Natacha Polony : « Islamisme, le débat confisqué »

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Un débat qui s'impose au Québec également

Après les enfants d’Ozar Hatorah, le massacre de Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher, le Bataclan, Nice, après le père Hamel ou le couple de policiers égorgés sous les yeux de leur petit garçon, rien ne serait pire que de voir le débat sur l’islamisme se résumer à des invectives de personnages en majesté, mâchoire de fer ou moustache crispée. C’est pourtant bien l’exploit d’Edwy Plenel, en accolant le nom de Manuel Valls à celui de Charlie Hebdo dans une réponse ahurissante à la une ironique qui l’égratignait, que d’avoir détourné cette confrontation nécessaire pour en faire un combat de coqs dont désormais les citoyens risquent de se détourner avec dégoût et lassitude.



L’influence que Tariq Ramadan a acquise sur les jeunes musulmans en France, leur affirmant qu’ils sont victimes d’un racisme d’État, a des conséquences tragiques, et que nous payons tous



Et pourtant, qu’y a-t-il pour nous de plus essentiel que de tenter de comprendre comment le milieu médiatico-politique a pu, pendant des années, offrir une tribune à un homme dont tout le discours consistait à inciter les musulmans, non pas à investir leur rôle de citoyen, mais à s’imposer en tant que musulmans, en contradiction absolue avec l’universalisme laïque de la République française ?


La justice décidera de la culpabilité ou de l’innocence de Tariq Ramadan pour les accusations de viol, mais la preuve est faite, à tout le moins, qu’il est un Tartuffe. Or l’influence qu’il a acquise sur les jeunes musulmans en France, leur affirmant qu’ils sont victimes d’un racisme d’État, leur expliquant qu’ils n’ont pas à s’intégrer, leur présentant Mohamed Merah comme la « victime d’un système qui l’avait déjà condamné », a des conséquences tragiques, et que nous payons tous.


Ceux, donc, qui l’ont présenté comme un modéré, qui ont accepté de discuter avec lui devant un public séparant hommes et femmes, qui ont osé fustiger avec lui les dessinateurs deCharlie, avant même qu’ils ne fussent en terre, sur le thème « L’humour ne justifie pas la haine », ceux-là ont contribué à fracturer un peu plus la société française, à faire croire que l’on ne saurait être musulman et accepter la tradition française de l’humour anticlérical, que l’on ne saurait être musulman et accepter que ceux qui ne le sont pas ne se plient pas aux dogmes et aux interdits touchant au Prophète, que l’on ne saurait être musulman et ne pas l’afficher dans l’espace public, le brandir comme un étendard.



Un tel naufrage nous appelle à la responsabilité. Responsabilité de rappeler qui meurt aujourd’hui, en France, pour ses idées ou pour ce qu’il est. Responsabilité de ne jamais essentialiser des individus en les assignant à leurs origines et leurs croyances



Edwy Plenel porte une responsabilité immense. Et il saisit l’occasion d’un dessin grinçant, d’une mauvaise foi assumée, pour se parer de l’aura des résistants, pour enrôler 150 personnalités qui n’avaient rien de mieux à faire, la semaine où des menaces de mort contre Charlie Hebdo et des délires antisémites et complotistes couvrent la Toile en défense du Tartuffe démasqué, que de dénoncer une « campagne de délation », « diffamatoire », « haineuse », contre « le journal symbole d’une presse libre, indépendante du pouvoir »(Mediapart, donc, et non Charlie Hebdo, qui a payé le prix de la liberté), pour affirmer, enfin, que Charlie participerait à une « guerre » contre « tous les musulmans ». Guerre menée par Valls et l’extrême droite.


Et voilà bien la perversité de cette réponse, qui permet de ne jamais répondre sur le fond, sur la formidable manipulation qui consiste à instrumentaliser les «musulmans» pour dire sa détestation du modèle républicain français, quitte à gommer toute différence entre « musulmans » et « islamiste ». Mais, ce faisant, Plenel dit bien que Charlie Hebdo mènerait une guerre. Les frères Kouachi, finalement, n’auraient fait que répondre. Que Riss, au nom de la rédaction de Charlie, écrive : « Cette phrase, nous ne la pardonnerons jamais » est plus que compréhensible, c’est légitime.


Mais la ruse fonctionne. Valls est nommé, il répond. Sur le fond, sur sa défense de la laïcité, il est irréprochable, mais peut-on réduire l’homme qui a incarné le « tournant libéral » trahissant les promesses de campagne de François Hollande, l’homme qui a trahi sa propre promesse de respecter le résultat de la primaire de gauche, à sa seule défense de la laïcité ? Et, dans ce contexte tragique, un homme politique peut-il répondre par des mots – « je veux qu’ils rendent gorge » – qui intensifient encore la violence et personnalisent ce qui relève de la défense du bien commun ?


Un tel naufrage nous appelle à la responsabilité. Responsabilité de rappeler qui meurt aujourd’hui, en France, pour ses idées ou pour ce qu’il est. Responsabilité de ne jamais essentialiser des individus en les assignant à leurs origines et leurs croyances. Responsabilité de donner la parole aux penseurs d’un islam réformé, défenseurs d’une séparation entre théologique et politique. Responsabilité, de la part des représentants du culte musulman, de dire si oui ou non ils estiment qu’il y aurait en France une guerre contre les musulmans. Responsabilité, de la part des politiques, de parler calmement mais clairement. Responsabilité, de la part des citoyens, de quelque confession ou origine que ce soit, de prendre part à ce débat démocratique pour définir ce qui nous unit, nos valeurs, notre identité, et ce qui n’est pas négociable pour nous.