baisse du chômage. Ce qui est remarquable, c’est que Blair et Clinton ont pris comme fait accompli la révolution opérée par leurs prédécesseurs et surtout que, dans son aspect économique du moins, celle-ci s’est étendue à l’Union européenne. L’échec des socialistes français en 1981-1982 a évidemment beaucoup affaibli les défenses que pouvait rencontrer le thatchérisme sur le Continent, il a surtout, dans la haute administration française, provoqué un investissement supplémentaire sur une Europe essentiellement négative, gardienne de saines disciplines, éducatrice d’une France déraisonnable. Cette vue « disciplinaire » de l’intégration européenne montrait la dégradation du projet. L’intention fondamentale, celle de garantir la « paix perpétuelle » sur le Continent en associant, du moins en rendant compatibles, les ambitions des nations, a été faussée par une lecture négative (« anti-nationiste ») de l’histoire de l’Europe.
Mais le désir qui en résultait de donner congé aux nations ne s’est jamais concrétisé dans une organisation fédérale ; les esquisses de celle-ci, de la CED au projet de constitution en passant par diverses propositions allemandes (Schaible Lammers, puis J. Fischer), ont échoué. Néanmoins, l’état d’esprit fédéraliste et post-national est resté assez prégnant pour faire barrage au choix (plan Fouchet) d’une Europe des nations. Dans la vie de l’institution, cette irrésolution, à défaut d’être surmontée, a été masquée par l’activisme dans les directions qui restaient ouvertes : le marché européen puis l’élargissement. L’organisation de l’Europe s’est donc développée au prix de l’affaiblissement de son identité, jusqu’à ce qu’elle paraisse un échelon du marché mondial. Après 1985, la mise en oeuvre de l’Acte unique a illustré cette orientation, rendant l’espace européen transparent au marché, engageant un processus d’abolition, au-delà des droits de douane, des réglementations particulières et des monopoles, y compris publics, qui empêchaient la généralisation de la concurrence. A quoi s’est ajouté très vite la libre circulation des capitaux sans harmonisation fiscale. Cette Europe par le marché a progressé dans l’ambiguïté : Thatcher y voyait un élément de l’intégration financière mondiale, Mitterrand et Kohi un préalable à l’Europe politique.
Avec la fin du communisme européen « l’anglo-saxonnisation » du Continent se confirme fortement. On peut dire qu’en dépit de Solidarnosc le communisme n’a pas été renversé par des moyens politiques, il a failli économiquement et culturellement ; au moment de son effondrement, l’économie de marché ouverte devient sans conteste emblématique de la liberté recouvrée. Par ailleurs, les peuples de l’Est n’ont pas le sentiment d’avoir reçu, quand ils étaient sous la botte, beaucoup d’aide et de compréhension des autres Européens, dont le crédit apparaît faible comparé à celui des Américains. Ils exigent donc comme un dû, comme une compensation pour Munich et Yalta, l’entrée dans l’Union et, d’abord, l’ouverture commerciale. Cela contribue à la formation dans l’Union d’une idéologie de l’ouverture, un peu sacrificielle, un peu utopique, confortée par les exemples parallèles de l’intégration de l’Espagne, de la Grèce et du Portugal. Selon cette idéologie, l’ouverture commerciale est indispensable pour consolider les démocraties débutantes en même temps qu’elle permet aux pays du « centre » d’acquérir de l’influence (le soft power) dans la périphérie de ce qui est encore la Communauté. En fonction de quoi l’Europe se voit comme un foyer d’une démocratisation du monde, que l’on suppose en bonne voie. La lenteur des Occidentaux à prendre la mesure des difficultés que leur vaudra le commerce avec l’Extrême-Orient s’explique par l’euphorie des dirigeants et des experts de l’Europe dans les années 1990, quand ses promoteurs se sont vus comme exemples de vertu et pionniers du monde nouveau, se vantant en plus, selon Jean-Marc Ferry, d’un « rapport autocritique » à l’histoire de leurs nations, ce qui sans doute les mettait au-dessus de celle-ci. Au milieu de ce qu’ils éprouvaient comme une fin de l’histoire, leur état d’esprit associait une certaine résignation (« Arrêtons-nous là ! Finies les bêtises qui nous ont tant coûté ! ») et la gloriole (« Il n’y a pas plus sages que nous, plus compétents que nous, nous sommes l’avant-garde...
Les sentiments des Américains et des Anglais étaient plus simples, leur contentement de soi plus complet. Le monde ouvert l’était à leurs idées, à leurs capitaux, à leur technique, à leur langue, à leurs rêves, cette ouverture était l’aboutissement de leur success story qui, de Louis XIV à Brejnev, les avait vus opposés à tous les tyrans, success story qu’en somme le monde entier rejoignait en lui apportant son tribut de reconnaissance. On peut dire qu’il y a eu alors conjonction du moralisme pénitent des continentaux et du libéralisme triomphant des Anglo-Saxons, les uns et les autres étant d’accord pour mettre la politique au second plan. Les Européens la croyaient dépassée, près de se dissoudre dans un droit qui reprenait ses plus nobles idéaux, les droits de l’homme, en garantissant que, cette fois, ils seraient mis en oeuvre. Leur paraissait bien périmé le mélange impur d’ambition, d’intérêts et d’idéal dans une affirmation de soi collective que l’on avait trop pratiquée. Ils ont même espéré, au moment de la conférence de Durban, faire communier l’univers entier dans leur pénitentialisme. C’était là mettre au rebut une idée de la politique particulièrement française, celle de Rousseau, de Tocqueville ou d’Aron, pour qui la citoyenneté élève l’homme au-dessus de ce qu’il est comme individu. C’était se rallier en apparence à l’idée de la politique qui domine dans la culture des Anglais (Hobbes ou Locke) qui, sortant des guerres de Religion, peut-on dire, par une autre porte que nous, séparent la politique de la vérité et des grands enjeux moraux pour ne lui fixer que des objectifs pratiques, afin qu’elle respecte les libertés essentielles qui sont les libertés négatives.
Le rapprochement entre le Continent et cette culture britannique était en partie factice puisque le pragmatisme libéral des Anglo-Saxons reste sous-entendu par un nationalisme imperturbable, par la conviction que l’on n’a pas besoin d’avoir des idées sur l’humanité quand on en est le modèle. A propos de l’ouverture commerciale et de sa poursuite, les uns, dans la suite de leurs expériences récentes, y voyaient une bonne action et les autres leur triomphe, mais tous étaient persuadés qu’ils resteraient maîtres du jeu dans la mondialisation. Cette inconscience a permis que soit poursuivie, au-delà du raisonnable, l’ouverture commerciale jusqu’à ce qu’elle perturbe l’ensemble des économies et des sociétés d’Occident. La montée parallèle du déficit américain et de l’excédent chinois a été traitée avec une négligence étonnante. Condescendance des installés vis-à-vis de nouveaux venus ? Certes ! Mais d’autres facteurs d’aveuglement s’y sont ajoutés.
En Occident, les ouvriers d’industrie ont été la catégorie la plus touchée alors que les bénéficiaires principaux étaient les multinationales devenues donneurs d’ordre mondiaux. Les gagnants et les perdants étaient les mêmes que ceux de la révolution reaganienne - que la gauche a dû avaliser, faute d’avoir trouvé une autre réponse aux difficultés auxquelles cette révolution a répondu. C’est pourquoi, sans que l’on voie vraiment qu’un seuil était franchi, les délocalisations lointaines ont paru s’inscrire dans la ligne de ce qui avait commencé à domicile. La continuité a été également celle d’une censure frappant toute évocation d’un volontarisme politique en économie, que l’on associait automatiquement à l’archaïsme de gauche, ou même au soviétisme.
Ajoutons à cela l’effet d’une mauvaise conscience, analogue à celle ressentie par les Européens de l’Ouest vis-à-vis de leurs voisins orientaux après leur libération brusque et imprévue : dans la période post-coloniale, celle des économies administrées, ils n’avaient pas su partager leur prospérité avec un tiers monde qui n’émergeait pas. La perturbation venue de Shanghai n’était-elle pas le châtiment d’une faute, d’une négligence au moins ? A lire et à écouter ce qui se dit aujourd’hui, on a en tout cas le sentiment de la poursuite d’une certaine censure intellectuelle et morale, interdisant de réfléchir au fonctionnement de l’économie mondialisée. On se polarise sur la bulle financière comme pour éviter d’évoquer l’effet ravageur d’une production asiatique sans consommation correspondante, et aussi le lien entre ce déséquilibre et l’encouragement donné â la surconsommation américaine [7] Ce qui frappe, c’est l’obstination des Occidentaux à considérer le monde en mutation sans se libérer de cadres mentaux inadaptés parce que étroitement dépendants de leur histoire récente ou de l’idée que leurs élites s’en font [8].
La nécessité s’impose pour les Occidentaux de changer de lunettes, de se donner les moyens de considérer le monde tel qu’il est et non tel qu’il y a vingt ans ils ont rêvé qu’il deviendrait. Le présupposé central de l’idéologie de 1989, que marché et démocratie vont nécessairement ensemble, n’est-il pas infirmé par le fait qu’un pays où le pouvoir est le monopole d’un seul parti d’ascendance léniniste ait acquis une place décisive dans le capitalisme mondialisé ? Actuellement, la relance chinoise fait figure de suprême espoir : on croit que les dirigeants de l’empire du Milieu sont liés à un système dont ils ont su profiter et qu’ils lui éviteront la faillite en devenant bons consommateurs. Mais s’est-on demandé si la persistance d’une sous-consommation chinoise n’était pas un trait structurel du régime, grâce à quoi la nomenklatura obtient les moyens d’assurer son emprise ?
Que l’on oublie de telles questions tient évidemment à ce que, obsédés par leurs débats avec eux-mêmes, les Occidentaux ont fait de l’économie une boussole universellement valable. La réforme de nos esprits implique donc, négativement, que nous ne laissions pas l’économie seule sur l’autel, comme au-dessus de l’histoire. Cela, par exemple, interdirait d’appliquer directement Ricardo à une situation sans rapport avec celle qui a été la matière de sa réflexion. L’économie n’est pas seule ! pourrait-on répéter, l’illusion qu’elle puisse l’être nous a égarés. Il importe même d’autant plus de redonner au politique un pouvoir compensateur que l’économie, comme on nous en avertit, a rompu le rapport qu’elle entretenait dans le cadre fordien avec la société. Si la politique ne prend pas la société en charge et que l’éducation, la santé, le logement, l’intégration ne sont pas assurés politiquement, l’inégalité pourra croître jusqu’à l’éclatement des nations.
Mais la tyrannie de l’économie externalisée permet-elle à la politique de jouer un tel rôle ? D’ailleurs, une des leçons de nos troublantes expériences est qu’à se placer, ou à être placée en position de transcendance comme la mesure de tout, l’économie a perdu à la fois sa pertinence pratique, muette qu’elle est sur le manque global de débouchés, et son autorité morale. On disait d’elle que c’était une science triste, ennemie de l’illusion ; dans l’usage que l’on en a trop fait récemment, elle est apparue comme maîtresse d’illusion pour les privilégiés et comme science cruelle pour les autres. L’enchaînement des choix qui ont conduit à la perte de contrôle que chacun déplore désormais montre, à travers la prépondérance croissante de l’économie sur le politique, la préférence donnée à une façon d’agir (ou de réagir) en fonction de l’immédiat aux dépens d’une action qui est, pour citer Weber, essentiellement « goût de l’avenir ». Sans un sentiment de fin de l’histoire en Europe, sans la croyance vague (résignation mêlée d’un peu d’euphorie et de beaucoup de soulagement) que l’on était au port, on n’aurait pas traité la politique et les nations comme des passions devenues inutiles. Mais, aujourd’hui, nous apprenons que l’histoire n’est pas finie, qu’il ne s’agit pas seulement de s‘adapter mais de faire et même d’inventer, donc qu’il faut changer de paradigme. Le président de la République a parlé de reconstruire, et même refonder, le capitalisme. Si cela peut être fait, ce sera en équilibrant la puissance, la mégalomanie du capitalisme, par une forte légitimité du politique. Donc, ce qui est d’abord à reconstruire, c’est la politique, dont le défaut est la toile de fond de beaucoup d‘erreurs d’orientation qui nous ont amenés là où nous sommes.
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Par Paul Thibault, Le Débat, Janvier 2009
[Réinstaurer le politique->19729], par Paul Thibault (II/II)
Publication originale Le Débat, via MarsIdées
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[1] Robert Badinter, Les droits de l’homme face aux progrès de la médecine, de la biologie et de la biochimie », Le Débat, n° 36, septembre 1985, pp. 4-14.
[2] Olivier Abel, Guy Coq, Antoine Garapon et Irène Théry, « Les occasions manquées du PACS », Esprit, novembre 1998, pp. 201-214.
[3] Citée par Daniel Cohen dans Le Monde 2, 18 octobre 2008.
[4] On répète que la crise de la finance a et aura des « effets sur l’économie réelle ». C’est évident, mais on oublie que les imprudences des banques se sont développées à partir d’un déséquilibre économique préalable puisque les excès de crédits remplaçaient un pouvoir d’achat réduit, aux États-Unis, par la concurrence des pays à bas salaires, quand, Michel Rocard est un des seuls à le dire, le salarié est devenu « trop pauvre pour soutenir l’activité » (Le Monde, 2-3 novembre 2008).
[5] Daniel Cohen dans Trois leçons sur la société postindustrielle (Paris, Ed. du Seuil, 2006), Alain Touraine dans Le Nouveau Paradigme (Paris, Fayard, 2005).
[6] Dans Joseph A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, classique dont la première publication date de 1942.
[7] Voir à ce sujet les travaux, marginalisés, de Jean-Luc Gréau.
[8] Voir la censure prononcée récemment par Pascal Lamy : le protectionnisme va toujours de pair avec la xénophobie. A cet énoncé péremptoire on peut opposer beaucoup d’exemples contraires, à commencer par celui des Etats-Unis jusqu’en 1914, mais il faut l’entendre comme une injonction, une intimidation morale.
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