Marianne laisse carte blanche au philosophe Paul Thibaud, ancien directeur de la revue « Esprit ». Il faut, selon lui, sortir de la culpabilisation que nous impose le politiquement correct et partir des faits, aussi tristes soient-ils.
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Les moyens de créer du commun sont toujours les mêmes : le travail, l’école et une laïcité conquérante.
Le politiquement correct nous interdit de parler de problèmes ou de craintes à propos de l’immigration, préférant le jugement porté sur les mentalités, à condition que ce jugement soit sans ambiguïté. C’est pourquoi ceux (le sociologue Éric Fassin par exemple) qui font de l’immigration l’obsession malsaine des Français soutiennent qu’il est scandaleux de discuter de l’identité nationale, donc de la mentalité même dont ils dénoncent les effets. En fait, le politiquement correct ne connaît pas d’autre stratégie que la culpabilisation de la majorité. Cette stratégie de redressement des mentalités par l’intimidation, on voit de plus en plus qu’elle a des effets contraires aux intentions : l’opinion majoritaire y réagit en se rétractant, alors que chez les nouveaux venus, on encourage des comportements de fermeture. Ce choix de la facilité a donc produit un cycle d’accusations et de contre-accusations dont on ne peut sortir qu’en revenant aux faits, aussi tristes qu’ils soient, en n’oubliant pas cette recommandation du sociologue Hugues Lagrange (1) : « Parler par euphémismes compromet la confiance dans les institutions. »
1. Le premier fait est qu’il n’y a pas d’immigration en général, mais des immigrations, différentes selon les origines, les stratégies poursuivies, les modes d’entrée, les compétences apportées. L’immigration portugaise hier, la chinoise aujourd’hui, sont différentes de l’immigration malienne. Il y a des immigrations plus ou moins instruites, celle qui arrive actuellement, selon Christophe Giully (2), l’est bien moins que celle qui arrive aux États-Unis et en Angleterre. Il y a eu des immigrations politiques, il y a eu une immigration de travail, il y a aujourd’hui une immigration familiale, dont fait partie le mariage au pays, qui entretient son flux. Elle est d’emblée moins instruite et plus en marge de la société d’arrivée que les précédentes. Cette immigration, étudiée par Hugues Lagrange, n’est pas toute l’immigration, mais la dernière couche, celle qui pose les problèmes les plus flagrants, qui se concentre dans les zones urbaines sensibles (ZUS) où elle attire les suivants, où elle garde (polygamie, famille patriarcale et autoritaire, natalité élevée, culture musulmane) les mœurs du pays d’origine. Les enfants de cette immigration, dit Lagrange, ont été particulièrement actifs pendant les émeutes de 2005.
2. La mobilité chez les immigrés. On connaît la rengaine : depuis cinq (ou sept) ans, rien n’a changé à… La Courneuve, Clichy, etc. En fait, si la situation est la même, la population n’est pas la même. Une majorité des habitants a déménagé, quittant une de ces zones de relégation dont on s’obsède, mais qui sont pour beaucoup des sas, des lieux de passage. S’il doit y avoir intégration, elle se passera ailleurs, dans ce que certains appellent « la France périphérique » (cf. Christophe Giully [2]), les grandes banlieues pauvres où des immigrés originaires du Maghreb côtoient des autochtones et espèrent comme eux une promotion scolaire pour leurs enfants. L’obsession journalistique des ZUS est donc trompeuse. Cette hétérogénéité nouvelle du territoire rend encore plus néfastes les effets d’un système scolaire trop unifié, aux défauts duquel l’activisme pédagogique ne remédie pas.
3. Contrairement à ce que l’on fait croire, pauvreté et immigration ne se recouvrent pas. Selon Giully, 85 % des pauvres de France ne sont pas dans les ZUS. Le département de la Seine-Saint-Denis n’est pas le plus pauvre ; la Creuse, le Cantal et d’autres le sont plus, il y a des cités en province qui, bien que peuplées d’autochtones, sont plus démunies, plus dépourvues de services sociaux, que celles de la banlieue de Paris ou de Lyon. Ce qu’il faut affronter, c’est la séparation géographique - souvent volontaire - entre deux catégories de pauvres, les autochtones et les arrivants, une fracture sans précédent au sein du peuple. Avec l’école élémentaire commune et l’esprit d’entreprise des immigrants (les Portugais par exemple), la cohabitation ouvrière à l’usine et dans le quartier a été (avec l’école élémentaire) la matrice de l’intégration française. La base de cette mixité était la prépondérance reconnue de la culture nationale, telle que l’histoire l’a produite. Cette prépondérance étant en cause, un refus de cohabiter se répand de part et d’autre, une redoutable allergie mutuelle consacrée par la séparation territoriale.
4. On voit donc que le multiculturalisme souvent évoqué est le nom d’une séparation, d’un problème, et non d’une solution. Qu’il y ait, qu’il y ait toujours eu, de l’hétérogénéité sociale et culturelle n’empêche pas qu’il y a nécessité et urgence de développer du commun, faute de quoi le multiculturalisme produit une libanisation et non l’enrichissement mutuel promis. Les moyens de créer du commun sont toujours les mêmes : le travail, l’école, une laïcité non pas défensive mais conquérante, interpellatrice, capable, s’appuyant sur la culture commune de faire bouger, de faire entrer dans une logique de dialogue civique les particularités culturelles et religieuses. Le dialogue du politique démocratique avec le religieux, qui s’est poursuivi d’une manière implicite quand il s’agissait du catholicisme, doit devenir explicite avec un islam qui vient de l’extérieur.
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1) Le déni des cultures. Seuil.
2) Dans Fractures françaises, François Bourin éditions.
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