Les données du problème
Dans les faits, cela revient à s’emparer du port de Marioupol et 250 km plus au Nord des deux couples de villes Sloviansk-Kramatorsk (SK) et Severodonetsk-Lysystchansk (SL) distants l’un de l’autre de 80 km.
La bataille de Marioupol fera l’objet d’une analyse à part. Retenons à ce stade qu’elle a fixé environ 12 groupements tactiques (GT) divers, armée russe, garde nationale tchétchène, 1er corps d’armée DNR (République populaire de Donetsk) et une ou deux brigades d’artillerie, pendant sept semaines. Les forces russes, sans doute très usées, ont pu commencer à en être retirées dans les dix derniers jours d’avril et réinjectées ailleurs après deux ou trois semaines de reconstitution.
On se concentrera sur la bataille du quadrilatère des quatre villes de 100 000 habitants (SK et SL) à conquérir et qui constituent l’« effet majeur » de l’ « opération Donbass ». Une fois assurée la conquête de ces quatre villes, avec peut-être celle plus aisée de Propovsk — un carrefour de routes au Centre-Ouest de l’oblast de Donetsk, 65 000 habitants — il sera possible de dire que la mission russe est accomplie, au moins dans cette phase de la guerre.
Cette zone opérationnelle est abordée par au moins 50 groupements tactiques (GT) russes, appuyés par sans doute sept brigades d’artillerie et une centaine de sorties aériennes/jour, soit la moitié du corps expéditionnaire russe en Ukraine, face à 12 brigades de manœuvre, brigades territoriales ou de garde nationale (au moins) et plusieurs bataillons de milices. On peut estimer le rapport de forces général à une légère supériorité numérique russe en hommes, de trois contre deux en leur faveur pour les véhicules de combat et de deux contre un pour l’artillerie et bien plus encore les appuis aériens.
Combien ça coûte ?
La plupart des unités de combat de part et d’autre sont usées par plusieurs semaines de combat, et leur niveau tactique est amoindri. Même si les Russes ont procédé à quelques adaptations, ce niveau reste cependant en moyenne supérieur pour les unités ukrainiennes sur les points de contact. Bénéficiant d’une posture générale défensive et d’une supériorité du renseignement, les unités ukrainiennes ouvrent le plus souvent le feu efficacement en premier et donc l’emportent aussi dans la majorité des cas.
Cela se traduit dans les pertes. Si on considère les pertes matérielles documentées par le site Oryx pour l’ensemble du théâtre d’opération les Russes auraient perdu dans le mois passé 400 chars et véhicules blindés d’infanterie. On rappellera qu’il ne s’agit que des pertes documentées et donc à la fois inférieures à la réalité (on ajoutera un supplément de 30 %) avec peut-être un biais en faveur des Ukrainiens, ceux-ci fournissant a priori plus de documents que les Russes. On peut donc considérer comme vraisemblable la perte de la dotation d’environ 10 GT russes en un mois sur l’ensemble du théâtre, dont 6 ou 7 dans le Donbass, soit entre 12 et 15 % du potentiel. Il est intéressant de noter que ces pertes sont inférieures à celles du mois précédent — 700 pertes de véhicules de combat documentées — ce qui s’explique par les dégâts considérables de la bataille de Kiev pour les Russes (dont on rappellera qu’elle est présentée comme une diversion dans le narratif prorusse).
Dans le même temps, le rapport de pertes entre Russes et Ukrainiens n’a guère changé d’une bataille à l’autre. Les Ukrainiens ont perdu en effet 100 véhicules de combat pendant le dernier mois, soit 1 pour 4 russes, contre 150 dans le mois précédent et 1 pour 4,7, ce qui témoigne, malgré l’usure, du maintien de la différence de niveau tactique. Les Ukrainiens ont en revanche trois fois moins frappé l’arrière russe — artillerie et logistique — que dans le mois précédent, ce qui s’explique par une meilleure protection russe de cet arrière par rapport à la bataille de Kiev où les longs et fins axes de pénétration russes pouvaient être attaqués par les forces ukrainiennes.
Derrière ces pertes matérielles, il y a évidemment des hommes qui souffrent. Les pertes humaines sont très difficiles à estimer. Après avoir constaté la corrélation entre les pertes constatées en véhicules et les pertes humaines estimées par des sources non officielles, on prendra comme base de calcul que la perte documentée d’un véhicule de combat russe est corrélée (et non la cause de) à celle de 24 pertes définitives (morts, blessés graves, prisonniers) pour 40 du côté ukrainien. La différence entre les deux camps s’explique par la plus grande densité matérielle russe, avec un rapport véhicules blindés/hommes très élevé, et une différence de la source des pertes humaines. Il est en effet très probable que la majorité des pertes ukrainiennes viennent des tirs d’artillerie et des feux aériens et non des combats directs, ce qui est moins le cas du côté russe.
Avec ces paramètres empiriques, on peut estimer que les Russes ont à ce stade perdu définitivement entre 9 et 10 000 hommes dans l’offensive du Donbass contre 4 à 5 000 Ukrainiens, hors la bataille de Marioupol qui équilibre un peu ce rapport. Ces pertes se concentrent très majoritairement de part et d’autre dans les unités de mêlée et plus particulièrement celles des Russes, qui multiplient les attaques de 2 à 3 GT sur 5 km de front et dont trois sur quatre environ sont repoussées avec pertes. Mais c’est le 1 sur 4 qui réussit qui permet aux Russes de progresser, à la manière des forces alliées martelant — avec nettement plus de succès — le front allemand de juillet à novembre 1918.
Alors que le terrain conquis peut difficilement être repris par les Ukrainiens et que le 1 sur 4 tend à devenir 1 sur 3, les Russes conservent ainsi l’espoir de finir par l’emporter.
Le martelage du front
La zone d’action peut être partagée d’Ouest en Est en quatre zones de combats courant largement le long de la rivière Donets et la zone forestière qui l’entoure : Izium, Lyman, Nord-Ouest Severodonetsk, Est-Severodonetsk et Popasna.
Avec au moins une vingtaine de GT, la poche d’Izium était sans doute considérée comme la zone d’action principale avec la volonté russe de pousser dans toutes les directions. La première attaque a d’abord eu lieu vers l’Ouest sans doute pour protéger la grande ligne de communication vers Belgorod et inversement couper l’axe P78 entre Kharkiv et Barvinkove puis Sloviansk. L’attaque dans cette direction a progressé pendant plusieurs kilomètres avant de s’arrêter face à la bonne résistance ukrainienne. Elle s’est poursuivie vers le Sud en direction de Barvinkove, face à la 3e brigade blindée avec sans doute l’intention d’envelopper par l’Ouest la zone d’opération. L’attaque a, semble-t-il, atteint son point culminant à la fin avril, sans parvenir jusqu’à Bervinkove. Les attaques se sont alors plutôt portées vers l’Est contre la 81e brigade d’assaut aérien dans le cadre d’attaques convergentes en direction de Sloviansk, avec peu de succès à ce jour mais peut-être plus dans les jours à venir.
Les progrès russes les plus importants ont eu lieu dans la zone dans un rayon de 20 km autour de Lyman, une ville de 20 000 habitants, à 20 km au nord-est de Sloviansk. Lyman est un point clé au nord du parc naturel de Sviati Hory et de la rivière Donets commandant l’axe Nord entre Sloviansk et Severodonetsk. La conquête de toute cette zone face à la 57e brigade motorisée et les 95e et 79e brigades d’assaut aérien prend tout le mois d’avril. Les Russes obtiennent un succès significatif le 30 avril en perçant en direction d’Ozerne sur la rivière Donets puis en prenant Yampi à quelques kilomètres au Sud-Est de Lyman. Depuis le début du mois de mai, les efforts russes portent sur la prise des villages au Nord-Ouest de Lyman, qui se trouve de plus en plus menacée d’encerclement. Une fois prise Lyman, principal verrou au Nord de Sloviansk, les forces russes pourront parvenir au début de juin jusqu’aux défenses Nord de Sloviansk, plutôt solides sur la rivière Donets à l’Est, la forêt au Nord et la chaîne de localités depuis Barvinkove à l’Ouest.
La zone Nord-Ouest de Severodonetsk est celle où les combats ont été les plus difficiles. Ceux-ci ont commencé dès le début du mois de mars et surtout de la part de l’armée de la République populaire de Louhansk, LNR (14 000 hommes au total) qui profite de la faiblesse de l’armée ukrainienne dans la région pour, avec l’aide de la 8e armée russe de s’emparer du reste de la province de Louhansk. La ligne bouge peu jusqu’au mois d’avril où l’effort coalisé russe dont Tchétchènes-LNR se porte sur la conquête de la ville de Rubizhne (56 000 habitants, 37 km2) qui est conquise définitivement le 13 mai, après plus d’un mois de combat. C’est en essayant d’étendre l’attaque plus à l’Ouest que deux brigades de la 41e armée ont franchi la rivière Donets afin d’aborder Lysychansk, à l’immédiat Ouest de Severodonetsk. et que l’une d’entre elle a perdu un GT complet le le 9 mai près de Bilohorivka.
Peu de chose à dire sur la zone Est de Severodonetsk où les forces de la 127e division d’infanterie motorisée russe et 3 brigades LNR progressent peu. On y décèle une forte concentration d'artillerie russe, avec par exemple l'arrivée récente de batteries de 2S4 Tyulpan de 240 mm.
La progression russe la plus spectaculaire à lieu à Popasna (22 000 habitants), 50 km au Sud de Sverodonetsk, prise le 7 mai après six semaines de combat. Popasna est clairement le nouvel axe d’effort après l’échec à Izium. Une dizaine de GT y sont rassemblés dont des unités russes d’infanterie navale et d’assaut aérien, signe de priorité, mais aussi la 150e division d’infanterie motorisée, présente à Marioupol. La prise de la ville, un point haut, permet d’observer et donc de frapper avec l’artillerie tous les mouvements ukrainiens, notamment entre le nœud routier de Bakhmut (77 000 habitants) et Lysytchansk-Severodonetsk. Les forces russes et LNR réussissent ensuite à poursuivre dans toutes les directions au rythme, inédit depuis la bataille de Kiev de plusieurs kilomètres par jour. La progression vers le Nord, menace déjà d’encerclement les forces ukrainiennes dans les petites villes de Zolote et Hirske le long de la ligne de front, avant d’atteindre Lysytchansk-Severodonetsk (LS) et à l’Ouest l’axe principal de ravitaillement de LS dans la région de Soledar, voire Bakhmut.
Perspectives
Un mois après l’annonce officielle de la phase principale de la bataille du Donbass, et en réalité depuis déjà deux mois d’attaques, les Russes sont encore loin de la victoire opérationnelle. Après avoir envisagé un enveloppement total, ils ont réduit leur ambition à l’encerclement de Lysytchansk-Severodonetsk et la prise de Lyman avant l’abordage de Sloviansk qu’ils espèrent également encercler et prendre.
Cela suppose d’abord de pouvoir continuer à porter un effort soutenu pendant plusieurs semaines au prix de pertes importantes. Il faudra pouvoir également ravitailler les forces au fur et à mesure de la progression à l’intérieur de la zone entre LS et SK, une mission toujours difficile lorsqu’on s’éloigne des voies ferrées et que l’on s’expose des axes logistiques au harcèlement ukrainien. La problématique est sensiblement la même pour les sept brigades ukrainiennes dans le chaudron, très usées et difficilement ravitaillées.
On peut difficilement imaginer que les Ukrainiens resteront sans réaction devant l’encerclement de Lysytchansk-Severodonetsk et sans doute viendront ils disputer le terrain, peut-être en essayant de reprendre Popasna. Reste à savoir si ce renforcement s’effectuera au prix de l’affaiblissement d’autres secteurs et surtout quel sera son effet.
En admettant réalisé l’encerclement de Lysytchansk-Severodonetsk, il faudra ensuite s’emparer de ces deux localités qui se préparent à un siège depuis deux mois et disposent de forces supérieures à celles qui défendaient Marioupol. On voit mal comment, au prix de beaucoup d’efforts et à moins d’un effondrement ukrainien, les Russes pourraient s’emparer des deux villes avant la fin du mois de juillet. Pourront ils soutenir un combat parallèle pour encercler Sloviansk-Kramatorsk, qui ne pourra sans doute pas survenir avant fin juin à ce rythme, puis un investissement des deux villes encore plus difficiles qu’à Lysytchansk-Severodonetsk, car encore mieux défendues et surtout à proximité des forces ukrainiennes ?
Tout cela paraît difficile, mais pas insurmontable si les autres fronts — Kharkiv, Zaprojjia, Kherson — tiennent devant les attaques ukrainiennes. Que l’un craque, et surtout du côté de Kherson et c’est toute l’économie des forces dans le théâtre d’opérations qui sera mise en cause. L’opération Donbass sera compromise. Si les autres fronts tiennent et si l’armée russe est capable d’alimenter le théâtre avec une rotation d’unités reconstituées à Belgorod ou Rostov avec un matériel suffisant et des volontaires relativement bien formés, et en innovant (par exemple en modifiant la structure des groupements tactiques), la conquête du Donbass peut-être une réalité à la fin août. À ce moment-là, les pertes des deux côtés seront très lourdes et plus équilibrées qu’actuellement avec les prisonniers des villes capturées. Il est probable que la Russie envisagera alors de passer à une posture défensive générale avec peut-être une proposition de paix négociée, au moins le temps de voir s’il est possible de relancer une offensive vers Odessa.
Le problème pour les Russes est que les Ukrainiens ne se laisseront pas faire et qu’avec leur mobilisation humaine et l’aide matérielle américaine, ils peuvent aussi alimenter le front pendant quelques mois dans un désordre similaire à celui des Russes, même avec une rupture de charge au delà du Dniepr. Ils peuvent surtout envisager de former de nouvelles unités, bataillons dans un premier temps et nouvelles brigades dans quelques mois, et disposer ainsi d’une forte capacité offensive qu’ils ne manqueront pas d’utiliser avant que l'Occident ait épuisé ses capacités d'aide avec des équipements modernes.