« Moi, mercredi, je regarde le match ! » Le chauffeur de taxi G7 qui file sur le périphérique parisien le dit sans hésiter. « Je n’irai pas voter dimanche ! Choisir entre Le Pen et Macron ? Mais, on nous prend pour des clowns », dit-il. Mercredi, il écoutera donc le match de demi-finale Juventus-Monaco au lieu de regarder le débat. Et dimanche, il prendra sa fin de semaine de trois jours.
Et il n’est pas le seul. À Paris, cet entre-deux tours n’a rien à voir avec celui d’il y a 15 ans. Le 21 avril 2002, l’irruption de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle avait créé une véritable commotion. Les appels à voter pour Jacques Chirac et à battre le président du Front national avaient été immédiats et unanimes. Et ils avaient été suivis comme un seul homme. Un président élu avec 82 % des voix, on n’avait pas vu ça depuis l’Union soviétique !
Rien à voir avec la cacophonie d’aujourd’hui. Depuis une semaine, les appels à faire « barrage » à Marine Le Pen peinent à convaincre des portions significatives de l’électorat, tant chez les électeurs de François Fillon que du côté de Jean-Luc Mélenchon, qui, contrairement aux premiers, refuse de donner une consigne de vote. Le désordre est tel à gauche et à droite que rien ne permet d’avoir une idée claire du nombre d’électeurs qui préféreront s’abstenir ou voter blanc. Les derniers sondages laissent entrevoir, pour l’instant, une légère progression de la candidate FN (de 40 % à 42 %), qui mène une campagne très offensive.
Toute la semaine, c’est elle qui a donné le ton, forçant d’ailleurs son adversaire à bouleverser ses plans. Alors qu’il prévoyait de poser en président et en chef des armées, voilà le candidat d’En marche ! obligé d’aller rencontrer les ouvriers mis à pied par Whirlpool à Amiens et des associations de jeunes à Sarcelles, en banlieue de Paris. Bref, de faire campagne. Depuis cinq jours, ce sont les déplacements de Marine Le Pen dans un marché du Nord-Pas-de-Calais ou chez les pêcheurs du Grau-du-Roi qui ont ouvert le journal télévisé. Tout cela en dépit de la polémique entourant Jean-François Jalkh qui devait remplacer Marine Le Pen à la direction du FN, mais qui a dû se retirer à cause d’une universitaire qui l’accuse d’avoir mis en cause l’utilisation du Zyklon B dans les chambres à gaz.
Pour les experts, le contexte de cet entre-deux tours est radicalement différent de celui de 2002 puisque la majorité des Français ne se reconnaissent ni dans la candidature de Marine Le Pen ni dans celle d’Emmanuel Macron. « Ce résultat est une caricature, dit Dominique Reynié, directeur de l’institut Fondapol. C’est un scénario de science-fiction. » Si le politologue admet que l’exploit d’Emmanuel Macron, élu hors des partis traditionnels, est exceptionnel, il constate que son résultat du premier tour est historiquement bas dans un contexte où près d’un Français sur deux a enregistré un vote de protestation. Le FN a en effet gagné 1,6 million d’électeurs depuis 2015. Et contrairement à 2002, il le fait cette fois avec une abstention relativement faible.
La droite divisée
C’est pourquoi on assiste en direct depuis quelques jours à une véritable explosion de la gauche et de la droite. Pour le politologue Laurent Bouvet, qui ironise sur « la gauche castor » qui appelle toujours à « faire barrage », le nouveau clivage n’est plus entre la gauche et la droite. Il serait plutôt entre « un libéralisme aussi bien économique que culturel et “sociétal” assumé pro-européen et pro-mondialisation » et « un antilibéralisme tout aussi assumé appuyé sur un retour à la souveraineté dans les frontières nationales et à une définition culturaliste et organique de l’identité française ». Voilà les électeurs sommés de se ranger dans un camp ou dans l’autre.
À droite, les ralliements à Emmanuel Macron ont beau se multiplier, l’appel à voter pour Emmanuel Macron est loin de faire consensus. Il est même ressenti comme une trahison par de nombreux militants de droite. Si certains élus, comme Bruno Lemaire et Jean-Christophe Lagarde, font carrément des offres de services au futur président, d’autres, comme Laurent Wauquiez, Henri Guaino, Nadine Morano et Éric Ciotti, se refusent à prêter allégeance à ce dernier. Fait historique, un groupe comprenant Christine Boutin et le mouvement Sens commun, membre des Républicains, n’hésite plus à voter FN. Selon les sondeurs, à peine 40 % des électeurs de François Fillon pourraient voter pour Emmanuel Macron dimanche. Environ 30 % voteront Marine Le Pen. Les autres s’abstiendront.
Mélenchon : pas de consigne
Dans la société civile, le débat fait rage avec la même vigueur. Alors que les organisations musulmanes appellent à voter Macron, la Conférence des évêques a refusé de donner une consigne de vote. Dans une vingtaine de lycées parisiens, on s’est mobilisé contre Marine Le Pen, mais aussi contre Emmanuel Macron.
La situation n’est pas plus simple dans les syndicats. Dès que la CFDT a appelé à voter Macron, dimanche soir, son siège a été vandalisé. Sur les graffitis on pouvait lire : « collabo ». En 2002, les syndicats avaient fait une manifestation du Premier Mai unitaire pour s’opposer à Jean-Marie Le Pen. Ce ne sera pas possible cette année. Si la CGT appelle à faire « barrage » au FN, Force ouvrière n’a pas donné de consigne de vote. Certains syndicats de base CGT, Sud et DSU vont appeler à « battre les deux candidats ». Selon un sondage Harris Interactive, 24 % des membres de Force ouvrière ont voté pour Marine Le Pen. Le délégué CFDT de Whirlpool à Amiens, où se sont rendus Macron et Le Pen, a révélé qu’il avait voté Le Pen au premier tour.
Voilà qui explique l’embarras de Jean-Luc Mélenchon. Alors que Marine Le Pen multiplie les appels du pied à ses électeurs, appelant même à « faire barrage à Macron », le leader de La France insoumise se refuse à donner la moindre consigne de vote contrairement à son allié communiste. « Est-ce qu’il y a une seule personne d’entre vous qui doute du fait que je ne voterai pas Front national ? » a-t-il demandé dans une vidéo diffusée vendredi.
Celui qui a fait un score historique au premier tour (19 %) joue son avenir politique. On sait qu’il a non seulement récupéré la majeure partie du vote socialiste qui n’est pas allé à Macron, mais fait aussi d’importantes percées dans un vote populaire et jeune jusque-là dominé par le Front national. Selon l’IFOP, 20 % de ses électeurs s’apprêteraient à voter au second tour pour Marine Le Pen. Un ralliement à Macron y serait très mal perçu et pourrait même compromettre complètement la volonté de Jean-Luc Mélenchon de se constituer un vrai groupe parlementaire en juin.
Le troisième tour
On verra lors des élections législatives si la recomposition en cours se confirme sur le terrain. Si Emmanuel Macron triomphe du second tour avec une très forte majorité — il faudrait pour cela qu’il dépasse largement les 60 % —, on estime qu’il pourra alors espérer provoquer une vague aux législatives et gouverner avec sa propre majorité. Sinon, il devra gouverner en s’alliant, à la carte, avec les groupes parlementaires de droite et de gauche. Chez Les Républicains, on rêve même d’imposer à En marche ! une cohabitation comme en ont subi François Mitterrand et Jacques Chirac.
Mais « la situation de la droite demeure très difficile, constate Dominique Reynié. En appelant à voter Macron, LR est presque assuré de perdre une partie de ses électeurs au profit de Marine Le Pen. Or, la plupart ne reviendront pas. »
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