Le pouvoir des GAFA inquiète. Fiscalement, Emmanuel Macron entend désormais taxer leurs profits réalisés en France à hauteur de 3%. Entretien avec Julien Pillot, enseignant chercheur en économie et stratégie.
Martin Pimentel. Pouvez-vous nous rappeler pourquoi la France envisage de taxer toute seule les GAFA?
Julien Pillot. Il ne s’agit plus d’un projet! Mais bien d’une mesure effective depuis sa validation parlementaire le 11 juillet dernier. Je rappelle qu’elle prévoit une taxation à hauteur de 3% de leur chiffre d’affaires réalisé en France. Il fallait apporter une réponse à la crise des gilets jaunes, faire la démonstration d’une certaine souveraineté fiscale, et passer outre les inerties de la Commission Européenne où cette taxe de 3% sur le chiffre d’affaires n’a pas pu être ratifiée du fait de l’opposition de certains Etats membres. Cette dimension politique n’est d’ailleurs en aucun cas voilée par nos dirigeants, Bruno Le Maire comme Emmanuel Macron ayant chacun à leur tour mentionné la valeur d’exemple que revêtait cette taxe symbolique.
Seront concernées les entreprises dont l’activité numérique mondiale pèse au moins 750 millions d’euros, dont au moins 25 sont réalisés en France. Les entreprises en question sont essentiellement présentes dans au moins un de ces 3 grands secteurs d’activité : publicité en ligne (Amazon, Facebook, Google, Criteo…), vente de biens (Amazon, Google, Ebay, Apple, Alibaba…) et intermédiaires de service (Booking, Expedia, Amadeus, Uber…).
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Cette taxe, rétroactive au 1er janvier 2019 devrait rapporter 400 millions d’euros pour cette année fiscale 2019.
Avant le G7 de Biarritz, le Président Trump pestait contre cette taxe GAFA et menaçait de taxer les importations de vins français en retour. Il n’en est plus question. Comment les Français sont-ils parvenus à apaiser la colère américaine?
Nous ne découvrons plus Donald Trump, ni son côté théâtral, ni sa propension à dégainer l’arme protectionniste sitôt que les intérêts américains lui paraissent menacés – ou pourraient le paraître à son électorat. N’oublions pas qu’il a été élu sur le principe « America First », ce qui le place invariablement en première ligne sur ces questions. Il se doit de répliquer avec force et symbolique, et quoi de plus symbolique que d’attaquer le vin français qui, outre d’avoir une valeur patrimoniale unique, s’exporte très bien aux Etats-Unis.
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Il faut néanmoins se garder de tout triomphalisme. Derrière l’unité franco-américaine retrouvée affichée à la fin du G7, de nombreuses zones d’ombre demeurent. Rappelons d’abord que les menaces de taxation du vin français ne sont pas définitivement écartées et ce, malgré la concession du Président Macron de rembourser les GAFA en cas de trop perçu. Rappelons également que l’engagement américain à œuvrer avec l’OCDE à la mise en place d’une taxation internationale des GAFA n’a pas été obtenu par la France, mais bien par l’OCDE… dès janvier 2019. Reste que l’action française a indéniablement permis d’accélérer le processus. Et ce n’est pas rien, tant le temps presse et les détails techniques à régler demeurent. Par exemple, quel proxy adopter pour territorialiser les revenus fiscaux : nombre de clients, de connexions ? Sur quel niveau de taxation s’accorder ? Faut-il des régimes d’exemption selon la nature de l’activité ? Les chantiers sont encore nombreux et les discussions s’annoncent vives.
Que pense Trump des GAFA ?
Le sentiment de Donald Trump vis-à-vis des GAFA est ambigu. D’un côté, il les considère à raison comme l’un des bras les plus visibles de la puissance et de l’influence extérieure américaine. De l’autre, il ne goûte guère leurs pratiques d’optimisation fiscale, fruit d’un business trop « hors sol » pour servir pleinement les intérêts américains. On se souvient d’ailleurs de plusieurs déclarations virulentes à l’encontre des pratiques d’Amazon… Nul doute que cette ambiguïté des sentiments de Donald Trump à l’égard des géants du numérique n’a pas desservi les intérêts français dans les négociations qui se sont tenues en marge du G7.
Pensez-vous qu’un jour des instances supranationales comme l’UE, le G7 ou l’OCDE voudront démanteler les GAFA ? Est-ce souhaitable, selon vous ?
Les autorités antitrust pourraient effectivement prononcer le démantèlement des GAFA. Cette possibilité est d’ailleurs dans l’air du temps, et parfois brandie de façon très opportuniste par certaines personnalités politiques telles qu’Elizabeth Warren qui brigue l’investiture démocrate aux prochaines élections présidentielles américaines.
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Si le démantèlement des GAFA est possible, tant sur le plan technique que juridique, il est loin d’être acquis. Observons qu’aux Etats-Unis, une telle disposition n’a plus été prononcée depuis… 1982 à l’encontre d’AT&T. Même Microsoft y a réchappé au début des années 2000. Certains y verront une volonté de préserver les intérêts des champions nationaux, d’autres l’extrême difficulté de justifier une telle décision sur le plan juridico-économique.
Car, si la question de la domination de ces géants ne se pose pas, en revanche les questions de l’éventuel abus de cette position dominante, de son irréversibilité et des effets économiques induits demeurent. Par exemple, il est difficile d’affirmer que l’activité de ces entreprises nuit aux consommateurs quand elles offrent leurs services gratuitement (en contrepartie de leurs données). Difficile également d’affirmer qu’Instagram aurait connu le même succès sans le soutien technique, financier et commercial de Facebook. Établir des scenarios contrefactuels montrant sans ambigüité que l’action des GAFA a eu pour effet d’entraver la concurrence et de freiner l’innovation au détriment des consommateurs et du bien-être général est une tâche des plus complexes.
A vous écouter, on ne démantelera pas ces « monstres »?
Les arguments contre un démantèlement ne manquent pas. La toute-puissance de Microsoft n’a pas empêché Google d’émerger, et même de le supplanter sur certains marchés, comme IBM n’avait pu entraver l’essor de Microsoft. Le jeu concurrentiel est sans cesse relancé au rythme des innovations de rupture et les positions ne sont jamais figées d’un cycle technologique à l’autre. De même, la concurrence aux GAFA existe. Elle est exercée indirectement par les géants chinois (les BATX, pour Baidu Alibaba Tencent Xiami) et… par les GAFA eux-mêmes ! Car après avoir « monopolisé » leurs marchés respectifs, ils cherchent des relais de croissance sur les marchés connexes, et finissent par empiéter sur le marché d’un autre GAFA. Google et Facebook ont longtemps dominé le secteur de la publicité digitale ? Ils sont désormais rejoints par un acteur de poids : Amazon ! Ce même Amazon qui conteste également le leadership de Microsoft dans le cloud.
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Reste que la domination des GAFA pose indubitablement la question de la limitation du pouvoir économique qu’ils peuvent exercer sur les différents marchés où ils opèrent. Parmi les pistes les plus prometteuses figure celle d’une régulation plus contraignante des données, ou encore celle d’une remise en cause du régime d’appropriation de la donnée par les seules entreprises dépositaires pour en faire bénéficier les tiers (individus, collectivités, concurrents). Une telle mesure pourrait avoir pour effet d’atténuer le pouvoir économique des GAFAM, d’abaisser les barrières à l’entrée pour les concurrents potentiels et de redistribuer la valeur créée non pas en fonction de la masse de données collectées et jalousement détenues, mais en fonction de la qualité des services que ces données en accès libres permettraient de générer.
Quand on est Français, a-t-on moyen d’échapper à la mainmise des géants du numérique ? Peut-on encore les stopper, ou faire demi-tour pour que leurs technologies et algorithmes ne déterminent pas complètement nos vies ? On achète ce que nous recommande Amazon, on lit les informations sélectionnées par Google Actualités ou Facebook, on trouve son amoureux sur les applications de rencontres… De plus, une entreprise désindexée du référencement Google peut faire faillite!
Spotify vous dit ce que vous écoutez, et Netflix, ce que vous regardez… Le phénomène que vous décrivez est en fait consubstantiel à l’économie de la donnée. C’est même l’une des principales promesses de valeur des entreprises que vous mentionnez : elles vous connaissent tellement bien (par l’analyse de vos données), qu’elles sont en mesure de vous offrir un service personnalisé et des recommandations ciblées. Cette connaissance leur permet d’investir plus judicieusement en amont et, pour certaines d’entre-elles, de faire commerce de vos données, le plus souvent auprès d’annonceurs (cherchant, eux aussi, à mieux adresser leurs cibles commerciales), mais parfois aussi auprès d’organismes poursuivant d’autres desseins ainsi que l’affaire Cambridge Analytica l’a montré.
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Au cœur de l’économie de la donnée se terre un mécanisme économique particulièrement puissant : les effets de réseau. Pour simplifier, la valeur d’usage d’un service numérique augmente avec le nombre d’utilisateurs. Ces effets de réseau peuvent être directs : plus vos amis utilisent Facebook, plus vous êtes vous-même incité à le faire ; indirects : plus il y a de transactions réalisées sur Amazon, plus il y a d’activité pour les sous-traitants logistiques ; ou croisés : plus il y a de clients Uber, plus la plateforme est attractive pour les chauffeurs, et inversement. Ces effets de réseau conduisent naturellement les marchés numériques à des situations de « winner takes all », ou plus justement d’oligopole, où une poignée d’acteurs se partagent les marchés. Ces effets de « lock-in » sont renforcés par la gratuité du service (pour certains utilisateurs) et la complémentarité technique avec tout un écosystème de produits et services tiers, susceptible de décourager les utilisateurs à changer de système au risque de renoncer à cette compatibilité.
Or, c’est justement là que le bât blesse. Nombre de marchés numériques aujourd’hui semblent moins contestables que jamais. Deux raisons principales à cela. La première est que si la qualité de service est proportionnelle à la quantité (et à la qualité de traitement) de données à la disposition, alors il est quasi illusoire d’espérer pouvoir les concurrencer sur ce terrain. La seconde tient à la fois à leur connaissance fine des marchés numériques et à leur colossale capacité d’investissement qui leur permettent respectivement de détecter très tôt les services alternatifs les plus prometteurs (ou dangereux pour leur business) et de les copier ou de les acquérir. Peu d’utilisateurs savent, par exemple, qu’Instagram et WhatsApp ont été rachetées par Facebook (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les autorités américaines leur ont très récemment intimé l’ordre de le signaler plus explicitement aux utilisateurs). Le recoupement de données utilisateurs entre services proposés, directement ou indirectement, par des acteurs de plus en plus diversifiés explique aussi pourquoi ils en savent autant sur nous.
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Cette situation confère à ces géants du digital un pouvoir de marché certain qui les place en position de price-makers, voire de gatekeepers : comment distribuer efficacement son application sans passer par App Store ou Play Store et se conformer aux conditions générales édictées par Apple et Google ? C’est ce pouvoir de marché qui explique, in fine, leurs performances économiques.
Ainsi, pour revenir à la question initiale, que ce soit pour les consommateurs ou pour les entreprises, il est très difficile de se passer de leurs services. D’une part, comme nous l’avons souligné, parce qu’ils sont performants et agrégateurs de trafic. D’autre part, parce que les services alternatifs ont toutes les peines du monde à faire connaître leurs offres et à atteindre la masse critique qui leur permettrait de proposer un service aussi efficace.
Je trouve ça un peu déprimant…
Reste qu’une concurrence locale existe toujours sur les marchés des GAFAM. En France, par exemple, Amazon est concurrencé par la Fnac ou par Cdiscount ; Deezer tient tête à Spotify ; Abritel (groupe HomeAway) survit à Airbnb… Cependant, les business models des challengers sont, au final, assez proches de ceux des GAFAM. Et rien ne dit que ces challengers auraient un comportement plus vertueux que ceux des GAFAM s’ils étaient eux-mêmes en position dominante.
Enfin, certaines entreprises tentent de proposer des offres dites de « privacy by design », c’est-à-dire qu’elles s’engagent à respecter scrupuleusement la vie privée de leurs utilisateurs. Le moteur de recherche français Qwant en est probablement l’exemple le plus emblématique. Ces offres alternatives, quand elles existent, peinent encore toutefois à se faire connaître du grand public. Je terminerais d’ailleurs cette réponse, bien trop longue j’en conviens, par renvoyer les utilisateurs face à leur responsabilité. Entre les différentes campagnes d’information, le règlement RGPD qui s’impose de façon très visible à tous les sites et services web, et les scandales de type Cambridge Analytica, les utilisateurs peuvent de moins en moins légitimement s’abriter sous le parapluie du « je ne savais pas » pour justifier leur utilisation de ces services. Pour le dire autrement, ils ressemblent de plus en plus à des victimes consentantes. Pour les autres, le seul moyen de réduire à néant l’emprise des GAFA sur leurs données, réside en la déconnexion.