Qui va dompter la GRC ?

La police fédérale n'a pas tiré toutes les leçons des rapports des commissions Keable et McDonald, dans les années 80

17. Actualité archives 2007

L'affaire Arar a mis la Gendarmerie royale du Canada (GRC) sur la défensive cette semaine. Durement blâmée par le juge Dennis O'Connor dans son rapport final, la police fédérale a prouvé -- une fois de plus -- qu'elle n'a pas la maturité nécessaire pour faire la collecte de renseignements. C'est pourtant une nécessité dans un monde en guerre contre le terrorisme.


Dans les 1400 pages du rapport O'Connor sur l'affaire Arar, il y a de ces petits détails qui ne s'oublient pas, révélateurs à la puissance dix des dysfonctions de la GRC. Ainsi en est-il du témoignage d'un de ses inspecteurs, Michel Cabana. Il ne s'est pas formalisé outre mesure que les États-Unis expulsent Maher Arar vers la Syrie sur la base d'informations inexactes et incendiaires transmises par la police fédérale. Et pourquoi ? Tout simplement parce que l'ingénieur de 36 ans allait se retrouver dans les prisons d'un pays partageant «des valeurs communes» avec le Canada.
Quiconque s'intéresse un tant soit peu à la politique étrangère sursaute devant une telle affirmation. Les traditions démocratiques de la Syrie sont pour le moins chancelantes, et la répression frappe autant les personnalités politiques que la presse libre et la société civile.
Quand on connaît la suite de la triste histoire de Maher Arar, la stupeur cède la place à la colère, voire à la honte. Arar, un père de famille qui n'avait pas l'ombre du début d'un lien avec al-Qaïda ou tout autre groupuscule terroriste, a été battu, torturé et emprisonné pendant près d'un an dans une cellule pas plus grande qu'un cercueil.
Des valeurs communes, disait-on. Selon le criminologue Jean-Paul Brodeur, professeur à l'Université de Montréal, le commentaire de l'inspecteur Cabana est tout simplement «invraisemblable» de la part d'un officier de police chargé de recueillir des renseignements sur la menace terroriste.
Inculture

À cet égard, la GRC n'a pas tiré toutes les leçons des rapports des commissions Keable et McDonald, au début des années 80, au sujet des opérations illégales menées par la police fédérale pour contrer le Front de libération du Québec (FLQ) et, par effet d'amalgame malsain, tous les souverainistes un peu trop volubiles. Dans les attitudes des policiers fédéraux, il y avait à la base une profonde méconnaissance de l'étendue des mouvements souverainistes et de leur dangerosité, réelle ou imaginée. «Ils étaient d'une inculture qui avait quelque chose de terrifiant, se rappelle M. Brodeur. Ils ressemblaient à s'y méprendre aux policiers de la Sûreté du Québec sous Duplessis, c'est-à-dire des bras. Ils n'avaient absolument pas la culture politique et la culture générale que les policiers doivent avoir pour faire du renseignement.»
Dans l'affaire Arar, c'est le même constat. «Le leitmotiv là-dedans, c'est l'incapacité des services de police de faire du renseignement de sécurité», explique M. Brodeur. «Pour les corps policiers, le renseignement, ce n'est pas vraiment une priorité.»
Cela étant, il ne faut pas voir dans l'affaire Arar une répétition des événements des années 70. «Les déviances sont différentes. Les commissions Keable et McDonald ont mis en lumière des déviances de comportement, de fonctionnement. Les policiers de la GRC faisaient des "dirty tricks". Dans l'affaire Maher Arar, c'est une déviance du renseignement qui est en cause. Bien sûr, cette déviance a conduit à un "dirty trick" terrible, soit l'extradition par les États-Unis de Maher Arar vers un pays pratiquant la torture», précise Jean-Paul Brodeur.
M. Brodeur est en terrain connu. Il a été le directeur de recherche de la commission Keable, qui a amorcé ses travaux en 1977. Loin de banaliser la gravité de l'affaire Arar, il se permet une petite mise en contexte. Dans l'affaire Arar, le renseignement a été manipulé, faussé, sans que des crimes soient commis par des enquêteurs ignares et incompétents. Dans les années 70, des agents provocateurs de la GRC, obnubilés par la traque aux felquistes, ont cambriolé l'Agence de presse libre du Québec, subtilisé la liste de membres du Parti québécois, posé des bombes, incendié des granges, épié le courrier de plus de 800 citoyens, volé de la dynamite et kidnappé un stagiaire faisant partie de la défense des accusés du FLQ.
Cette sinistre performance a mené la commission McDonald à conclure que le service de sécurité de la GRC avait échappé «à tout contrôle» dans les années 70. Les basses oeuvres commises par la GRC au Québec sont à l'origine de la création du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), en 1984. C'est à cette agence civile, sans pouvoirs d'arrestation ou d'enquête, que la cueillette de l'information «sensible» a été confiée. Les attentat du 11 septembre 2001 devaient tout changer.
L'obsession terroriste
Le rapport O'Connor lève en partie le voile sur le vent de panique qui a balayé le Canada aux lendemains du 11-Septembre. Les enquêteurs évoluaient sous pression, avec l'urgence de trouver des terroristes au Canada.
Des enquêteurs qui «manquaient d'expérience et de formation dans la conduite d'enquêtes touchant la sécurité nationale», selon les termes du juge O'Connor, sont devenus responsables d'une cellule d'enquête sur Abdullah Almalki, soupçonné d'appartenir à al-Qaïda.
Pour avoir marché sous la pluie avec Almalki et discuté avec lui, Arar est devenu «une personne cible». Son nom est apparu à Ottawa dans un diagramme portant sur les complices de Ben Laden, fourni aux Américains avec d'autres mensonges éhontés. Arar se serait trouvé dans les environs de Washington le 11 septembre 2001, aurait refusé d'être interrogé et aurait quitté brusquement le pays après ce refus. Autant de faussetés livrées par la GRC aux Américains, avec le résultat que l'on sait.
La GRC n'est pas le seul service de police à connaître cette faillite institutionnelle. Aux États-Unis, le FBI et la CIA ont été montrés du doigt pour leur incapacité à recueillir l'information, à la partager et, en définitive, à anéantir la force de frappe des terroristes. Dans un rapport minoritaire du Comité d'enquête du Congrès sur les attentats du 11 septembre 2001, le sénateur républicain Richard Shelby (Alabama) avait souligné l'insurmontable incapacité des services de police traditionnels, axés sur la répression du crime, de recueillir des renseignements.
Selon Jean-Paul Brodeur, l'origine du malaise se trouve dans la culture policière, dominée par «la tyrannie du "case file"». «Les policiers font carrière dans ce métier parce qu'ils veulent de l'action. [...] La culture policière, c'est une culture d'action.» Sauf que la lutte contre le terrorisme a changé la donne. Elle contraint au recyclage d'agents «opérateurs», habitués de travailler à la résolution d'un crime, en «unités de savoir», outillées pour prévenir le crime. «La culture policière n'est pas encore orientée vers la maîtrise des outils du savoir», résume M. Brodeur.
Le juge O'Connor n'a pas dit son dernier mot. Dans le deuxième volet de son rapport, dont le dépôt est prévu d'ici la fin de l'année, il formulera des recommandations au sujet de la création d'un mécanisme d'examen indépendant portant sur les activités de la GRC dans le domaine de la sécurité. Déjà, il propose de reconfirmer la GRC dans le rôle qui lui avait été dévolu à la suite de la commission McDonald, soit de s'acquitter de son mandat de service policier, et de laisser au SCRS le soin de colliger du renseignement. «Je crois fermement que la distinction entre le travail policier et le renseignement de sécurité doit être rétablie, respectée et préservée», estime le juge O'Connor.
La GRC ne sortira pas totalement du champ du renseignement pour autant. Son mandat ne lui dicte pas d'attendre qu'un acte terroriste soit commis avant d'agir et englobe les enquêtes sur les complots, les tentatives et les incitations aux crimes graves. Le juge O'Connor encourage même la police fédérale à développer ses activités de renseignement. Reste à voir comment elle s'acquittera de cette responsabilité maintenant que ses mensonges, ses tentatives d'étouffer la vérité et ses manifestations d'incompétence crasse ont été exposées grâce à l'enquête sur l'extradition de Maher Arar.
Une idée émerge dans les cercles de réflexion sur la communauté du renseignement, soit profiter du rapport O'Connor pour créer un seul organisme de surveillance public de toutes les agences concernées par la sécurité nationale. Surveiller la police, la forcer à rendre des comptes : il s'agit de l'ultime leçon à tirer de l'affaire Arar.


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