Présentation de Jacques Duchesneau en commission parlementaire
Voici la déclaration de Jacques Duchesneau faite en commission parlementaire le mardi 27 septembre 2011. C'est un excellent résumé de son rapport.
M. Duchesneau (Jacques): Merci beaucoup, M. le Président. Mesdames et messieurs les parlementaires et membres de cette commission, je suis heureux aujourd'hui du temps que vous m'accordez afin de commenter le rapport produit par l'Unité anticollusion. Plusieurs en ont révélé à ma place les grandes lignes depuis 15 jours, et je pense que c'est un réflexe sain et naturel de chercher à savoir. J'aurais préféré que les choses se passent autrement.
On nous a reproché, à la sortie du rapport, de ne mentionner aucun nom. On a même avancé qu'aucun nom n'existait. Alors, rien n'est plus faux. Si nous avons choisi de taire les noms, c'était pour protéger nos sources. Pour nous, cette question de la confidentialité est tout à fait fondamentale. La sécurité de nos témoins qui craignent, avec raison, les menaces ou les représailles doit être notre priorité commune, ça doit l'être d'autant plus que nous parlons de gros montants d'argent et que nous avons affaire à certains individus aux réflexes violents. C'était également parce que notre mandat consiste à poser un diagnostic de la collusion et non pas de dénoncer des firmes ou des entrepreneurs en particulier.
Dans une perspective judiciaire, l'escouade Marteau recherche les coupables d'actes criminels pour lesquels il est essentiel d'établir une preuve hors de tout doute raisonnable en vue d'intenter des poursuites. Marteau veut des arrestations et des sanctions. Quant à nous, à l'Unité anticollusion, dans une optique de justice, nous opérons selon un mode d'enquête par anticipation, c'est-à-dire que nous travaillons en amont des actes répréhensibles afin de comprendre les divers stratagèmes en jeu et de les mettre en lumière.
L'Unité anticollusion constitue un avant-poste qui produit du renseignement permettant de prévenir la collusion et de se prémunir de ses effets. À défaut de fournir des noms, nous dénonçons des situations, des situations qui réclament toute notre vigilance en raison de leurs grands enjeux. N'oublions pas que la planification quinquennale du ministère des Transports couvre plus de 4 000 projets routiers, et on parle ici d'un vaste programme de réfection d'infrastructures du réseau routier dans lequel le gouvernement québécois a prévu consacrer rien de moins que 16,2 milliards de dollars.
Nous avons consacré plus de 2 500 heures à recueillir des témoignages. Ce rapport que nous explorerons aujourd'hui porte la voix de 500 victimes ou témoins de collusion que nos enquêteurs ont rencontrés directement sur le terrain durant les 18 derniers mois.
Je me permets de souligner le tour de force que les enquêteurs de l'Unité anticollusion ont accompli, puisqu'ils ont dû agir sans aucun statut ni pouvoir réel. En effet, ceux dont nous avons obtenu le témoignage ont été approchés selon leur bon vouloir, sans aucune obligation de leur part. L'UAC, l'Unité anticollusion, ne disposait d'aucun pouvoir d'enquête qui leur aurait permis de contraindre les individus à témoigner. La réussite de nos enquêtes tient beaucoup aux rapports de confiance que nous avons établis sur le terrain justement parce que les gens pouvaient parler librement et ouvertement. Et croyez-moi, ils nous ont parlé. Ils avaient des choses à dire, et nous les avons écoutés. Ils nous ont accueillis dans leur environnement de travail; certains ont pris des risques.
Aujourd'hui, nous parlons en leurs noms.
Bien que le phénomène de la collusion soit connu depuis longtemps, nous sommes encore dans une phase d'apprentissage du phénomène et nous sommes encore à déterminer l'étendue de la situation. Nous avons obtenu l'aide de plusieurs personnes, mais nous devons encore obtenir des explications de certains individus clés. Selon nous, le rapport que nous avons déposé est prudent et nuancé. Et je m'explique mal certaines dérives entendues dans les médias; j'ai trouvé particulièrement désolant qu'on jette le discrédit sur l'ensemble des fonctionnaires du MTQ qui sont nos partenaires et nos alliés. De même, il faut mettre en garde contre le risque de succomber à des généralisations abusives à l'égard de tous ceux qui appartiennent de près ou de loin au monde de la construction.
On a affaire à un système de collusion soutenu par une logique de système. Bien sûr, certains individus s'en rendent complices, mais il est faux, totalement faux, de parler d'une culture de la corruption au ministère des Transports du Québec. Par contre, il y a une perte d'expertises et une certaine démobilisation qui s'ensuit, ça, c'est vrai.
La collusion, c'est un jeu caché, une entente frauduleuse par laquelle quelques joueurs s'entendent pour décrocher un contrat ou réaliser des profits supérieurs à ceux qu'ils obtiendraient en vraie situation de concurrence. Les conséquences sont particulièrement dommageables pour le client qui est ici l'État et pour lequel ce sont tous les contribuables qui paient. Mais il faut rappeler qu'elles affectent également toutes les firmes et entreprises qui se voient exclues de ce marché.
Jusqu'à présent, on a fait face au syndrome de la cloche de verre: c'est-à-dire que bien des gens étaient au courant de certaines pratiques qui ont cours sur les chantiers de construction routière, aussi au courant de l'autorité étonnamment large des firmes de génie-conseil, ils connaissaient aussi la perte d'expertise du MTQ et ils savaient que la collusion gangrène l'industrie dans plusieurs régions de la province. Bien des gens étaient au courant et acceptaient cette situation parce que c'était tout simplement passé dans les pratiques d'affaires habituelles par les failles de la réingénierie publique. Personne ne s'objectait parce que cela faisait partie, si l'on peut dire, des affaires normales.
Aujourd'hui, devant vous, les parlementaires, et à la lumière de plus de 20 000 heures d'enquête, je suis venu confirmer que tout n'est pas normal. Il n'est pas normal que, depuis la création de l'unité anticollusion, les entrepreneurs soumissionnent maintenant 17,2 % sous les estimations de référence, une chute drastique connue en 2010. Cela signifie qu'il y avait un certain relâchement et que maintenant les firmes de génie-conseil et surtout les entrepreneurs ont moins le réflexe de gonfler les prix de leurs estimations et de leurs soumissions. C'est ce que nous appelons l'effet Marteau, qui est le résultat du travail des policiers de l'opération Marteau, des fonctionnaires du ministère des Transports du Québec et des enquêteurs de l'unité anticollusion. En 18 mois, 347 millions de dollars ont été épargnés par l'État. Il faut maintenir à tout prix cette nouvelle habitude de prudence et d'économie. Il faut changer la mentalité des entrepreneurs qui marchent à côté de la ligne et qui sont persuadés de ne pas être croches parce qu'ils font des affaires. C'est ce qui nourrit la collusion subtile et efficace qui sévit dans l'industrie de la construction et qui prive le Québec de plusieurs millions de dollars par année.
Pourrait-on mettre enfin en place un système d'indicateur de collusion afin de dissuader les entrepreneurs tentés de déjouer la concurrence? Ce système pourrait se présenter sous la forme de signaux de dissuasion envoyés aux entrepreneurs à diverses étapes de la réalisation des contrats. Ce système agirait ni plus ni moins comme barrière de surveillance et de mise en garde. Il pourrait comprendre des indicateurs placés aux étapes de l'appel d'offres, de la soumission, de l'exécution des travaux et de la surveillance des travaux, dans le but d'éviter les abus et de limiter les dépassements de coûts.
Il n'est pas normal qu'au MTQ, qui est le plus grand donneur d'ouvrage du gouvernement, la réduction de l'effectif ait des conséquences aussi inquiétantes. Ce n'est pas seulement la collusion qui y est menaçante, c'est aussi certaines déficiences et pratiques de gouvernance.
Depuis 10 ans, au fur et à mesure que le MTQ a externalisé ses contrats de construction de routes et d'infrastructures, les firmes de génie-conseil ont radicalement gagné du terrain en savoir-faire. Pendant ce temps, le MTQ, lui, s'est vidé de son expertise de façon très préjudiciable. Cela se traduit en une sorte de pyramide inversée où les employés du MTQ ont l'impression de travailler, à tort ou à raison, pour les firmes de génie-conseil. Notre rapport met en lumière que le MTQ est devenu un as de la sous-traitance et qu'il a effectué un transfert des pouvoirs vers le privé sans s'assurer de conserver suffisamment d'expertise pour gérer son réseau de 29 000 kilomètres et de 4 400 structures. C'est une lacune importante, considérant que ces infrastructures sont l'un des piliers de nos finances publiques.
En somme, la plupart des ingénieurs du MTQ gèrent les contrats confiés aux firmes privées et, en bout de ligne, savent de moins en moins comment fonctionne un chantier. À force de couper des experts au MTQ, on se retrouve sans aucun estimateur spécialisé d'évaluer le coût réel des grands projets d'infrastructures routières au Québec, et c'est préoccupant. On est confrontés à un problème administratif et mathématique qui nous dit qu'il faudra compter cinq à 10 ans pour récupérer 25 % de l'expertise nécessaire au bon fonctionnement du MTQ. Est-ce à dire que nous devrons vivre encore cinq à 10 sans un bon filet pour endiguer la collusion?
Le problème le plus criant, en ce moment, et il est pervers, c'est que le MTQ s'est accommodé d'une situation qui a lentement dégénéré. Avant d'aller plus loin, je tiens à préciser que je ne jette, encore une fois, aucun blâme sur les employés du MTQ, au contraire. Ils nous ont toujours été d'une grande collaboration dans les travaux que nous avons menés et ont été essentiels à notre compréhension de la situation, et ça, à tous les niveaux du ministère. Ce que nous devons retenir, c'est que nous avons affaire à un exode vers le privé qui se traduit par une gestion de risque trop élevée pour ne pas s'alarmer.
Maintenant, le génie-conseil. Il n'est pas normal que les firmes de génie-conseil héritent d'autant de responsabilités et aient presque le monopole de la conception et de la surveillance des travaux du MTQ. C'est un système vicié.
Notre rapport met cette réalité en évidence: au MTQ, les estimations sont confiées à 100 % à des firmes de génie-conseil dans la région de Montréal et dans une proportion moyenne de 95 % dans chacune des région. Dans les faits, cela veut dire que le ministère des Transports demande aux firmes de génie-conseil de déterminer combien ça coûte pour construire une route bien que le ministère ait officiellement son mot à dire. Cela m'amène à dire qu'à vouloir tout confier au privé, le MTQ a consenti à confier les clés de la maison à un nombre restreint de firmes et il n'est plus le seul maître des lieux.
Nous ne sous-entendons pas, ici, que le recours aux firmes génie-conseil génère de la collusion, nous nous demandons simplement si, en s'abandonnant au privé, le MTQ se garde des pouvoirs de regard suffisants et critiques sur l'identification de ses besoins et sur la sélection des entrepreneurs devant travailler aux chantiers.
Dans notre recherche d'indices de collusion, nous avons constaté que les firmes de génie-conseil ne démontrent pas toujours la plus grande exactitude dans leurs estimations de référence. Il en ressort que les entrepreneurs ont déposé des soumissions moins élevées que prévu ces dernières années, à la baisse de 1,7 % en 2008, de 8 % en 2009 et de 17,2 % en 2010. Est-ce que le point de départ était faussé? Est-ce que les estimations de référence étaient trop hautes ou est-ce que les estimateurs étaient plus réservés ou craintifs? C'est les questions qu'on se pose. Certains écarts considérables entre estimations et soumissions soulèvent un problème de fiabilité. Pourquoi les firmes de génie-conseil ne sont-elles pas plus imputables de la qualité de leurs travaux? Pourquoi aussi les firmes de génie-conseil sont-elles chargées à la fois des plans et devis, des estimations et de la surveillance des chantiers? La question qui se pose: Est-ce que c'est prudent et efficace? Nous en sommes venus à la conclusion, dans notre rapport, qu'il soit souhaitable que le MTQ confie les étapes de ses contrats à des firmes de génie-conseil différentes afin d'améliorer l'intégrité et la rigueur du processus.
En ce qui concerne le crime organisé. Il n'est pas normal que plusieurs entreprises du secteur de la construction entretiennent des liens avec le crime organisé. On peut donc présumer que des organisations criminelles ont déjà mis les pieds sur les chantiers du ministère où il circule beaucoup d'argent liquide. Pour une organisation criminelle, les contrats de construction représentent effectivement un moyen convoité de blanchiment d'argent et la possibilité d'augmenter leurs sources de revenu. Ce que je dis par cela, c'est que le crime organisé n'est pas un simple problème d'ordre public. C'est un phénomène économique et social qui a pénétré toute la société, incluant les processus implantés au MTQ. Nos enquêteurs l'ont bien compris, le crime organisé n'est pas un simple parasite, mais un véritable acteur étatique. En fin de compte, c'est à nous, les contribuables, que la facture est refilée. C'est comme si nous payons trop pour moins de services.
Depuis la dernière commission d'enquête sur le crime organisé des années soixante-dix, la situation s'est beaucoup détériorée. Dans les années soixante-dix, quatre-vingt, les membres du crime organisé commettaient des crimes de toutes sortes: crimes de violence, vente de stupéfiants, jeux et loteries illégaux, prostitution. Ces activité illégales ont produit beaucoup d'argent qui a été recyclé dans des activités légales, et ce, depuis des décennies. Le monde de la construction est un créneau de rêve pour ces criminels car il attire moins l'attention des autorités trop préoccupées à maintenir l'ordre public. Aujourd'hui, un large pourcentage de leurs revenus légaux provient d'activités aux allures très nobles. Pourtant, il construisent ces empires clandestins en exploitant l'économie du «pizzo» - ce qu'on appelait, dans mon temps, la protection - sorte d'impôt criminel obtenu des petits marchands ou entrepreneurs sous la menace. Ils le font aussi en utilisant la loi du silence institutionnalisée, ce qu'on appelle l'omerta, donc tout se passe dans le secret.
40 ans après le dernier examen de conscience sociale, l'État doit se donner des moyens qui ne sont pas uniquement policiers, mais aussi des moyens institutionnels. Je pense ici à une réforme en profondeur du système judiciaire pour qui il est essentiel de s'adapter à cette nouvelle réalité. Je pense aussi à des moyens administratifs pour empêcher que les organisations criminelles ne profitent indûment des contrats gouvernementaux. Et finalement, je pense à des moyens politiques, parce qu'il faut que tous les élus parlent d'une même voix si on veut endiguer ce problème avec succès.
Quelques mots maintenant sur l'asphalte. Il n'est pas normal qu'il y ait une domination de fournisseurs dans l'industrie de l'asphalte. Selon notre analyse, seulement quelques entreprises contrôlent une partie toujours plus importante des enrobés bitumineux au Québec depuis des années et avec une très petite ouverture pour les autres joueurs qui souhaiteraient insuffler un peu de concurrence. Dans certaines régions, on pourrait même parler de monopole. Il y a là une belle occasion pour le MTQ de renforcer son leadership. Lorsque 94 % des 29 000 kilomètres d'autoroutes, de routes nationales et régionales et de routes collectrices sont en enrobé bitumineux, il y a lieu pour le ministère de s'inquiéter et d'assainir le climat de concurrence d'une industrie particulièrement rentable.
J'aborderai maintenant le financement des partis politiques. Il n'est pas normal qu'il s'institue un rapport de dépendance du politique à l'égard du milieu de la construction. Et je précise d'emblée que la question politique ne faisait pas partie explicitement du mandat de prévenir la collusion dans l'attribution et l'exécution des contrats au ministère des Transports. Malgré tout, plusieurs collaborateurs ont tenu à nous en parler, surtout en rapport avec le monde municipal.
L'histoire nous enseigne que les liens entre le crime organisé et le monde politique se vérifient et qu'ils sont efficaces. C'est malheureux, mais c'est la stricte réalité. Dans la société mondialisée dans laquelle on vit, le Québec n'échappe pas à cette collaboration entre criminels et corrompus. Au cours des dernières années, des rumeurs ont circulé à l'effet que le financement des partis politiques, autant au niveau municipal que provincial, ne se faisait pas toujours selon les règles en vigueur. Certaines de ces rumeurs se sont d'ailleurs vues confirmées par des sanctions distribuées par le Directeur général des élections du Québec.
Les enquêtes menées par l'Unité anticollusion tendent à confirmer qu'il existe un système bien établi dans lequel financement politique et collusion dans l'industrie de la construction vont de pair. Nos enquêtes ont également révélé que le crime organisé est partie prenante de ce système. En fait, il y joue un rôle central. On parle ici d'un système parallèle exploitant subtilement les maillons faibles d'un système légal. On parle d'un système dans lequel de l'argent trouve peu à peu son chemin vers le monde politique. Par conséquent, on se doit d'agir. On ne peut ignorer ce système et l'on doit dès à présent s'attarder à le comprendre. Comme le disait si bien un écrivain qui m'inspire, «inutile de tenter de tourner le dos à la réalité puisqu'elle nous entoure de toutes parts».
En conclusion, notre rapport dégage plusieurs grands constats. En voici d'importants. Les enquêtes que nous avons menées dans le secteur de la construction routière nous ont révélé une situation bien plus inquiétante et trouble que ce à quoi nous nous serions attendus. Le gouvernement essuie des pertes en argent et se voit limité dans la possibilité de développer son expertise, tout comme d'ailleurs la vaste majorité des firmes et entreprises. Dans cette industrie où circule beaucoup d'argent liquide, propice au blanchiment, le crime organisé s'invite comme partenaire silencieux pour détourner des fonds publics, soumettre le monde de la construction à son emprise et faire régner sa loi jusque dans l'économie réelle. Il en résulte une dangereuse amplification de pratiques illégales qui ont trait notamment au paiement au noir, à la fausse facturation et à l'évasion fiscale, et c'est sans compter le «pizzo», les menaces et l'intimidation.
En perdant son expertise, le ministère rend lui-même ses marchés publics vulnérables et les expose notamment à des risques de collusion. Certaines de ses propres règles semblent contenir en elles-mêmes la possibilité de leur contournement, de leur détournement, voire de leur perversion au bénéfice de certains acteurs du milieu de la construction. J'en nomme quatre ici rapidement: Principe du plus bas soumissionnaire, on simule la libre concurrence en étant plusieurs à répondre à un appel d'offres, alors que le gagnant est identifié d'avance; la politique du +10 % ou -20 % de l'estimation de référence, on voit que certains entrepreneurs obtiennent des contrats sous la limite inférieure prescrite, afin... après quoi, ils ne ratent pas une occasion de demander des extras et des avenants, puis, le cas échéant, de soumettre des réclamations; problème de l'homologation de certains produits, où seuls certains produits homologués sont considérés au plan et devis, et même s'il existe des équivalents chez d'autres fournisseurs, ce qui tend à créer des monopoles; finalement, on semble assister à une banalisation, en amont comme en aval des chantiers, du gonflement des estimations par certaines firmes de génie et des dépassements de coûts par certains entrepreneurs.
À partir de ces grands constats, on comprend qu'il y a des façons de faire au MTQ qui réclament d'être resserrées et des lacunes de gestion qui doivent être comblées. Sans un redressement rigoureux de la situation actuelle, il sera pratiquement impensable d'agir efficacement sur la collusion. Le passé, on ne peut pas le refaire, mais le présent et l'avenir, oui. Le rapport nous a permis de cibler des failles et des dérapages critiques; ce sont des failles qu'il faut corriger, et, pour y parvenir, il est primordial de pouvoir compter sur des volontés politiques solides et courageuses. Le moment de vérité est avant tout politique. Il n'est plus possible d'assister à des hésitations de l'État face à certains aspects de la construction de nos routes. Il n'est pas vrai que c'est seulement en jetant en prison des bandits et en préconisant une approche policière et judiciaire que nous réussirons à juguler l'hémorragie, c'est-à-dire à empêcher les surestimations de coûts, le manque de surveillance qualifiée sur les chantiers et la quasi-prise de contrôle par des firmes de génie-conseil.
En premier lieu, nous avons besoin de mesures claires fortes et d'une mobilisation générale pour freiner la collusion, mais nous avons aussi besoin, pour... contrer la complaisance, la maladresse et l'inertie qui représentent le vrai système à casser.
En matière de collusion, on dit que la terreur est un fort instrument de persuasion, mais le silence aussi. L'heure n'est plus à se taire. Et c'est ce qui m'amène à m'exprimer sur la commission d'enquête publique que réclame une vaste majorité de la population.
Vous le savez, j'ai toujours été favorable à une commission d'enquête. Après plus d'une année passée à vérifier si les Québécois avaient raison de soupçonner des irrégularités graves dans le domaine de la construction routière, ma position là-dessus n'a pas changée. Le problème existe bel et bien. Il est même beaucoup plus inquiétant qu'on pensait, et le crime organisé a pris ses aises. Nos enquêtes sont donc venues étayer ma position. Selon moi, cette commission d'enquête devrait comporter deux phases distinctes. La première: un huis clos. Pas pour cacher des choses ou se dérober au jugement populaire, plutôt, et c'est important de comprendre cet aspect-là, pour que des gens viennent témoigner sans craindre pour leur sécurité. Selon notre expérience de la dernière année, plusieurs n'oseront pas courir le risque de parler sans le couvert de l'anonymat.
La deuxième phase: une portion publique. Cette phase permettrait d'entendre d'autres témoins ainsi que des experts, dont les juristes, professeurs, juricomptables, ingénieurs qui viendraient expliquer la situation. Nous irions ainsi du plus large au plus spécifique, comme cela se passe dans les procès de nature criminelle. Les commissaires d'une commission d'enquête détiennent plusieurs pouvoirs que nous n'avons pas eus pour réaliser notre travail. Ils pourraient donc assigner des témoins et les obliger à répondre aux questions.
Si je privilégie que l'une des phases de la commission d'enquête se déroule à huis clos, c'est pour les raisons suivantes. La confidentialité nous a bien servi lors de nos entrevues, et plusieurs témoins qui étaient réticents de nous parler n'ont accepté qu'après l'assurance que leur identité ne serait pas révélée. Ce genre de commission aurait un fort effet de dissuasion. Sachant qu'une commission d'enquête siège à huis clos, les escrocs auraient plus peur que s'ils entendaient en direct des témoignages qui pourraient les incriminer parce qu'ils pourraient préparer leur défense. Parce que, dans ce domaine, le savoir, c'est le pouvoir. Si une partie se déroulait à huis clos, il en coûterait beaucoup moins cher et la procédure serait beaucoup plus courte.
Quant à moi, le choix du commissaire en chef devrait se faire par l'Assemblée nationale du Québec. Le mandat devrait viser spécifiquement l'industrie de la construction mais aussi pourrait être exemplaire et s'assurer que des retombées profitent à d'autres secteurs et ministères.
Je crois plus que jamais à la nécessité de bien baliser une opération aussi déterminante. Il faut bien sûr épingler les escrocs qui nous saignent à blanc, mais il faut aussi une action continue sur un système qui n'a de cesse de se reconstituer. Une commission d'enquête publique, c'est le seul moyen de rassurer le public et de redresser des problèmes devenus structurels; cette commission est urgente.
Si vous me demandez s'il est trop tard pour enrayer la collusion et la corruption dans l'industrie de la construction, je vous dirai très candidement: Non, il n'est pas trop tard. Je refuserai toujours de croire une telle chose. Mais plus le temps passe, plus les choses se complexifient.
Et je termine, M. le Président, avec le rapport que nous avons livré, un état des lieux. Il constitue un document qui vise à éclairer et à alerter. On a qualifié ce rapport-là de dévastateur, ce que je vous dirais, c'est que ce n'est pas le rapport qui est dévastateur mais bien la réalité qu'il révèle. Je suis extrêmement fier de ce que nous avons accompli jusqu'à présent dans un domaine où tout restait à connaître et à découvrir, et il faut poursuivre sur cette lancée. Et, pour avancer, il faut d'abord se tenir debout. Ceux qui ont le pouvoir de changer les choses ont maintenant des devoirs, de passer à l'acte.
(fin de la citation)
Sur la nécessité d'une enquête publique, voici un extrait où Duchesneau contredit directement Jean Charest et les deux ministres Moreau et Dutil.
"Le moment de vérité est avant tout politique. Il n'est plus possible d'assister à des hésitations de l'État face à certains aspects de la construction de nos routes. Il n'est pas vrai que c'est seulement en jetant en prison des bandits et en préconisant une approche policière et judiciaire que nous réussirons à juguler l'hémorragie, c'est-à-dire à empêcher les surestimations de coûts, le manque de surveillance qualifiée sur les chantiers et la quasi-prise de contrôle par des firmes de génie-conseil."
Robert Barberis-Gervais,Vieux-Longueuil, 29 septembre 2011
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé