Les Rencontres de Pétrarque

Penser le populisme

Et on peut se poser là une question : est-ce que le XXIe siècle n'est pas en train d'être l'âge des populismes comme le XXe siècle avait été celui des totalitarismes ?

IDÉES - la polis


par Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France et président de l'atelier intellectuel La République des idées


Ce texte est extrait de la "leçon inaugurale" qu'a prononcée Pierre Rosanvallon, lundi 18 juillet, à Montpellier, lors de l'ouverture des Rencontres de Pétrarque, organisées par France Culture et Le Monde dans le cadre du Festival de Radio France.
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Il y a deux mots qui se regardent aujourd'hui en chiens de faïence : celui de "peuple" et celui de "populisme". Il y a le paradoxe d'un terme négatif qui est dérivé de ce qui fonde positivement la vie démocratique. On exècre le populisme alors que l'on exalte le principe de la souveraineté du peuple. Que recèle ce paradoxe ?
Pour éclairer cette question, il faut partir du principe que le peuple est effectivement le principe actif du régime démocratique, mais que c'est une puissance indéterminée. Il y a en effet un écart entre l'évidence d'un principe, la souveraineté du peuple, et le caractère problématique de ce peuple comme sujet.
Caractère problématique en second lieu des institutions et des procédures pour exprimer le peuple. Le système représentatif existe-t-il parce que la représentation directe est impossible dans une grande société ? Ou parce que le système représentatif a des vertus propres par l'obligation qu'il entraîne de délibérer, de s'expliquer en public ? Tout cela n'a jamais été véritablement résolu.
Il faut donc partir de cette double indétermination pour comprendre ces rapports équivoques entre la référence positive au peuple et l'emploi suspicieux de la notion de populisme.
La troisième indétermination concerne le fait que le peuple n'est pas simplement un principe commandant, mais qu'il est aussi substance et forme sociale de la démocratie. Il est la figure du commun, la forme d'une société des égaux. Aujourd'hui, nous pouvons dire que le peuple est en crise. Il y a une crise particulière de la représentation. Et d'un autre côté, la société ne fait plus corps, elle est disloquée par les inégalités.
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Dans une première approximation, on pourrait dire du populisme ce que Marx disait de la religion. Qu'il est à la fois le symptôme d'une détresse réelle et l'expression d'une illusion. Il est le point de rencontre entre un désenchantement politique, tenant à la mal-représentation, aux dysfonctionnements du régime démocratique, et la non-résolution de la question sociale d'aujourd'hui.
Le populisme est une forme de réponse simplificatrice et perverse à ces difficultés. C'est pour cela qu'on ne peut pas seulement l'appréhender comme un "style" politique, comme certains le disent, en le réduisant à sa dimension démagogique.
Comprendre le populisme, c'est mieux comprendre la démocratie avec ses risques de détournement, de confiscation, ses ambiguïtés, son inachèvement aussi. Ne pas se contenter donc d'un rejet pavlovien et automatique pour faire du mot "populisme" un épouvantail qui ne serait pas pensé. La question du populisme est en effet interne à celle de la démocratie.
Et on peut se poser là une question : est-ce que le XXIe siècle n'est pas en train d'être l'âge des populismes comme le XXe siècle avait été celui des totalitarismes ? Est-ce que ça n'est pas la nouvelle pathologie historique de la démocratie qui est en train de se mettre en place ? Avec aussi le danger d'utiliser une notion aux contours pareillement flous.
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Le populisme présente quelques traits saillants. On peut d'abord dire que la doctrine de l'ensemble des partis concernés repose sur une triple simplification. Une simplification politique et sociologique : considérer le peuple comme un sujet évident, qui est défini simplement par la différence avec les élites. Comme si le peuple était la partie "saine" et unifiée d'une société qui ferait naturellement bloc dès lors que l'on aurait donné congé aux élites cosmopolites et aux oligarchies. Nous vivons certes dans des sociétés qui sont marquées par des inégalités croissantes. Mais l'existence d'une oligarchie, le fait de la sécession des riches ne suffisent pas à faire du peuple une masse unie.
Autre simplification : considérer que le système représentatif et la démocratie en général sont structurellement corrompus par les politiciens, et que la seule forme réelle de démocratie serait l'appel au peuple, c'est-à-dire le référendum.
Troisième simplification - et elle n'est pas la moindre -, c'est une simplification dans la conception du lien social. C'est de considérer que ce qui fait la cohésion d'une société, c'est son identité et non pas la qualité interne des rapports sociaux. Une identité qui est toujours définie négativement. A partir d'une stigmatisation de ceux qu'il faut rejeter : les immigrés ou l'islam.
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Si l'on estime que le populisme est fondé sur cette triple simplification, surmonter la dérive populiste consiste à réfléchir à la façon de mieux accomplir la démocratie. Nul ne peut prétendre combattre ou stopper le populisme en se contentant de défendre la démocratie telle qu'elle existe aujourd'hui. Pour critiquer le populisme, il est nécessaire d'avoir un projet de réinvention et de reconstruction de cette démocratie. Dans quelle direction ? J'en donne rapidement quelques éléments.
Tout d'abord, partir du principe que, au lieu de simplifier la démocratie, il faut la compliquer pour l'accomplir. Parce que le peuple, nul ne peut prétendre le posséder, nul ne peut prétendre être son unique haut-parleur. Car il n'existe que sous des espèces et des manifestations partielles. Il existe d'abord un peuple arithmétique : le peuple électoral. C'est le peuple qui est le plus fondamental, car tout le monde peut prétendre faire parler le peuple en disant "la société pense que", "le peuple pense que", mais personne ne peut dire que 51 est inférieur à 49.
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Il y a pour cela une espèce d'évidence de ce peuple arithmétique. Il est le "pouvoir du dernier mot". Mais le problème est que la définition du peuple ou de l'intérêt général doit englober l'immense majorité de la société et pas simplement sa majorité. C'est pour cela qu'il faut faire appel à d'autres figures. Lesquelles ?
D'abord celle du peuple social, qui s'exprime à travers des revendications liées à des conflits, prend la forme de communautés d'épreuves, se lie à des morceaux d'histoire vécus en commun. Cela peut être aussi celle de cette opinion indistincte et confuse qui, aujourd'hui, existe à travers Internet (car Internet n'est pas un média, mais une forme sociale, sorte de matérialité directe, mouvante). Sa voix doit être entendue.

Il y a encore un troisième peuple qui joue un rôle essentiel : le peuple-principe. C'est le peuple qui est défini par ce qui fait les fondements de la vie commune. Ce qui représente ce peuple, c'est alors le droit, les règles fondatrices du contrat social, c'est la Constitution. Il y a enfin un quatrième type de peuple, que l'on pourrait appeler le "peuple aléatoire". Dans certains cas, il est tellement difficile de le figurer que l'on utilise le tirage au sort, façon de présupposer qu'il est constitué par une équivalence radicale.
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L'important est de donner leur place à ces différents peuples : le peuple électoral-arithmétique, le peuple social, le peuple-principe et le peuple aléatoire. Car le peuple est toujours approché. Pour le faire parler, il faut donc multiplier les voix, décliner ses modes d'expression. Il n'y a que dans des circonstances exceptionnelles qu'un peuple parle d'une seule voix ; sinon il faut qu'il y ait polyphonie.
D'un autre côté, il faut démultiplier la souveraineté. Il n'y a pas, là non plus, une façon unique d'exprimer la volonté générale. L'expression électorale n'est d'abord qu'intermittente. Et il y a une demande de démocratie permanente. Mais cela ne peut prendre la forme d'une démocratie presse-bouton, même s'il y en aurait aujourd'hui techniquement la possibilité. Car la démocratie n'est pas simplement un régime de la décision. Elle est un régime de la volonté générale, ce qui se construit dans l'histoire. Cela implique notamment le fait que l'on soumette les gouvernants à une surveillance accrue, à des redditions de comptes plus fréquentes, à des formes de contrôle. Le citoyen ne peut pas espérer être derrière chaque décision, mais il peut participer d'une puissance collective de surveillance, d'évaluation.
Compliquer la démocratie, c'est enfin une troisième chose essentielle : trouver les moyens de produire un commun qui fasse sens ; produire une société qui ne soit pas une simple collection d'individus. Aujourd'hui, c'est un des problèmes essentiels auxquels nous sommes confrontés.
La démocratie doit beaucoup plus résolument se définir comme mode de production d'une vie commune. Vie commune qui n'est pas simplement celle des grands moments solennels de l'effervescence électorale ou festive, mais qui est constituée du commun quotidien, de ce qui fait qu'une société démocratique se définit par le fait d'une confiance commune, d'une redistribution acceptée, du fait que l'on partage des espaces publics.
Nous sommes à un moment où il nous faut également redéfinir et enrichir la vie de la démocratie à travers une démocratie plus interactive, et non pas simplement une démocratie d'autorisation, mais où il nous faut aussi redéfinir le contrat social. Cette dimension, c'est celle d'une démocratie qui se conçoit à partir de ce qui était au coeur des révolutions américaine et française : la recherche d'une société plus égale.
C'est cette tâche qui, me semble-t-il, est devant nous aujourd'hui. Si nous reconstruisons ce commun, si nous essayons de mieux approfondir l'idée démocratique, alors la question du populisme pourra trouver une forme de réponse qui ne sera pas simplement celle d'un rejet inquiet, mais celle d'une vie démocratique élargie et approfondie.

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Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France et président de l'atelier intellectuel La République des idées





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