L’incertitude et la peur sont des terreaux fertiles pour l’imagination. Face à la crise, les théories du complot et les fausses nouvelles abondent sur la Toile. Et leur popularité augmente en flèche. Faut-il s’inquiéter d’une pandémie d’infos toxiques ?
Un complot contre Donald Trump ?
La droite identitaire est présentement en sourdine sur le web. Mais une petite armée de théoriciens du complot, qui voient dans la pandémie de la COVID-19 l’ultime tentative de « l’establishment mondialiste » pour faire chuter Donald Trump, a pris le contrôle du porte-voix. Leur popularité explose.
« L’Organisation mondiale de la santé [OMS] vient de condamner l’utilisation de la chroloquine. Ils ne veulent pas que leur plan s’effondre, les salopards, parce que Trump vient de leur damer le pion », lance Alexis Cossette-Trudel à sa caméra web.
Son webjournal de 57 minutes, mis en ligne le 25 mars sur YouTube, a été visionné par plus de 70 000 personnes en 24 heures. Certaines de ses autres vidéos sur le coronavirus, dans lesquelles il qualifie Sophie Trudeau d’« agente » du financier milliardaire George Soros et le Dr Anthony Fauci, directeur de l’Institut national des allergies et des maladies infectieuses des États-Unis, de « taupe » et d’« adorateur » d’Hillary Clinton, ont récolté plus de 180 000 vues depuis le début de la crise.
L’auditoire de ce vlogueur, qui exprime aussi ses opinions dans des émissions diffusées en direct sur Facebook et Twitter, est en ces temps de crise cinq fois plus élevé que la moyenne des 36 000 visionnements que son canal « Radio-Québec » récoltait en moyenne depuis trois mois. Beaucoup de ses auditeurs sont européens.
La thèse de M. Cossette-Trudel : la pandémie, orchestrée de longue date par l’élite médicale, « a toujours été le plan C des mondialistes » pour faire tomber Trump. Les médias exagèrent gravement la mortalité du coronavirus par rapport à celle de la grippe pour créer un état de panique et faire tomber l’économie. Mais Donald Trump a « damé le pion » en révélant l’existence du remède miraculeux. « Pour que leur pandémie fonctionne et que ça soit un crash de la civilisation occidentale anti-Trump, il ne faut pas qu’il y ait de médicament comme la chloroquine », martèle le vlogueur, qui croit fermement que l’OMS et les médias font tout pour empêcher les médecins d’utiliser le médicament.
Il prédit aussi que l’internet sera coupé afin de faire taire les médias alternatifs comme le sien, parce qu’ils « exposent littéralement le narratif officiel ».
M. Cossette-Trudel a refusé de nous accorder une entrevue téléphonique sans que nous lui fournissions les questions par écrit à l’avance, ce que nous avons refusé. « Le cas du traitement de Donald Trump demeurera pour les décennies à venir un cas d’école de manipulation de l’information et de militarisation des médias traditionnels afin de faire obstacle à un agenda politique », a-t-il dit dans un échange avec La Presse. « Je condamne pour ma part toute forme de violence et promeus la transformation sociale, non pas par le militantisme violent, mais par l’information, le débat et la prise de conscience. »
Des boucs émissaires
Pour l’anthropologue Ève Dubé, spécialiste des maladies infectieuses à l’Université Laval qui s’intéresse aux mouvements anti-vaccination, cette trame narrative n’est qu’une variante d’un discours datant des premières campagnes étatiques de vaccination. « À l’époque de la variole, à la fin des années 1800, les Canadiens français refusaient la vaccination parce qu’ils croyaient que c’était une stratégie des Anglais pour mieux les contrôler », dit-elle.
Dans toute grande épidémie, les gens ont cherché des boucs émissaires. Avant, ils imprimaient des pamphlets ou organisaient des assemblées publiques dans des sous-sols d’église pour se faire entendre. Aujourd’hui, avec l’internet, c’est beaucoup plus facile.
Ève Dubé
Fils des ex-felquistes Jacques Cossette-Trudel et Louise Lanctôt, titulaire d’un doctorat en science religieuse et ancien président du Comité national des jeunes du Parti québécois, Alexis Cossette-Trudel est la tête d’affiche québécoise d’un écosystème de médias alternatifs qui propagent allègrement des thèses conspirationnistes.
André Pitre, alias « Stu Pitt », invite régulièrement M. Cossette-Trudel pour parler de ces thèses sur sa chaîne Youtube Le Stu-Dio. Il a fait une émission spéciale cette semaine, écoutée par 50 000 personnes, au sujet « QAnon », ce mouvement associé la droite alternative américaine qui se targue d’avoir mis au jour un prétendu « scandale pédo-satannique » orchestré par le parti démocrate américain et Bill Clinton. M. Cossette-Trudel, faisant référence à l’arrivée du navire-hôpital USNS Comfort à New York, y a affirmé que Donald Trump se sert de la crise pour « assainir le marais » et obtenir des pouvoirs qui lui permettront d’« effectuer des arrestations, d’où l’importance d’avoir des bateaux militaires pour ramener du monde vers Guantanamo. »
M. Pitre a accepté de nous accorder une entrevue uniquement si elle se déroulait en direct dans ses studios et était diffusée intégralement sur ses plateformes. Nous avons refusé.
L’ex-syndicaliste Ken Pereira, témoin-vedette de la Commission Charbonneau, participe occasionnellement à certaines wediffusions de Stu Pitt, dans le cadre d’une émission appelé Complot inc. Il affirme que ses participations ont un « deuxième degré » et il se distancie de certains propos qui sont tenus sur ces canaux. « QAnon, c’est un culte comme celui de Raël. C’est de la scientologie. Les auditeurs qui pensent le virus a été mis sur la terre pour nuire à Donald Trump, c’est dangereux pour la société », commente-t-il.
Le chercheur Benjamin Ducol, directeur scientifique au Centre de la prévention de la radicalisation menant à la violence, y voit un énième « recyclage de la théorie du Deep State, cet état profond qui contrôlerait tout, qu’on a adaptée au goût du jour ». « Toute théorie du complot part de faits qui sont réels. Mais c’est comme dans Le Code Da Vinci : Tu prends plein d’éléments factuels hétéroclites, tu relies tout ça, et même si c’est boiteux, ça marche. Ça donne des réponses simples à des problèmes complexes », dit-il.
« C’est profondément humain. C’est rassurant de se dire qu’il y a une explication cachée à tout ça », croit Ève Dubé.
Les canaux « identitaires » en sourdine
Pendant que ces porte-parole conspirationnistes cartonnent, les canaux plus « identitaires » qui avaient gagné en popularité pendant la crise des migrants du printemps 2017, sont plutôt en sourdine. « Je suis étonné de la tranquillité relative de certains groupes plus à l’extrême droite. On se serait attendus à plus de discours et à plus de contenu produits de leur part », commente Benjamin Ducol.
La page Facebook de La Meute, à titre d’exemple, partage depuis le début de la crise des contenus de médias grand public, avec des commentaires élogieux à l’égard du personnel de la santé. Justin Trudeau en prend pour son rhume, mais les propos sont loin d’être incendiaires.
« Le Québec et le gouvernement Legault ont montré énormément de leadership dans cette crise, et ça transcende les allégeances politiques », note le politologue Vivek Venkatesh, codirecteur de la Chaire de l’UNESCO sur la radicalisation et l’extrémisme violent.
La plupart des gens suivent le rang, parce que le message est transparent. Il y a très peu de place pour une distorsion des faits.
Vivek Venkatesh
C’est peut-être ce qui explique, selon M. Venkatesh, la montée en popularité des blogueurs conspirationnistes. « Ces gens tapent sur des informations qu’on ne peut ni prouver ni démentir. Si on parle de morts, ils veulent voir les corps. S’il n’y a pas de corps, ils n’y croient pas. C’est facile de créer une théorie du complot quand tu ne peux pas prouver le contraire. »
Faut-il y voir un danger ? Alexis Cossette-Trudel implorait il y a deux semaines ses auditeurs d’« arrêter de [se] soumettre et de regarder ce que [leurs] voisins font. Moi je ne fonctionne pas comme ça ». Mais dans une capsule précédente, il commençait d’emblée sa présentation en disant qu’il n’est pas médecin : « Il faut écouter l’avis des médecins en ce qui concerne le coronavirus pour éviter de se faire censurer », disait-il.
Loin d’Alex Jones
Son propos reste à des années-lumière de celui d’Alex Jones, la superstar conspirationniste américaine à la tête du site InfoWars, qui fait intervenir à son émission web des médecins qui mettent en doute les mesures de distanciation. « Tout cela est un lock-down des mondialistes afin que le gouvernement ait l’air d’un héros et que les grandes compagnies technologiques puissent nous inoculer de force un vaccin. Tout cela est une affaire de tyrannie médicale », affirmait le bouillant animateur cette semaine.
À chaque segment d’émission, Jones invitait ses auditeurs à se prémunir du virus en prenant des extraits de zinc, vendus par le site d’InfoWars sous la marque « The Real Red Pill » à 40 $ US pour 120 capsules de 7 mg (plus de 10 fois le prix des pharmacies pour une concentration équivalente). « C’est la meilleure façon de préparer votre corps à affronter ce virus », assurait-il.
« Alex Jones croit en partie ce qu’il dit, pense Benjamin Ducol, mais à la fin, ces gens-là le font aussi parce que ça rapporte beaucoup de fric. »
La bonne nouvelle : « Nous croyons que ces gens prêchent uniquement à des convertis », avance Ève Dubé. C’est du moins une des hypothèses qu’elle tentera de confirmer au cours des prochaines semaines, dans le cadre d’une analyse du discours en ligne sur la COVID-19, visant à comprendre les mécanismes d’adoption et de rejet des recommandations de santé publique.
Un contexte explosif
L’isolement. L’angoisse. L’inconnu. Les ingrédients pour que les fausses nouvelles deviennent virales sont plus que jamais réunis.
Personne ne sait de quoi seront faits les prochains jours et les prochaines semaines. Certaines personnes se demandent si l’aide financière promise par le gouvernement sera suffisante pour joindre les deux bouts. D’autres ont peur que les mesures de confinement deviennent plus sévères, relate le psychologue Pierre Faubert.
Dans ce contexte, les internautes risquent de croire plus facilement certaines fausses nouvelles sur la COVID-19, estime ce psychologue spécialisé dans la gestion de crise. « C’est comme quelqu’un qui se noie. Vous lui envoyez un spaghetti et il va s’y agripper. Cet inconnu nous fait peur », dit-il au téléphone.
N’importe quelle crise exacerbe le caractère des gens, précise M. Faubert. « Si on est anxieux, on va devenir plus anxieux. Si on est déprimé, on va devenir plus déprimé. Si on est courageux, on va devenir plus courageux, et ainsi de suite. »
Si vous êtes un peu vulnérable aux fausses informations, vous allez le devenir plus en ce temps de crise.
Pierre Faubert
La Dre Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, abonde dans le même sens : la vulnérabilité nous rend plus réceptifs aux fausses nouvelles à divers degrés, selon les individus.
« Tout le monde vit de l’anxiété en ce moment […] et le fait d’être anxieux augmente notre vulnérabilité. Mais tout le monde n’est pas anxieux au point de s’accrocher à n’importe quelle nouvelle et de ne plus différencier le vrai du faux », tempère-t-elle.
Dans le contexte actuel, tous n’ont pas les mêmes ressources pour faire face à l’anxiété, précise Christine Grou.
« La maman et le papa qui viennent de perdre leur emploi, qui sont dans un 4 ½ avec trois enfants en bas âge, ils sont assurément plus anxieux que la personne en télétravail, dans un grand espace, et qui continue à recevoir un salaire. »
Du jamais-vu
Les Décrypteurs, un site internet et une émission de télévision à Radio-Canada, font partie de l’International Fact-Checking Network, un regroupement de plus de 70 médias qui débusquent les fausses nouvelles qui circulent sur les réseaux sociaux.
La désinformation à l’ère de la COVID-19, c’est du jamais-vu, affirme Jeff Yates, l’un des trois animateurs de l’émission. Son équipe est submergée par un flot de messages d’internautes leur demandant de vérifier telle ou telle nouvelle.
« On fait un triage comme aux urgences. On s’attarde aux nouvelles qui nous sont le plus souvent partagées, celles qui sont les plus virales ou celles qui ont le plus grand risque de semer la panique », explique-t-il.
Outre la quantité de courriels qu’ils ont reçus, les membres de l’équipe remarquent que plusieurs internautes ont perdu leurs repères. Ils ne savent plus quelles sources d’information croire. « Il y a un gros problème d’anxiété généralisée sur les réseaux sociaux », dit M. Yates.
Même si de fausses nouvelles circulent abondamment sur les réseaux sociaux, Jean-Hugues Roy, professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal, croit pour sa part que les gens ont besoin plus que jamais de se sentir informés... bien informés, même.
« J’ai l’impression que l’on redécouvre les bienfaits de l’information de qualité dans une crise comme celle-ci. Au Devoir, ils ont eu un petit rebond de leurs abonnements. À Radio-Canada, les cotes d’écoute ont beaucoup augmenté », dit-il. La Presse connaît aussi une hausse marquée de son lectorat, qui est passé de 1 million de lecteurs par jour avant la crise à 2,1 millions en moyenne depuis le 12 mars.
« C’est un signe que l’information de qualité est aussi reconnue. »
Quand le faux prolifère…
Ces nouvelles, qui ont l’air vraies, ont été partagées des milliers de fois sur les réseaux sociaux. Pourtant, elles ont été inventées, truquées ou modifiées.
L’armée au Québec
Une vidéo montrant des véhicules militaires sur un train a abondamment circulé sur les réseaux sociaux, récemment. Des internautes québécois qui ont diffusé les images ont supposé que l’armée était sur le point d’être appelée en renfort pour faire respecter un confinement plus sévère dans la province. Il s’agit bel et bien d’une vidéo tournée dans la région de Montréal, en mars, mais ce n’est pas du tout parce que des soldats s’apprêtent à débarquer au Québec. « Il s’agit simplement d’équipement rapporté à une base militaire après l’annulation de manœuvres en Alberta », explique Jeff Yates, des Décrypteurs.
De la COVID-19 dans du papier de toilette
Pendant la folle ruée vers le papier de toilette, le site Now8News a publié un article affirmant que les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, qui forment une agence fédérale américaine, avaient trouvé de la COVID-19 dans des rouleaux de papier hygiénique. L’article a été relayé des milliers de fois ; pourtant, il était faux. Ce site de fausses nouvelles est rendu maître dans la création de canulars comme : « un test d’ADN révèle qu’un facteur a 1300 enfants illégitimes », « une grand-mère mange le nouveau-né de sa fille après avoir fumé des sels de bain » et « un employé de McDonald’s admet avoir éjaculé dans des Big Mac ». Pour la crédibilité, on repassera.
Prix de l’essence modifié
La pandémie de la COVID-19 a provoqué une baisse des prix de l’essence. Malgré tout, certains internautes se sont amusés à truquer des photos et à faire croire que les prix étaient encore plus faibles qu’en réalité. « Vu à Granby ce matin. Wow retour vers le futur 1980 », a écrit l’internaute à l’origine d’une photo d’une enseigne Ultramar affichant faussement le prix de l’essence à 41,9 cents/litre. La publication a été retransmise près de 8000 fois et a récolté 700 commentaires. Heureusement, plusieurs internautes ont aussi dénoncé le trucage.
Des dauphins à Venise
En l’absence de gondoles et de bateaux dans les canaux de Venise, certains internautes se sont réjouis de voir des images de cygnes et de dauphins dans les eaux de la ville italienne. Or, comme le rapportait le National Geographic cette semaine, les photos et vidéos sont vraies, mais elles n’ont pas été prises à Venise. Les images de cygnes ont été saisies dans les canaux de Burano, petite île de la grande région métropolitaine de Venise. Et la vidéo de dauphins, elle a été filmée dans un port de Sardaigne, en Méditerranée, à des centaines de kilomètres de la Cité des Doges.