C’est l’homme qui avait tout prévu. Voilà presque dix ans que ce géographe se promène avec ses cartes de la France sous le bras. Dix ans qu’on l’écoute poliment, sans plus. Pourtant, lorsque le 23 avril dernier, à 20 h, les photos d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen se sont affichées sur les téléviseurs des 47 millions d’électeurs français, il n’a pas été surpris.
Au contraire, cela faisait une décennie qu’il cartographiait minutieusement ces deux France qui se regardent en chiens de faïence. Celle des nouvelles classes favorisées, des zones urbaines gentrifiées et de ceux qui profitent de la mondialisation. Celle des zones périurbaines abandonnées, des anciennes friches industrielles en déclin et des perdants de la mondialisation. Mais il ne se doutait pas que ses projections recouperaient à ce point le vote Macron-Le Pen.
«Le portrait n’a jamais été aussi clair, dit Christophe Guilluy. On a deux blocs chimiquement purs, comme lors des référendums de 1992 et 2005 sur l’Europe. Le clivage gauche-droite a explosé. Benoît Hamon et François Fillon, qui représentaient les partis traditionnels, ne sont pas au second tour. L’intelligence de Macron et de Le Pen, c’est justement d’avoir compris que le débat ne passait plus par le clivage gauche-droite. »
Cette nouvelle polarisation est aussi celle de l’élection de Donald Trump et du Brexit anglais. Partout, on retrouve la même sociologie. Celle de l’apparition dans les grandes villes mondialisées d’une nouvelle bourgeoisie issue de la nouvelle économie et qui prospère grâce à une immigration qui permet de faire baisser le prix des petits emplois non qualifiés, expulsant ainsi les anciens ouvriers des villes et même des banlieues proches.
Gagnants contre perdants
« On a un marché du travail très polarisé entre des emplois très qualifiés et d’autres très peu qualifiés, dit Guilluy, ceux de la nouvelle bourgeoisie et ceux des immigrés. Le problème, c’est qu’on ne sait pas quoi faire du reste, ces petits Blancs qui sont encore majoritaires. On a cru qu’ils allaient disparaître. Ils ne vivent plus dans les grandes métropoles. Mais, avec les campagnes, les petites villes et certaines villes moyennes, on arrive à 60 % de la population ! »
C’est là que Marine Le Pen recrute l’essentiel de son électorat. La dernière enquête Cevipof menée auprès d’un échantillon de 13 000 personnes offre un portrait tranché au couteau. Qu’il suffise de mentionner qu’Emmanuel Macron recrute 70 % des cadres et des revenus de plus de 6000 euros par mois alors que Marine Le Pen va chercher 58 % des ouvriers et 52 % des chômeurs.
Photo: Agence France-Presse
Des citoyens des quatre coins de la France, d’origines et de milieux divers, montrent leur carte d’électeur.
Depuis 20 ans, l’électorat du FN a évolué avec la mondialisation et la désindustrialisation, dit le géographe. « L’erreur d’analyse, c’est de penser que le FN influence son électorat. C’est le contraire qui se passe. Jean-Marie Le Pen venait de l’extrême droite classique. C’était un libéral reaganien favorable à l’entreprise et contre la fonction publique. À partir des années 1990, la classe ouvrière lui est littéralement tombée dessus comme une bénédiction. Puis, ce fut les employés et même les petits fonctionnaires. Marine Le Pen a simplement calé le discours du FN sur sa sociologie. Un parti politique, c’est une sociologie et un territoire. »
Pour Guilluy, parler de droitisation de la France n’a pas vraiment de sens. « Le FN n’est responsable en rien de l’évolution culturelle du pays. Cette idée de la “droitisation” de la France est ridicule. C’est toute la sociologie du pays qui a changé. Dans un premier temps, la classe ouvrière a joué le jeu de la mondialisation et voté pour l’Europe. Le problème, c’est qu’elle fait le constat que ça ne lui a pas bénéficié. Aujourd’hui, ces couches paupérisées se servent du FN pour essayer de se faire entendre. »
La nouvelle bourgeoisie
Fils d’une famille modeste de Belleville, Christophe Guilluy a été aux premières loges de la gentrification parisienne. En deux décennies, il a vu une nouvelle bourgeoisie connectée à l’économie-monde travaillant dans le tertiaire et les métiers intellectuels contester la vieille bourgeoisie traditionnelle des beaux quartiers. C’est pourquoi il a récupéré le néologisme créé en 2000 par le journaliste David Brooks (Bobo in Paradise) pour décrire cette nouvelle « bourgeoisie bohème » apparue dans les grandes villes américaines.
« Je travaillais à l’époque sur l’embourgeoisement des quartiers populaires parisiens et je cherchais un terme pour désigner ces gens qui débarquaient et qui étaient différents. Ce n’était pas la bourgeoisie traditionnelle, mais une bourgeoisie quand même. Sa caractéristique, c’est qu’elle avançait masquée dans un brouillage de classe absolu. Elle était cool, de gauche, ouverte au monde, contre la financiarisation, les inégalités et le libéralisme dur. Comme Steve Jobs, elle ne portait pas de cravate et travaillait en baskets. En réalité, ces gens étaient les gagnants de la mondialisation. Des Rougon-Macquart déguisés en hipsters ! »
Une bourgeoisie émergente à l’image de la faune que l’on découvre depuis des semaines dans les assemblées d’Emmanuel Macron, qui fait aussi bien l’éloge de la nouvelle économie et d’Uber que de Mai 68, à grands coups de « start-up » et d’« open space ». Car cette nouvelle bourgeoisie ne se revendique pas seulement de la nouvelle économie, mais d’un magistère moral.
Si elle s’installe dans des quartiers multiethniques, c’est qu’elle a les moyens de profiter de leurs avantages tout en se protégeant de leurs désavantages, dit Guilluy. « Le multiculturel, ce n’est pas la même chose lorsqu’on gagne 1000 euros ou 3000 euros par mois. Pour les gens d’en bas, ça veut dire la cohabitation dans le même immeuble. Mais quand on a acheté un loft à 300 000 euros, on est à peu près certain qu’une famille haïtienne ne viendra pas s’installer à côté. On peut se dire “ouvert” et profiter des restaurants ethniques. Même chose pour l’école, si vous avez les moyens de contourner la carte scolaire ou de vous payer l’école privée. »
Mais, constate le chercheur, l’United Colors de Benetton ne marche pas dans la France d’en bas ! « Personne ne souhaite devenir minoritaire dans son village ou sa banlieue. Même pas les Maghrébins qui quittent certains quartiers de Seine-Saint-Denis dès que les Africains des zones subsahariennes deviennent trop nombreux. Les “petits Blancs”, eux, sont déjà partis depuis longtemps. »
Sur l’immigration, le racisme et l’islamisme, Christophe Guilluy estime que la fracture en France n’oppose pas des gens « ouverts » à d’autres qui seraient « fermés ». Elle oppose plutôt ceux qui ont les moyens de la frontière invisible avec l’autre à ceux qui n’ont pas ces moyens. « En bas, dit-il, ceux qui n’ont pas ces moyens vont demander à un État fort, celui du FN, de Sarkozy ou de Manuel Valls, de mettre en place des frontières. Parce qu’eux, ils ne peuvent pas la gérer, cette frontière. »
Réconcilier la France
Christophe Guilluy a rencontré Emmanuel Macron lorsque ce dernier était encore ministre de l’Économie de François Hollande. « Il a reconnu la justesse de mon constat, dit le géographe. Mais, pour lui, la solution, c’était encore plus de mondialisation. » Pour réconcilier la France, croit le chercheur, il faudrait commencer par faire autre chose que d’insulter les gens et penser au développement économique des petites villes et des campagnes. Il faudrait aussi prendre au sérieux la question de l’immigration. « En banlieue parisienne, tous les élus de gauche disent qu’il faut arrêter les flux migratoires dans leur commune. Il n’y a pas de débat, 70 % des Français sont d’accord là-dessus. »
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