Notre société est plongée en permanence dans un tourbillon d’informations, d’idées et d’opinions portant sur les phénomènes économiques et sur l’évolution qu’il conviendrait de leur imprimer. Certes, l’importance apportée aux questions économiques s’explique par l’urgence des nombreux problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui, lesquels affectent nos vies en profondeur. Sur la place publique, les débats touchant les questions économiques prennent la forme de controverses concernant, par exemple, le choix des politiques en matière de gestion de la dette publique, de financement des systèmes de santé et d’éducation, d’environnement ou encore de salaire minimum et de relations de travail.
Sur toutes ces questions, qui font l’objet de débats intenses, l’argumentation économique s’impose de manière décisive. Les économistes bénéficient d’un statut particulier qui leur confère une influence démesurée dans la conduite des « affaires de la Cité », toutes les dimensions de la vie sociale étant abordées à travers le prisme du raisonnement économique. Une question mérite pourtant d’être posée : l’économie est- elle au service de la société ou la société au service de l’économie ? Si, comme nous le croyons, l’économie n’est qu’un moyen au service du bien-être des populations, poser la question, c’est y répondre.
Un discours dominant
L’économie comme domaine du savoir est un vaste ensemble traversé de courants de pensée divers et contradictoires. Les économistes ont, comme tous les êtres humains, des visions du fonctionnement de la société, des opinions politiques, des croyances diversifiées.
Toutefois, depuis quelques dizaines d’années, un discours économique relativement monolithique s’est imposé, au Québec comme ailleurs dans le monde. Il sert d’appui et de rationalisation à un ensemble de politiques qu’on a qualifiées, faute de mieux, de néolibérales. Il serait sans doute plus approprié de parler d’un ultralibéralisme, fondé sur la croyance dans l’efficacité absolue des marchés.
Cette croyance a des racines très anciennes. Elle s’appuie sur une vision de l’économie perçue comme un mécanisme obéissant à des lois naturelles, que les économistes auraient pour tâche de mettre en lumière, comme les physiciens pour la nature. L’interaction libérée de toute contrainte entre des individus qui poursuivent chacun leurs intérêts égoïstes génèrerait le maximum de bien-être pour l’ensemble de la collectivité, le marché étant le lieu où s’opèrerait ce prodige. Les interventions des pouvoirs publics sont dès lors considérées comme étant néfastes.
Ce libéralisme économique – qu’il ne faut pas confondre avec le libéralisme politique ou moral – a été combattu, dès le dix-neuvième siècle, par plusieurs courants de pensée. On a cependant assisté, depuis les années 1970, à une remontée en force de ces analyses, accompagnant la remise en question radicale de la forme d’interventionnisme qui s’était imposée dans la plupart des économies capitalistes dans les trente années de l’après-guerre.
Le discours économique dominant trouve une légitimité en s’appuyant sur des théories qui sont élaborées dans l’univers académique. Certes, celles-ci sont diverses : mais elles se confortent très majoritairement à une même vision du monde fondée sur la croyance en l’efficacité des marchés. Sous sa forme caricaturale, ce discours est aussi relayé par un appareil de propagande idéologique dont l’illustration au Québec est l’«Institut économique de Montréal», une appellation qui, sous un vernis scientifique, cache un prêt-à-penser économique simpliste.
Par notre formation et notre pratique de recherche et en tant qu’économistes, nous nous sentons particulièrement interpellés par l’absence de pluralisme qui caractérise le discours économique ambiant. Il est faux de laisser croire que ce dernier résume à lui seul l’ensemble des discours en économie. Même si cela est méconnu, il existe, derrière cette unité de façade, une grande diversité de points de vue parmi les économistes. L’absence de pluralisme, dans l’explication des faits économiques et dans les solutions mises de l’avant, oriente les débats vers ce que les tenants de la pensée dominante identifient comme étant les vrais problèmes économiques : une dette publique excessive, des protections sociales trop généreuses, les entraves de tout type au libre marché, la frilosité des acteurs sociaux, entre autres. D’autres regards mèneraient à d’autres diagnostics.
Une vision réductrice
Le discours économique dominant débouche sur une idéologie de la responsabilisation individuelle, où sont gommées de l’analyse et de l’organisation sociale les obligations collectives qui sont garantes de la capacité, pour les individus, d’exercer dans les faits leur liberté. Il légitime par ailleurs l’ordre établi et les pouvoirs en place. Le désengagement des pouvoirs publics que prône le néolibéralisme est à géométrie variable. Il cible certaines formes d’intervention comme l’offre de services publics ou le versement de transferts sociaux pour réaliser les baisses d’impôt. Mais d’autres interventions sont toujours bien prisées, par exemple les subventions aux entreprises ou les dépenses militaires. En présentant l’économie comme le produit des forces du marché, c’est-à-dire comme un fait de nature contre lequel il n’y aurait rien à faire, la pensée économique dominante impose ses solutions comme autant de diktats, dignes, paradoxalement, de l’autoritarisme politique. Pourtant, l’activité économique n’échappe pas au choix des humains.
Le laisser-faire ne peut être la solution aux problèmes de la société. Il nous conduit à l’impasse, voire à la catastrophe. Dans le contexte actuel, les coûts économiques, sociaux et environnementaux qu’il entraîne rendent nécessaire d’inventer l’avenir autrement. Des milliers d’organisations et d’initiatives à travers le monde rappellent d’ailleurs cette évidence et contribuent, dans la pratique, à réinventer l’avenir.
Le pluralisme : une exigence démocratique
Les conceptions économiques qui peuvent éclairer nos choix collectifs empruntent à des sources théoriques variées. Malgré leur diversité, elles ont pour caractéristique commune d’offrir une lecture des faits économiques qui est ancrée dans la réalité des institutions et de l’histoire. Dans cette optique, l’économie est une construction sociale. Il faut mettre de l’avant des explications de l’économie qui redonnent aux valeurs et aux représentations, à l’histoire, à la culture et aux arrangements sociaux la place qui leur revient. L’orientation de notre société doit relever d’une vision partagée et les décisions doivent venir de larges délibérations.
À l’heure où « l’économiquement correct » répugne à parler du capitalisme, appelé pudiquement économie de marché, il nous faut ouvrir le débat sur le plus grand nombre possible d’options de changement social et sur les moyens que la réalisation de celles-ci nous invite à employer. Il faut revivifier le pluralisme dans le discours économique, en redonnant droit de cité aux conceptions économiques qui offrent une alternative au courant dominant. Il s’agit de rouvrir l’éventail des possibles afin de nourrir véritablement les débats de société. Car seule une large réflexion, pluraliste et contradictoire, peut nous permettre de surmonter l’impasse actuelle, en nous dotant des instruments de pensée permettant de bien saisir les réalités complexes de ce début de vingt-et-unième siècle et d’imaginer des solutions appropriées pour les affronter.
Ce texte est la version condensée d’un document plus long, qui a été signé par 146 économistes en provenance de tous les horizons : universités, CEGEPs, administration publique, milieu syndical, entreprises.
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Kamel Béji, Guy Debailleul, Gilles Dostaler, Bernard Élie, Frédéric Hanin, Sylvie Morel, Vincent van Schendel.
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