Un groupe pro-vie compromet les projets de l’organisme Développement et Paix.
Photo : Agence Reuters Darrin Zammit Lupile
Une nouvelle attaque d'un groupe pro-vie contre Développement et Paix (D&P), l'organisme de solidarité internationale des évêques du pays, vient de raviver un grave malaise au sein de l'épiscopat. L'enjeu allégué: l'avortement. Les fonds de plusieurs projets en Amérique latine risquant d'être supprimés, des militants de D&P au Québec ont même demandé aux évêques québécois de faire échec à cette poussée d'une droite religieuse à l'américaine.
À l'occasion du «Carême de partage» de D&P pour 2009, LifeSiteNews avait accusé l'organisme de financer des groupes prônant l'avortement au Mexique et même incité les évêques d'ici à retenir les dons des fidèles (Le Devoir, 20 avril 2009). Deux évêques ayant été alors désignés pour faire enquête, l'accusation n'aura pas été retenue; on rappela néanmoins à D&P qu'il lui fallait suivre l'enseignement de l'Église.
Cette année, [LifeSiteNews->26255] est revenu à la charge, avec plus de succès. Un conférencier invité par D&P, le jésuite Luis Arriaga, directeur d'un centre d'aide à Mexico, a été exclu de la campagne. Dans le diocèse d'Alexandria-Cornwall, l'annulation a été faite par le directeur général de D&P, Michael Casey; et dans celui d'Ottawa, par l'archevêque Terrence Prendergast, en consultation avec Casey et avec la collaboration du secrétaire de l'épiscopat.
Une telle décision, confirme un communiqué officiel, «découle des allégations portant sur le Centre Prodh et le père Arriaga» Ces allégations avaient, semble-t-il, suscité des «prières de protestation». La Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC), l'archidiocèse d'Ottawa et D&P ont demandé «des clarifications à l'archidiocèse de Mexico». Et le comité permanent de la CECC sur D&P se penchera prochainement sur «les questions qui ont été soulevées».
Mais parmi les responsables des projets de D&P en Amérique latine, l'annulation a été vue comme un «affront» sans précédent. À vrai dire, un malaise mine depuis longtemps cette organisation. Des évêques, surtout du secteur anglophone, sont en désaccord avec sa mission. Et certains d'entre eux ne détesteraient pas en divertir les fonds à d'autres fins. Un lobby pro-vie a beau jeu, dans ce contexte, de décrier les projets appuyés par D&P, notamment dans le domaine de la santé des femmes.
Ainsi, lors d'une visite en Bolivie, où ils ont rencontré plus de 200 membres de 21 centres de femmes — des femmes affectées par la pauvreté et la violence familiale, et souvent seules à élever leurs enfants — , des membres du Comité de solidarité de Trois-Rivières ont été choqués d'apprendre qu'elles ne pourraient plus recevoir d'aide financière de D&P à moins d'obtenir une lettre de recommandation d'un évêque bolivien.
Pourtant, rapportent ces observateurs, nombre de prêtres, de congrégations religieuses et d'institutions qui collaborent avec ces femmes en ont toujours recommandé le travail, jugé «excellent et digne». «Serait-ce que seule une parole épiscopale est crédible auprès des évêques canadiens?»
En Haïti, une maison des femmes de Port-au-Prince, Kay Fanm, soutenue par D&P, se fera supprimer l'aide qu'elle recevait depuis vingt ans. Son centre s'est effondré lors du séisme de 2010, Magalie Marcelin, la fondatrice, a été alors tuée, et la directrice, Yolette Jeanty, est aux prises avec l'augmentation des viols de fillettes (elle en abrite une trentaine sous une tente dans sa cour). À Trois-Rivières, cette suppression de fonds a scandalisé.
Un des membres du comité, Claude Lacaille, un «prêtre des missions étrangères», constate que «les femmes croyantes sont heurtées de voir que les autorités de l'Église ne respectent pas leur dignité en faisant peser sur elles de telles rumeurs et en ne leur faisant pas confiance». Cela sème le désarroi aussi dans l'équipe de D&P qui travaille avec ces groupes. De quoi confirmer l'image, «pas forcément fausse», que les femmes sont discriminées dans l'Église catholique.
Jugeant «insupportable et scandaleux» un mouvement comme LifeSiteNews, Claude Lacaille, un ancien des favelas d'Amérique du Sud, a récemment invité les évêques du Québec à «élever le ton» à la Conférence des évêques du Canada. À y prendre la défense de D&P. Et surtout, «la défense des personnes qui ont opté pour les plus petits». À en juger par les confidences de quelques membres de l'épiscopat, la tâche ne sera pas facile.
D'aucuns, en effet, ont sondé leurs collègues évêques, pour constater, non sans regret et découragement, que parfois les positions à la CECC sont non seulement «radicales», mais «bien arrêtées», voire «incrustées» à propos de Développement et Paix. Des déclarations publiques, peut-on croire, durciraient les choses au risque de diviser les évêques encore plus. Il faudra donc attendre l'assemblée générale des évêques du Canada, l'automne prochain, pour voir, selon le mot d'un d'entre eux, «si quelque chose peut bouger».
La situation de D&P et de ses partenaires du tiers monde est d'autant plus inquiétante qu'une partie des fonds consacrés aux projets viennent de l'Agence canadienne de développement international. Au gouvernement aussi, les mêmes forces intégristes sont à l'oeuvre, s'infiltrant dans les lieux de pouvoir et s'employant à couper les vivres aux groupes qu'elles trouvent néfastes.
Dans le cas d'oeuvres d'inspiration protestante, quand l'actuel cabinet conservateur a entrepris de supprimer les fonds, la contestation a été forte, directe et publique. Par contre, en milieu catholique, quand c'est dans l'Église elle-même que les fonds sont supprimés, le plus souvent les désaccords seront étouffés, et les membres des organisations, méprisés.
Mais peut-être là aussi, à l'exemple du tiers monde ces jours-ci, peut-être ce pouvoir immuable entendra-t-il bientôt le dernier cri de la dignité: «Dégage!»
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redaction@ledevoir.com
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
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