Après des mois de louvoiements et d’atermoiements – qui, par ces temps de crise politique et sociale que la France traverse douloureusement, apparaissent particulièrement déplaisants –, le comité électoral de la France Insoumise, seule instance constituée de cette formation politique gazeuse, vient de me signifier mon exclusion de la liste des européennes, ensemble avec François Cocq. Cette décision, qui intervient en dépit du soutien massif que m’ont apporté un grand nombre de militants, illustre les écueils de ce mouvement en même temps qu’elle rend manifeste le conflit idéologique qui le traverse de longue date. Immédiatement portée dans la presse, elle m’oblige à y réagir publiquement, précipitant mon départ de la FI et m’obligeant à en expliquer les déterminants.
Le projet politique de Jean-Luc Mélenchon m’est dès 2009 apparu comme un espoir et je me suis engagé à ses côtés sans compter. Convaincu d’adhérer au Parti de Gauche par Charlotte Girard – amie de longue date avec laquelle j’ai partagé l’expérience du militantisme humanitaire –, je m’y suis investi jusqu’à en être élu secrétaire national à la défense et à l’international. Dès le lancement de la FI, j’ai naturellement embrassé cette nouvelle formation, m’engageant dans la campagne présidentielle, puis dans la campagne législative dans une circonscription du Pas-de-Calais ravagée par la désindustrialisation et le chômage, rongée par le désespoir qui meut aujourd’hui les gilets jaunes.
La France insoumise est dans l’impasse
Je ne regrette pas ces années de travail acharné et de courtes nuits. Mais un an et demi après la magnifique campagne présidentielle de 2017, la France insoumise est dans l’impasse. Je me suis longtemps battu pour tenter de faire prévaloir la ligne qui me semblait juste ; mais les défauts du mouvement m’apparaissent aujourd’hui structurels et sa réforme, impossible. Radié de la liste des candidats aux européennes, je ne saurais rester « orateur national politique pour les questions internationales et de défense » de cette formation politique. Je vais éviter aux décideurs de la FI de chercher dans des statuts inexistants les raisons pour m’exclure également de cette fonction, dont la définition n’existe pas davantage : je choisis de la quitter.
Au-delà de cette dernière péripétie, deux grandes raisons motivent ce départ. La première tient à l’organisation du mouvement. Dénoncée par la vaste majorité des militants et des responsables régionaux, celle-ci se caractérise par un manque profond de démocratie. La forme horizontale et gazeuse du mouvement, censée reposer sur les initiatives du terrain, recouvre, comme souvent, l’extrême concentration du pouvoir aux mains d’un petit groupe de nouveaux apparatchiks et bureaucrates, aux convictions mollement sociales-démocrates, qui, parce qu’ils n’ont jamais été élus, ne peuvent pas non plus être démis de leurs fonctions. L’absence apparente de hiérarchie assure un fonctionnement largement arbitraire : les décisions sont prises par cette petite nébuleuse, sans appliquer de règles (absentes) ni consulter la base (dépourvue de structure et de moyens d’expression). Ainsi, par exemple, les groupes d’action – cellules de base de la FI – peuvent être, du jour au lendemain, supprimées par la direction et leurs initiatives, interdites parce que contrevenant à de mystérieux « fondamentaux » du mouvement. Un cas parmi d’autres, le GA Hébert du 18ème arrondissement de Paris s’est récemment vu rayer d’un trait de plume, pour le crime d’avoir organisé un débat sur « l’entrisme islamiste dans les syndicats ». Peu importe si la réunion était animée par des militants d’origine maghrébine témoins de la décennie noire du FIS en Algérie et qu’en page 29 de L'Avenir en commun, les Insoumis sont invités à « combattre tous les communautarismes et l'usage politique des religions ». Ces méthodes autoritaires, dans un mouvement qui se veut populaire, révoltent les militants de terrain, provoquant lassitude, désespoir et abandons.
Le mépris comme mode de fonctionnement couvre mal un amateurisme indigne d’une formation ambitionnant l’exercice du pouvoir
Le mépris comme mode de fonctionnement couvre mal un amateurisme indigne d’une formation ambitionnant l’exercice du pouvoir. Car à côté du manque de démocratie, cette forme d’organisation détermine également l’aspect chaotique du mouvement. En l’absence d’instances officielles et de référents clairement identifiés sur chaque question, les différents « orateurs nationaux », et « auteurs de livrets thématiques » s’adonnent à des initiatives désordonnées, causant doublons et chevauchements et s’exposant au désaveu sans sommation quand une fraction concurrente parvient à persuader le chef que ce n’est pas la bonne ligne. J’ai été personnellement exposé à ce problème en tant qu’orateur de la FI et coordinateur du livret sur la politique internationale lorsque j’ai défendu Sahra Wagenknecht et son mouvement Aufstehen, que nous avions pourtant appelé de nos vœux. Charlotte Girard, pressentie pour être tête de liste aux européennes – une place qui aurait permis à cette femme respectée de tous d’acquérir une stature de niveau national – a également fait l’expérience de ce chaos organisé, à la fois inefficace et anti-démocratique, préférant jeter l’éponge plutôt que de mener la liste dans ces conditions.
La deuxième raison de mon départ, plus importante encore, renvoie à la ligne politique qui a prévalu à la FI depuis l’élection présidentielle. Censée être fixée par le programme L’Avenir en commun, cette ligne a en réalité beaucoup varié au gré de la conjoncture. Si la campagne présidentielle, pendant laquelle Jean-Luc Mélenchon a théorisé la rupture avec le clivage gauche-droite, a été portée par la stratégie populiste, les nouveaux cadres de la FI, arrivés avec la marée du succès et majoritairement issus du militantisme gauchiste, sont vite revenus à leurs vieux réflexes, éloignant le mouvement de la majorité du peuple français.
Cette ligne de la « gauche rassemblée », insistant sur l’intersectionnalité et la non-hiérarchisation des luttes – c’est-à-dire le refus de faire primer le social sur le sociétal – a conduit le mouvement à s’abîmer dans des combats secondaires, voire marginaux. Ainsi, pour donner un exemple, si l’immense majorité des Français soutiennent la lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes, la plupart d’entre eux comprennent que les priorités, dans ce domaine, renvoient à l’égalité salariale, à la réduction de la pauvreté féminine, à l’éradication des violences dont les femmes sont victimes ; et non à l’écriture inclusive.
Une approche quasi communautariste, proche du modèle anglo-saxon et profondément contraire au républicanisme français
Cette tendance s’est accélérée à l’approche des élections européennes, suivant le choix tactique de viser les populations qui y votent – les classes urbaines cultivées, ces fameux « bobos » – et d’opérer des rapprochements avec des partis de gauche, pourtant âprement critiqués un an auparavant. Ce virage a ainsi aidé à provoquer la scission du PS et autorisé l’alliance avec les troupes d’Emmanuel Maurel et Marie-Noëlle Lienemann ; en revanche, il a éloigné un peu plus la FI du Français moyen, lui faisant perdre le lien avec le pays.
Pire, le choix de ne s’appuyer, parmi les classes populaires, que sur « les quartiers » a amené la FI à laisser s’installer une approche quasi communautariste, proche du modèle anglo-saxon et profondément contraire au républicanisme français. La complaisance des segments gauchistes de la FI à l’égard des thèses indigénistes, le mépris affiché pour les forces de l’ordre, la négation du problème posé par l’islamisme et le refus de regarder en face les défis posés par l’immigration ont produit des ravages dans notre électorat potentiel, faisant apparaître la FI comme la vieille gauche à peine repeinte, coupable du même angélisme, incapable de réalisme et de fermeté.
A l’heure où les manifestations des gilets jaunes – et les réactions qu’elles provoquent – attestent de la pertinence des analyses de Christophe Guilluy sur l’abandon de la France périphérique, ce choix de la FI apparaît comme un nouvel et tragique avatar du divorce entre le peuple et les élites, fussent-elles de gauche.
Cette ligne me semble à rejeter non seulement du point de vue idéologique – parce qu’elle néglige les préoccupations du plus grand nombre –, mais aussi stratégique, car elle est profondément irréaliste. La gauche traditionnelle ne peut pas, ne peut plus gagner par voie démocratique ; elle ne rassemble, dans le meilleur des pronostics, que 30 % de l’électorat. Si elle s’obstine à s’accrocher à elle-même, elle risque de finir comme la gauche italienne, durablement dispersée façon puzzle.
Aller chercher les classes populaires abstentionnistes
Plutôt que de se cantonner au strapontin de la « gauche rassemblée », où la FI est de surcroît concurrencée par une nuée de prétendants, il faut viser un rassemblement plus large, bien au-delà de la gauche. Pour gagner, il faut aller chercher les classes populaires abstentionnistes, les « fâchés mais pas fachos », les souverainistes soucieux de justice sociale, les classes supérieures en deuil de la grandeur de leur pays ou simplement conscientes que de telles tensions et inégalités entre gagnants et perdants de la mondialisation ne sont pas tenables. Pour résumer, il faut un programme renouvelé du Conseil national de la Résistance, qui parle à tous les Français sauf ceux qui se sont abîmés dans le projet néo-libéral ou les chimères du nationalisme xénophobe – mais ceux-ci ne sont pas si nombreux. Il faut poursuivre la stratégie salutaire de dépassement du clivage gauche-droite pour, face à Macron qui a réuni les libéraux de tous bords, fédérer les républicains sociaux de toutes tendances.
La ligne molle choisie aujourd’hui par la FI est également irréaliste car – les gens le sentent bien intuitivement –, la condition sine qua non de réalisation d’un programme social adéquat, c’est la restauration d’une véritable souveraineté de l’Etat. Sans elle, tout gouvernement, même le mieux intentionné, restera prisonnier des traités européens et des marchés financiers, ce carcan rendant toutes les mesures envisagées impossibles à appliquer. Un mouvement qui espère convaincre une majorité de Français doit donc avoir une position claire et ferme quant aux alliances internationales et surtout à l’Europe, assumant sans pudeurs de gazelle la sortie de l’OTAN et la possibilité de sortie de l’Union européenne. Or sur toutes ces questions, malgré les efforts continus d’une partie des militants, la FI cultive depuis un an le flou artistique. Longtemps au cœur de la stratégie européenne de la FI, le « plan B » s’est ainsi perdu dans les limbes, laissant militants et sympathisants dans l’embarras quant à la doctrine dans ce domaine.
Même opacité dans la sélection des candidats aux élections européennes
La constitution et le travail du comité électoral chargé de préparer la liste FI pour les élections européennes sont révélateurs de ces deux grands défauts du mouvement. Formé de membres nommés par la direction ou « tirés au sort » au terme d’une procédure profondément opaque, ce comité est d’emblée apparu comme un organe sur mesure conçu pour satisfaire le petit groupe de dirigeants auto-proclamés. Le processus de sélection des candidats s’est distingué par la même opacité. Le soutien des militants, la compétence et l’ancienneté – trois critères simples de légitimité – ont d’emblée été écartés. Ainsi, lorsque les militants se sont vu adresser un appel à contributions pour déterminer l’ordre des 70 candidats pressentis, le comité a pris soin de préciser que le nombre d’appuis à tel ou tel candidat ne serait pas pris en compte ; par ailleurs ni Sophie Rauszer, une des organisatrices principales des sommets du plan B, ni Corinne Morel Darleux, responsable du réseau européen écosocialiste, ni moi-même, chargé de l’international, travaillant tous les trois avec nos partenaires européens, n’avons été sélectionnés aux places éligibles. A la place, le comité a préféré s’appuyer sur des critères tragiquement incompatibles avec la situation politique : une logique de cartel des gauches, chaque micro-formation devant avoir son représentant, et des quotas de candidats par région. Pour couronner le tout, la procédure s’est conclue par un vote électronique des militants sur une liste entièrement constituée, où Manuel Bompard, ex-directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon, jouait le rôle de juge (il était à la tête du comité électoral), partie (il était tête de liste côté hommes) et huissier de justice (c’est lui qui contrôlait le vote et le décompte des voix) – un sommet de démocratie.
En choisissant tel candidat plutôt que tel autre, cette instance à la légitimité douteuse s’est de fait arrogé le droit de fixer l’orientation stratégique du mouvement, la couleur politique des candidats retenus déterminant le ton de la campagne. Les figures aux convictions républicaines et souverainistes ayant été écartées ou reléguées à des places non éligibles, la liste entérinait le choix de cette ligne mortifère de la « gauche rassemblée » qui vient de faire perdre à la FI l’élection en Essonne. Mais cela ne suffisait pas ; il fallait sortir définitivement les représentant de ce courant, le comité électoral devenant tribunal. Pour y parvenir, la direction de la FI a employé des méthodes peu reluisantes, que je n’ai alors pas rendues publiques par loyauté pour le mouvement et Jean-Luc Mélenchon. Pour avoir tenté, sans relâche, d’imposer la ligne sociale, laïque et républicaine, celle de L’Avenir en commun – ou, si on veut renvoyer à une référence historique, celle de Jaurès –, j’ai été la cible d’une campagne d’attaques, de calomnies et d’intimidations. Ayant exigé d’être entendu sur ce point par le comité électoral, je me suis vu signifier mon exclusion de la liste. Le lendemain, j’ai eu la surprise d’en découvrir les raisons officielles : mon adhésion à l’idée d’une hiérarchisation des luttes – que j’assume – et une petite insinuation diffamante toujours porteuse – j’aurais fait des « remarques sexistes » dont j’attends la preuve.
Malgré la forme affligeante de cette exclusion, son fond est évidemment politique. Partant, je ne vois pas l’intérêt de continuer le combat dans le cadre de ce mouvement qui, pourtant riche en militants sincères et dévoués – les avoir côtoyés aura été une joie et un honneur, et un motif toujours vivace d’espoir – prend une direction très éloignée de ma conception du bien commun. Je quitte la FI, non pour arrêter la politique, mais pour en défendre une certaine vision : un fonctionnement obéissant à des règles explicites – condition de la démocratie – et une ligne politique sans ambiguïté, celle d’un grand rassemblement du peuple français, pour la justice sociale et la souveraineté de la France. Je pars avec le sentiment d’un grand gâchis et d’une occasion manquée, mais dans le ferme espoir de participer à d’autres luttes, avec tous les gens de bonne volonté qui gardent encore la foi dans la capacité du politique à faire face à l’argent-roi et aux forces supranationales.