Quand la finance contamine l’Organisation mondiale de la santé

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Ce sont les donateurs privés qui financent l'OMS

Comment rester indépendant quand on est financé en majorité par des dons privés ? “L'OMS : dans les griffes des lobbyistes ?”, un doc diffusé ce 4 avril sur Arte, prend le pouls de l’OMS. L’occasion pour l’ex-président de Médecins sans frontières Rony Brauman de ressortir son stéthoscope.


De 1982 à 1994, Rony Brauman a dirigé Médecins sans frontières. Fin connaisseur des systèmes de santé et des organisations transnationales, il a accepté de commenter pour Télérama l’enquête que les documentaristes Jutta Pinzler et Tatjana Mischke ont consacré, pour Arte, à l’Organisation mondiale de la santé, à son financement et aux conflits d’intérêts susceptibles d’entraver sa bonne marche.


Que vous inspire ce documentaire ?


Sur le plan cinématographique, ce n’est pas ma tasse de thé. Formellement, je le trouve assez lourd et long. Il n’en demeure pas moins qu’il formule des questions qu’il est extrêmement important de soulever. Le film adresse deux reproches à l’OMS. Le premier est de ne pas remplir une mission globale de surveillance et d’intervention en cas de crise ou de risque sanitaire ; le second, d’être sous la pression de lobbys et d’intérêts privés. Autant j’adhère entièrement à la deuxième critique, qui domine le film, autant je trouve la première injuste. Il n’y a pas de gouvernement mondial, il ne peut donc y avoir de ministère mondial de la Santé. Ainsi, quand les auteurs évoquent la crise d’Ebola de 2014-2015, en mettant en cause la gestion de l’OMS, elles oublient, à mon sens, de dire qu’il y a eu, avant tout, une défaillance totale des autorités sanitaires locales, dans les pays touchés par le virus – la Guinée, la Sierra Leone, le Liberia. Ce sont eux qui ont d’abord cru qu’il était dans leur intérêt de cacher le début de l’épidémie. L’OMS n’a fait que suivre.


Quels éléments de l’enquête vous semblent les plus saillants ?


La part des contributions volontaires, rapportée à celle des contributions obligatoires, dans la partie sur le financement ! Je n’avais pas conscience de l’énormité du basculement qui s’est opéré. Dans les années 70, 80 % du budget de l’OMS provenait encore des cotisations des Etats, et seulement 20 % de donateurs privés. Aujourd’hui, la proportion s’est complètement inversée – je pense d’ailleurs que les réalisatrices auraient pu le montrer de manière plus frappante, sous forme d’une modélisation ou d’une courbe. Parce que c’est vraiment là que réside l’essentiel du problème exposé par la suite : ces contributeurs, parmi lesquels des géants de l’agro-industrie et de la pharmacie, qui ont acquis une influence prédominante au sein de l’institution, font valoir leurs intérêts et leurs pré­férences personnelles. Dans le cas de Bill Gates, c’est un mélange des deux. Le documentaire met en évidence les participations croisées de la Fondation Bill et Melinda Gates avec l’industrie du médicament, et lui, personnellement, pense que la lutte contre la polio et la vaccination sont les clés de la santé mondiale. Des vues que son immense fortune lui permet d’imposer.


Comment expliquer que l’OMS soit arrivée à ce degré de dépendance des intérêts privés, notamment des groupes pharmaceutiques ?


L’OMS n’est pas seule responsable, c’est une conséquence de la dérégulation financière, du libre-échange et des partenariats public-privé qui régissent l’économie mondiale depuis les années 90, mais on peut lui reprocher de ne pas avoir résisté. Dans l’industrie du médicament, ce changement de paradigme s’est traduit par des fusions-acquisitions qui ont donné naissance à des titans prédateurs – le plus puissant est Pfizer. Ces laboratoires ne sont plus dirigés par des professionnels de la santé mais par des ­financiers exigeant une rentabilité immédiate. On comprend dès lors le lobbying intensif qu’ils ont développé auprès des institutions et des Etats. Plus leur chiffre d’affaires croît, plus l’utilité de l’OMS se rabougrit.